3107-La sociologie d'Edgar Morin - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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3107-La sociologie d’Edgar Morin

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9 DÉCEMBRE Sur KTO hier, belles images de la fête de l’Immaculée Conception à Rome, à Lourdes et à Lyon. Lyon, quelle ville magnifique et qui s’est métamorphosée si j’en crois les témoignages et mes propres souvenirs, même fugitifs. Étienne Fouilloux, dans son essai sur le Père Varillon, rappelle qu’il y a quelques décennies, c’était une ville noire et sombre alors qu’elle nous apparaît lumineuse aujourd’hui. De jour, avec le soleil, la nuit avec les éclairages, elle est tout aussi superbe… Et puis, quels souvenirs depuis la capitale des Gaules jusqu’à nos jours… Le 8 décembre, c’est sa fête. Je ne suis pas étonné que notre ami le cardinal Philippe Barbarin ait remis les chrétiens dans le coup ! Quinze églises ouvertes en centre-ville, quatre cents bénévoles pour accueillir la foule des rues. KTO nous transmet en direct la messe des jeunes le soir à Fourvière, après la montée de la colline depuis la primatiale St-Jean. Dans son homélie, le Cardinal évoque « trois figures disparues de l’année » : l’abbé Pierre, natif de Lyon, Jean-Marie Lustiger et Anne-Lorraine Schmitt, cette jeune fille sauvagement assassinée dans le train de banlieue qui la ramenait dans sa famille à Senlis. Comme beaucoup, j’ai été bouleversé par son histoire tragique, mais illuminée par un héroïsme qui ressemble tellement à la sainteté. Anne-Lorraine a résisté jusqu’à la mort à l’homme qui voulait la violer. Le témoignage de son père et de sa famille permet de dessiner son portrait. Et je me dis qu’il est possible que je l’ai rencontrée ici ou là. On l’imagine à la fois joyeuse, déterminée, franche. C’était une collègue, puisque journa­liste, qui fut stagiaire à Radio Notre-Dame et à Valeurs Actuelles. Dans ces derniers mois, elle était à la rédaction du Courrier picard. Représentante de la génération Jean-Paul II, elle restera dans les cœurs comme l’icône d’un chris­tianisme sans complexes, d’une foi vive et intérieure. La jeune fille moderne selon la grâce. Je n’ai sûrement pas été le seul à communier à cette belle homélie du 8 décembre et j’exprimerai au plus tôt ma gratitude à l’intéressé. 12 DÉCEMBRE Il m’est arrivé de m’expliquer sur ma préférence pour quelques sociologues contemporains à l’encontre d’autres qui ne satisfont pas en moi le goût de comprendre ce que Gaston Fessard appelait le « mystère de la société ». J’appréciais beaucoup Jean Duvignaud, maintenant disparu, j’aime toujours Edgar Morin, que je lis depuis fort longtemps et dont la jeunesse d’esprit ne cesse de me surprendre. Ce qui a éveillé au départ ma sympathie intellectuelle, c’est l’ouverture d’esprit de Morin, sa curiosité universelle, sa volonté de ne pas simplifier la complexité des choses et l’énigme de l’homme. Pourtant, je n’étais pas d’accord avec tout ce qu’il écrivait et j’étais même en opposition avec ce qu’on appelle ses positions métaphysiques, disons son athéisme, même équilibré par son intérêt pour l’homo religiosus. Il y a chez Morin une sorte de feuerbachisme (Feuerbach) difficilement déracinable et qui l’empêche de considérer Dieu au­trement que comme une projection de l’homme au-delà de lui-même. J’avais souligné certaines phrases de son introduction à une Politique de l’homme – un ouvrage publié en 1965 – très caractéristiques à ce sujet. Je viens de les retrouver : Morin parle ainsi d’« une nouvelle religion post-évangélique, post-chrétienne de l’amour, ou plutôt qui devra intégrer en elle la racine d’amour extraite de l’Évangile. » Et encore : « L’amour ne doit plus s’enfermer en l’orgueilleuse petite espèce humaine, ni s’évader sur une idée-image de Dieu extérieure au monde. Il doit irriguer le but-chemin de l’humanité dans le monde. Il doit revenir à la grande Source mystérieuse, cosmique, pour repartir, Nil fertilisant du travail humain… » De ce point de vue, notre sociologue est un précurseur de la vague écologiste, et je dirais même de la gnose écologiste. Seulement, il est préservé d’une certaine démesure à la Drewermann ainsi que des délires de l’écologie profonde par son humanisme qui demeure central. Pas question de dénoncer l’anthropocentrisme occidental au profit du culte de la déesse Gaïa, même s’il retrouve quelques accents communs avec ses sectateurs. Quand j’ai lu ce texte, il y a quelque quarante ans, j’étais loin de prévoir l’ampleur de la déferlante écologique. Pourtant, elle faisait plus que pointer son nez, et tout ce que Morin écrivait autour du sujet m’intéressait beaucoup. Elle apparaît dans son Journal de Californie, dans le flou d’une révolution culturelle où tout s’esquissait en termes parfois sauvages, entre folie, décadence, et aube d’un nouveau monde… Il fallait un sociologue un peu déjanté comme lui pour y comprendre quelque chose et anticiper un au-delà du XXe siècle. On était très loin du débat politique en cours en France et ailleurs. Le Programme commun de la gauche, en dépit du « changer la vie » de Mitterrand, était encore du monde d’avant. Il fallait du côté chrétien un Clavel, émancipé de toutes les idéologies, pour proposer une herméneutique vraiment en phase avec la fin du siècle. J’aurai sans doute l’occasion de revenir là-dessus pour le quarantième anniversaire de Mai 68, qui sera, je crois, au programme de l’inauguration du centre des Bernardins. 15 DECEMBRE Je me rends compte qu’une bonne partie de l’Université française, du moins le secteur des sciences hu­maines et des sciences politiques, est aux mains des disciples de Pierre Bourdieu. C’est ce que me confie un professeur non sans notoriété et qui souffre du climat intellectuel un peu étouffant d’une maison où il enseigne pourtant depuis très longtemps. Je ne me doutais pas que c’était à ce point. Avons-nous échappé au marxisme d’hier pour replonger dans une autre tyrannie intellectuelle ? Je supporte difficilement l’idée qu’un autre conformisme, qui a tôt fait de se transformer en contrainte collective, s’empare de l’espace de libre recherche que devrait être le monde universitaire. La difficulté : créer ou faciliter un climat de liberté intellectuelle sans renoncer à la discipline de la pensée. J’ai déjà signalé ici la perpétuelle contradiction qui me traverse moi-même, comme elle traverse tous ceux qui sont à la fois persuadés qu’il n’y a pas de recherche possible de la vérité dans ses divers aspects sans une liberté absolue, mais que cette dernière n’est pas la justification du n’importe-quoi. Vatican II nous a fait énormément progresser en nous apprenant ce qu’est la liberté religieuse : sans liberté de conscience, la foi, telle que l’entendent les chrétiens, n’est ni vi­vable, ni même concevable. Mais, m’opposera-t-on, n’était-ce pas une idée moderne que celle-là, à laquelle l’Église catholique ne faisait que se rallier tardivement ? Je n’en suis pas sûr du tout, sauf à aller chercher aux États-Unis l’origine de cette pensée de la liberté, qui s’est exprimée sur le terrain tout préparé du pluralisme religieux. Mais aux États-Unis même, il y a des déviations possibles, déjà repérées par Tocqueville. Il a fallu Vatican II pour parvenir à toute la précision nécessaire dans l’énonciation des conditions psychologiques et politiques de la liberté intérieure. S’il y a eu une opposition acharnée du « traditionalisme » à l’encontre de cette déclaration pour la liberté reli­gieuse, je ne l’ai partagée en aucune façon. Car on pouvait sans doute faire nombre d’objections à certaines tendances ou à certaines pulsions qui couraient autour du Concile (et qui exerceraient pas mal de ravages par la suite), je ne percevais pas d’objection recevable à la liberté radicale de l’acte de foi et aux conditions de son exercice. Mais ceci entériné – qui est considérable – s’ouvre un autre champ de réflexion, à propos de quoi les traditionalistes ont parfois des objections pertinentes. Toutes les opinions ne sont pas égales. Et la tentation relativiste qui consiste à faire passer dans une même broyeuse les idées et les convictions ne peut être admise comme la consé­quence inéluctable de la liberté de pensée. L’Église, comme garante et dépositaire de la Révélation ne saurait être soumise à la procédure ordinaire des régimes d’opinion. 18 DÉCEMBRE à l’invitation des instances nationales des Associations Familiales Catholiques, rapide conférence, samedi dernier, sur les laïcs dans l’Église durant les trente dernières années. Cadre chaleureux puisque nous sommes chez les bénédictines de Vauhallan, en leur magnifique abbaye St-Louis du Temple de Limon où planent, entre autres, les souvenirs de la Famille de Louis XVI enfermée au Temple, et celui, matérialisé en de superbes vitraux des années 1950, de Mère Geneviève Gallois, artiste notable du XXe siècle. Je voulais visiter les deux petits musées, je voulais voir l’atelier de reliure… Nous n’en avons malheureusement pas eu le temps. Auditoire choisi et attentif. J’ai complètement contourné mon sujet pour le mieux traiter. Ces trente der­nières années qui corres­pondent au pontificat de Jean-Paul II, nous les avons vécues ensemble et nous les gardons dans la mémoire de nos cœurs. Plutôt que de tenter ce que feront plus tard les historiens, pour comprendre notre expérience, il semble plus utile de rechercher les coordonnées qui nous la rendent plus intelligible, plus unifiée, non pas moins probléma­tique, mais plus problématisable. Quelque chose s’est passé dans la société, à peu près au moment du déroulement du Concile, qui a transformé la situation. Nous sommes passés de la modernité à la post-modernité, disent les sociologues. Mais, comme, selon la fameuse phrase de Marx, les hommes ne savent pas l’histoire qu’ils sont en train de faire, il est possible que sur le moment on ait un peu travaillé sans savoir vers où on allait déboucher, parfois accrochés à des idées que l’on croyait progressistes et qui allaient se révéler obsolètes. J’ai déjà rapporté plusieurs fois comment un des fondateurs de l’édition française de la revue Communio m’avait ra­conté sa rencontre avec un respon­sable majeur de l’Église de France pour lui présenter son projet : « Ah oui, une nouvelle revue théologique ? Très bien. Vous allez y parler du dialogue entre chrétiens et mar­xistes ? » Fermez le ban. Le brave homme n’avait pas perçu, au milieu des années 70, que le marxisme avait cessé d’être l’horizon indépassable de notre temps et qu’il convenait de toute urgence de penser à frais nouveaux l’horizon inédit et imprévisible qui commençait à s’ouvrir. J’ai pu faire part, dans la même ligne, de ce que j’avais tiré de ma récente lecture des Carnets du concile du Père de Lubac, en insistant sur la ligne impulsée par Mgr Wojtyla à Vatican II. L’Église est seule à pouvoir poser au monde, à quelque stade de son évolution que ce soit, des questions essentielles qui ne se posent pas spontanément. C’est tout l’impératif du témoignage pour la vérité, dont rien ne saurait détourner les chrétiens. J’avais reçu, la veille de me rendre à Vauhallan, un précieux petit livre signé de Didier Rance et qui concernait très précisément le sujet, tout en rejoignant des lectures et des réflexions dont j’ai fait part ici très récemment à propos d’Érik Peterson et de son opposition à Carl Schmitt. Didier Rance publie justement trois courts essais de Peterson, sous un titre commun, Témoin de la vérité, qu’il accompagne de sa propre réflexion. J’ai donc terminé mon exposé aux dirigeants des AFC en leur signalant cet ouvrage qui me paraissait correspondre à la tâche propre d’un laïcat militant aujourd’hui. (Érik Peterson – Didier Rance, Témoin de la Vérité, éd. Ad Solem, 15 €). 20 DÉCEMBRE J’ai appris beaucoup de choses à la lecture de Didier Rance, qui a considérablement élargi mon information sur le dossier Schmitt/Peterson, no­tamment à propos du regain d’une théo­logie politique dans les années 70, qui établit les conditions d’une al­liance improbable entre le conservateur réac­tionnaire Schmitt et le théo­ricien d’une libération ou d’une révolution à saveur marxisante. Un front commun anti-Peterson se crée alors pour articuler une réfutation scientifique de son interdit trinitaire sur les récupérations du théologique par les systèmes politiques. Pour les adver­saires de Peterson, sa thèse « manque de nuances » ; les exemples qu’il cite ne sont pas probants ; le dogme trinitaire lui-même peut devenir une idéologie politique ; de plus, Peterson n’aurait pas vu la complexité du politico-religieux, c’est-à-dire de la réalité, qu’il aurait réduite à des essences théologiques abstraites ; son verdict pêcherait donc par prétention autant que par injustice vis-à-vis de Carl Schmitt. Schmitt va s’emparer de cette réfutation « gauchiste » de son adversaire, qui s’autorise d’ailleurs de sa « caution scientifique ». Peu importe, comme le remarque Didier Rance, que la thèse d’un Jean-Baptiste Netz, ou d’un Noltsmann soit aux antipodes des siennes. Il y a un intérêt commun à fonder un choix politique sur un socle théologique. La difficulté, le péril même, d’une telle prétention c’est de mettre le spirituel au service du temporel (éventuellement perverti et totalitaire). Ce­la peut s’observer avec des glissements sémantiques, très significatifs d’une mutation qui ressemble à une instrumentalisation et à un détournement. Ainsi, lorsque Carl Schmitt introduit sa célèbre distinction entre ami et ennemi comme fondement de la politique, il ne fait que reprendre une formule évangélique en la travestissant : « Qui n’est pas avec moi, est contre moi » (Luc 11,23). Mais j’en reviens à ma conclusion de Vauhallan. Si ce cher Didier Rance est venu si opportunément à mon aide, c’est à cause de son insistance sur le témoignage ou le martyre. Les deux mots sont synonymes dans le langage chrétien, et ils s’imposent à nous en ce début de millénaire, de par la volonté de Jean-Paul II, qui insista énormément sur l’apport spirituel de ceux qui donnèrent tout, leur vie jusqu’à la mort, pour attester la vérité. Il le fallait singulièrement au XXe siècle face aux religions séculières et aux tentations d’apostasie plus ou moins explicite. Cela reste vrai au­jourd’hui, même après 1989, la chute du Mur de Berlin, la fin de l’ère totalitaire. C’est, certes, un âge nouveau qui s’est ouvert, mais un âge où le témoignage pour la foi se trouve au risque de périls inédits. 23 DÉCEMBRE Ce journal, qui va bientôt entrer dans sa septième année, n’a d’aucune façon le caractère intime de beaucoup d’autres. Je me permettrai exceptionnellement, en ces jours qui précèdent Noël, une sorte de confidence quant aux paradoxes de la vie. Comment vivre ces jours si importants de la vie chrétienne, alors qu’en même temps on vient de fêter les vingt ans d’une de ses filles, suivi le cortège funé­raire d’un beau-père affectionné, connu quelques autres deuils ? La perspective des fêtes, du moins telles qu’elles s’offrent à nous dans la rue et les médias ne m’est même pas insupportable, elle m’est étrangère. Aucun goût pour « faire la fête » comme on dit, d’une façon qui m’a toujours un peu surpris et choqué. Mais il faudrait m’expliquer là-dessus. Je ne me re­trouve vraiment que dans la liturgie, le cœur à cœur au vrai mystère, où l’existence se densifie, où le cœur goûte le silence d’une contemplation où se profilent nos secrets, ceux que seul le cœur de Dieu peut accueillir et comprendre. Bien sûr, il y a une joie profonde et partagée de la Nativité, si sensible dans ces Noëls populaires qui subsistent encore dans nos Églises. Leur exubérance n’a jamais rien de tapageur. Aussi je m’étonne qu’on les ait souvent refoulés et parfois dénaturés. Jouez hautbois, résonnez musettes ! Mais il y aurait vraiment trop à dire sur la suppression de cette seule jolie phrase… Encore une remarque. J’aimerais qu’on respecte tout ce qui entoure la nuit du 24 au 25 décembre, en refoulant à d’autres moments la cérémonie des cadeaux. Je ne veux évidemment pas imposer à quiconque un choix que je serais bien en peine de faire prévaloir chez moi, mais je préférerais que la Saint Nicolas soit réservée complètement aux jouets des enfants et qu’on repousse au Nouvel An les échanges de dons entre adultes. Un vœu pieux, mais qui énonce au moins ce que Noël fait résonner en moi. (à suivre)

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