Axel Tisserand, philosophe et historien, a annoté et commenté la correspondance* entre Charles Maurras et Jean-Baptiste Penon. Que nous apprend-elle ?
Entretien avec Axel Tisserand
Les éditions Privat ont le beau courage de publier un recueil de lettres entre l’abbé Penon et Charles Maurras : 750 pages, 1,20 kg, 30 euros ! Mais qui connaît encore ces deux personnages ?
Il ne faut tout de même pas exagérer ! Si la biographie de l’abbé Penon, qui fut évêque de Moulins, reste à faire, le théoricien du néoroyalisme, qui n’a certes plus autant d’admirateurs qu’entre les deux guerres, en raison de son soutien au maréchal Pétain durant l’Occupation, conserve cependant de nombreux ennemis…
Et même si on ne savait rien des deux auteurs de cette correspondance, elle n’en conserverait par moins un intérêt considérable, d’abord parce que ces lettres apportent un témoignage de premier plan sur la formation intellectuelle que recevait un jeune homme dans un collège catholique de la fin du XIXe siècle, ensuite comme monument littéraire. L’abbé Penon a eu très tôt le sentiment, parfaitement justifié, qu’il possédait, avec les lettres personnelles que Maurras lui envoyait régulièrement, le meilleur de l’œuvre de celui qui était pourtant un écrivain renommé… D’ailleurs, il les avait conservées en vue d’une publication que les aléas de l’histoire ont différée jusqu’à aujourd’hui !
Qui sont ces deux hommes qui ont, de façon si régulière, échangé cette abondante correspondance de 1883 à 1928 ?
L’abbé Penon était un brillant professeur de lettres classiques d’Aix-en-Provence – « le meilleur helléniste et le meilleur latiniste du diocèse », nous dit Maurras – qui s’est bénévolement proposé pour devenir le professeur particulier de l’adolescent lorsque celui-ci, déjà orphelin de père, fut frappé de surdité à l’âge de 13 ans. Du reste, le garçon était au bord du suicide ! Cette rencontre fut providentielle pour le jeune Charles qui bénéficiera de la « merveilleuse maïeutique » de ce professeur-né. Il sera redevable jusqu’à son dernier souffle à son « maître dans les lettres profanes » d’une pédagogie très moderne à bien des égards.
L’abbé Penon pensa également que Dieu avait mis sur sa route ce jeune surdoué, qui avait perdu la foi, pour sauver son âme du désespoir et la ramener vers Dieu. C’est la trame d’une correspondance qui couvre aussi 45 ans de l’histoire de la IIIe République.
Charles Maurras, tout jeune bachelier, va monter à Paris en décembre 1885 et, aidé par les précieux conseils de son mentor aixois, se fera très vite un nom dans le journalisme avant de se consacrer, à la faveur de l’affaire Dreyfus, à la renaissance d’un royalisme de combat. Cette correspondance nous éclaire-t-elle précisément sur tout cela ?
À dire vrai très peu sur la conversion de Maurras à la monarchie. Au début, le jeune homme n’est pas royaliste mais fédéraliste. On le voit même en 1892 se féliciter que, par le Ralliement, Léon XIII éloigne les catholiques du « cadavre » en l’occurrence la famille d’Orléans qui incarne les espoirs des monarchistes !
Quant à l’abbé Penon, « libéral au sens catholique du terme », comme il l’écrira à Maurras, la politique du pape Léon XIII ne lui pose aucun problème particulier. Ce n’est pas un abbé politique et s’il devient royaliste sous l’influence de Maurras – la conversion a lieu dans ce sens, et Maurras affranchit Penon de son goût pour « la liberté abstraite »… -, l’abbé, puis l’évêque, ne croiront jamais vraiment à la possibilité d’une Restauration. D’ailleurs la correspondance ne nous donne guère de renseignement sur le sujet. En revanche, l’abbé ne se découragera jamais pour tenter de ramener son ancien élève à la foi en s’appuyant sur le fait que Maurras demeure « catholique en sociologie ».
C’est un échange entre un prêtre devenu royaliste mais qui ne croit pas la monarchie possible, et un « catholique de l’extérieur » qui ne croit pas en Dieu !
Ce serait un contresens total de faire de Maurras un athée ! Il se définit comme agnostique, ce qui n’est pas du tout la même chose. Le procès en « simonie » que lui feront les démocrates-chrétiens – et qui aboutira à la condamnation de l’Action française par Rome en 1926 – était, pour Jean-Baptiste Penon, totalement infondé. Ce dernier n’a jamais cru que Maurras utilisait l’Église à des fins politiques. C’est pourquoi il n’hésitera pas à le défendre, avec une certaine habileté, quand il apprendra qu’à Rome, dans l’entourage de Pie X, on prépare dès 1912 la condamnation. Et il fera tout pour limiter les conséquences de celle-ci quand elle aura été prononcée.
Le fait d’avoir perdu la foi fut un sujet de tourment intime perpétuel pour Maurras et il explique très bien dans cette correspondance comment il s’est « enterré vivant » dans la politique, où il est entré comme en religion. En quelque sorte, il a, au sens pascalien du terme, « diverti » en politique ses angoisses métaphysiques.
Il faudrait aussi évoquer Maurras poète car son œuvre poétique, tardivement publiée, est très largement métaphysique. Il s’agit pour le terrible polémiste, engagé dans le terre à terre d’un éditorial quotidien, d’un autre divertissement qui n’est pas sans profondeur et qualités… Paul Valéry ne confiera-t-il pas à Etienne Gilson que Maurras avait réussi en poésie ce que lui-même avait vainement tenté ?
Pourquoi l’abbé Penon n’a-t-il pas réussi son œuvre de directeur spirituel ?
D’abord Maurras ne l’a jamais reconnu comme tel. L’abbé Penon l’avait compris, qui avait tenté de mettre le jeune journaliste entre les mains de l’abbé Huvelin, le « convertisseur » de Charles de Foucauld… C’était d’ailleurs un bon choix parce que l’abbé Penon faisait sûrement fausse route en disant à Maurras que c’était la philosophie qui l’avait « troublé et égaré », en deux mots, lui avait fait perdre la foi. Or Huvelin était philosophe…
Maurras, à son retour des Jeux olympiques d’Athènes**, en 1896, ne plaisantant qu’à-demi, fait remarquer à l’abbé Penon qu’il lui a transmis le paganisme avec la culture grecque et latine dont il lui a appris la beauté.
On aborde là une question fondamentale liée à l’Église de cette époque. Pour le clergé instruit du XIXe siècle, culture antique et christianisme ne sont nullement antinomiques : il y a des intuitions chrétiennes dans les grands auteurs antiques, et la culture antique est baptisée dans le christianisme… D’un point de vue théologique, la grande absente, en revanche, c’est l’étude de la Bible, parce qu’il faut bien voir que son exégèse est en quelque sorte aux mains de « l’ennemi » : Renan ou Loisy…
On sait les difficultés qu’a pu rencontrer le Père Lagrange quand il a voulu poser les bases d’une exégèse scientifique catholique. Cela a sans aucun doute manqué à l’éducation de Maurras et ne lui a pas permis de donner son vrai nom – le Christ – au « Jupiter sublime crucifié pour nous » de Dante (que Maurras pouvait d’ailleurs citer dans le texte, chose inouïe aujourd’hui).
D’ailleurs le Dieu de Penon, c’était surtout celui de Blaise Pascal, de ce « funeste Pascal », que Maurras ne cessera toute sa vie de poursuivre de sa colère.
Par certains côtés, Maurras fut un « catholique » très moderne : il fut sensible à « la petite voie » de Thérèse de Lisieux. Il trouvait les réactions des Pascal devant la mort de leur père d’une effarante insensibilité, alors qu’il admirait la joie de la famille Martin malgré tous ses malheurs.
Maurras est resté un fils du soleil et de la mer par-delà son désespoir et il a toujours rejeté toute forme de jansénisme ou de dolorisme. L’existence même du Mal et de la Haine resta pour lui, toute sa vie, un scandale insupportable. Tout cela, l’abbé Penon, qui en appelait au « bon sens », n’était pas préparé à le comprendre. Il commet pour le moins une faute psychologique quand il demande perpétuellement à Maurras d’emprunter la voie de Pascal, de s’agenouiller pour croire, d’humilier la raison, de « s’abêtir », alors que Maurras, confronté à « cette torture incessante de la raison » demandera jusqu’à la fin à Dieu d’« écoute [r] ce besoin de comprendre pour croire ».
On ne peut éviter la question de l’antisémitisme de Charles Maurras. D’où cela lui vient-il ?
Pour une part, malheureusement, de la tradition antijudaïque de l’Église. Du reste, l’abbé Penon lisait d’un même mouvement La Croix, qui poursuivait cette tradition, et La Libre Parole de Drumont dont l’héritage est celui de cet antisémitisme sociologique et économique de gauche, qui est passé à droite avec le nationalisme. On sait la virulence d’Edouard Drumont – auteur à succès de La France juive – contre les Juifs. Mais en dépit de la demande de Penon à Maurras d’entrer à La Libre Parole pour relever le niveau du journal, Maurras refusera.
Du reste, l’antisémitisme est absent de la Correspondance. Une seule fois, à propos de l’affaire Dreyfus, « la puissance juive et protestante » est bien évoquée par Maurras, mais c’est pour ajouter aussitôt qu’il s’agit là d’une question bien secondaire par rapport à la faiblesse du régime. Déjà le Politique d’abord ! On voit que l’antisémitisme « d’État » de Maurras n’avait aucun caractère obsessionnel… La première fois qu’il votera, ce sera pour un juif provençal, Naquet, candidat boulangiste et il ne cessera de dire que si Dreyfus est innocent il faut le faire maréchal de France, mais fusiller une bonne dizaine de ceux qui se servent de lui pour casser l’armée française. Cette position n’est pas si éloignée de celle de Péguy, dans Notre Jeunesse ! De même, il s’inclinera devant les Juifs tombés au champ d’honneur durant la guerre de 14, dont Pierre David, qui lui écrit la veille de sa mort et dont Maurras publie la lettre dans L’Action française. Ces distinctions, pourtant essentielles, sont devenues incompréhensibles de nos jours, du fait du génocide perpétré par les nazis. Georges Bernanos, autre grand écrivain royaliste, aura d’ailleurs un mot ambigu quand il dira qu’Hitler a déshonoré l’antisémitisme politique…
Il faut bien voir que sur ces questions, qui sont sans doute liées – exégèse de la Bible, refus de l’antisémitisme –, l’Église n’a évolué que tardivement. L’antisémitisme n’a pas troublé outre mesure Jacques Maritain lui-même jusqu’aux années 30. Or il est une chose que cette correspondance montre aussi, c’est qu’à partir de cette époque, Maurras n’introduit aucun élément nouveau d’importance dans sa synthèse intellectuelle. Le traumatisme de la guerre de 14, avec la saignée de toute une génération de jeunes intellectuels maurrassiens qui s’est laissée sacrifier sur le front, et l’angoisse d’une nouvelle guerre avec l’Allemagne, prophétisée lumineusement par l’historien royaliste Jacques Bainville, ont, dans une certaine mesure, figé sa pensée. Mais comment lui reprocher cette obsession, au vu du désastre de 1940 ? On prête à De Gaulle ce mot : « Maurras est devenu fou d’avoir raison ». Le philosophe Pierre Boutang ajoutait que c’était une belle façon de devenir fou !
Finalement Maurras retrouvera la foi.
Aux toutes dernières heures de sa vie, sans aucun doute, et par d’autres voies intellectuelles que celles qu’avait préparées l’abbé Penon, dont la devise était : « Parate viam domini ». Il le fit par ses prières incessantes.
Il existe une autre correspondance inédite, qu’il serait passionnant d’éditer, c’est celle de Maurras avec le Carmel de Lisieux. Ce serait d’autant plus intéressant qu’on sait que soixante lettres ont disparu de la correspondance avec l’abbé Penon, et que Maurras souhaitait que ne soient pas publiées celles qui étaient les plus opposées à la foi, de peur de la faire perdre à un lecteur éventuel – c’est ce qu’il expliqua au docteur Vincenti, qui avait sauvé cette correspondance d’une possible captation à la mort de Mgr Penon. Les avons-nous dans celles qui abordent ces questions ? Peut-être ne le saurons-nous jamais.
propos recueillis par Frédéric AIMARD
pour www.france-catholique.fr
n°3100, daté du 4 janvier 2008
* Dieu et le roi, correspondance entre Charles Maurras et l’abbé Penon (1883-1928), présentée par Axel Tisserand, éditions Privat, 752 p., 30 €
** Charles Maurras, Lettres des Jeux olympiques, présentées par Axel Tisserand, Garnier Flammarion, 183 p., 7,80 €