De cette seconde encyclique de Benoît XVI, les premiers commentateurs ont mis en valeur le caractère intérieur ou spirituel. Ce à quoi on ne peut qu’acquiescer, à condition de ne pas l’opposer au caractère plus « politique » des documents de Jean-Paul II, ce que les mêmes ont fait un peu rapidement. Ce qui est remarquable, en effet, dans Spe Salvi, c’est le caractère symphonique d’un discours qui prend en compte les dimensions diverses de la Révélation chrétienne, sans oublier, précisément celle qui concerne les aspects les plus contemporains et donc les plus politiques. C’est à dessein que le Pape rappelle Catholicisme, le premier grand livre du cardinal de Lubac, dont on célébrera l’an prochain le soixante-dixième anniversaire, et dont l’objet apparaissait plus explicitement dans le sous-titre « aspects sociaux du dogme ». L’espérance, comme le salut, n’est en aucune façon d’essence individualiste. Ce n’est que par une entropie de sens qu’elle a pu paraître telle. Déjà la lettre aux Hébreux parle d’une Cité, indiquant par là que c’est la communauté des croyants qui progresse dans la réalisation du Royaume.
Il faut ajouter à cela qu’on retrouve dans ce texte l’intelligence propre à Joseph Ratzinger et que reconnaîtront spontanément les familiers de son œuvre théologique. Contrairement au livre sur Jésus, l’encyclique n’est pas revêtue de la double signature du pape et du théologien privé, puisqu’il s’agit non d’un texte de travail, mais d’un enseignement d’autorité pour l’édification de tout le peuple chrétien.
Il n’empêche que c’est avec les ressources de sa réflexion, de son érudition et de son aisance à ouvrir un dialogue de confrontation avec l’autre que Benoît XVI a rédigé Spe Salvi et que son style personnel apparaît… comme la manière de Jean-Paul II marquait la rédaction des textes du pape polonais. Et si nous avons employé le terme balthasarien de symphonique, c’est pour désigner cette faculté propre à Benoît XVI de conduire avec brio ses lecteurs sur les chemins de la culture antique, de l’histoire chrétienne – notamment celle des dogmes -, de la spiritualité à l’aide de l’exemple des saints, de la controverse avec les penseurs des périodes modernes et contemporaines. Ainsi les intellectuels seront-ils particulièrement sollicités par une réflexion qui va les chercher dans leurs thématiques les plus chères. Platon, saint Thomas, Bacon, Kant, Marx, sans oublier les représentants de l’école de Francfort, le Pape ne lésine pas sur les références et les vastes problématisations et leurs conséquences les plus actuelles.
Est-ce à dire que l’encyclique serait trop difficile pour les non-familiers de la philosophie et de la spéculation raffinée ? Non, à condition qu’une médiation soit faite pour rendre accessible les passages les plus ardus. Car il serait dommage que l’ensemble du peuple chrétien ne soit pas initié à cet enseignement qui lui est adressé et dont la richesse devrait le nourrir et le combler de joie spirituelle. Certains paragraphes sont d’ailleurs directement accessibles, surtout lorsqu’ils se rapportent aux éléments les plus structurants du discours chrétien et à l’exemple des plus beaux témoins de la foi. Formons le vœu que de nombreux groupes d’étude s’emparent de l’encyclique pour qu’on puisse en commun en partager la substance.
Nous voudrions ici offrir quelques premières lignes d’analyse pour susciter l’attention sur plusieurs aspects importants. Tout d’abord, la première partie est peut-être la plus difficile, car la plus technique. Le Pape, tout en se référant à des passages de l’Écriture, insiste sur quelques termes grecs propres à baliser une spéculation dogmatique sur l’espérance. Pourtant, déjà, les exemples les plus vivants nous sont donnés pour comprendre ce que c’est que cette vertu qui transforme nos vies. Sainte Joséphine Bakhita, cette Soudanaise du Darfour canonisée par Jean-Paul II, avait connu le malheur indicible de l’esclavage. C’est sa révélation de l’amour infini de Dieu qui s’attachait à sa propre personne, qui allait lui donner conscience d’être fille de Dieu, rachetée et sauvée. C’est, dit le Pape, parce que la foi ne se contente pas d’informer, elle met dans la disposition d’espérer et donc de bouleverser les perspectives. Cela est vrai pour les pauvres et pour les riches. Ces derniers découvrent que la loi de l’univers a changé. C’est le Dieu personnek qui gouverne le Cosmos et met fin aux déterminismes astrologiques, comme l’avait bien vu saint Grégoire de Nazianze. La découverte se fait encore plus profonde avec l’exemple du Christ qui « est descendu dans le royaume de la mort, l’a vaincu, est maintenant revenu pour nous accompagner et nous donner la certitude que, avec Lui, se trouve un passage. »
Seconde ligne de recherche : celle qui concerne tout notre destin moderne, celui qui s’affirme avec la transformation de la conception du rapport de l’homme au monde par la médiation de la science et de la technique. Benoît XVI se lance dans une brève – et impressionnante – synthèse sur la fortune des deux concepts-clés de raison et de liberté, portant en eux un potentiel révolutionnaire d’une force explosive énorme. C’est là que nous nous étonnons de l’idée avancée que le Pape serait étranger au souci politique ! Rarement, dans un document d’Église, les références idéologiques et historiques ont été aussi explicitement énoncées. La potentialité subversive et totalitaire du projet d’émancipation se profile, avec une remarque d’Emmanuel Kant, pourtant grand apologète des Lumières, à l’enseigne de l’Antéchrist. « On assisterait à la fin (renversée) de toutes choses du point de vue moral ».
Avec Marx – dont Benoît XVI ne méconnaît pas les mérites – le projet révolutionnaire radical se formule en négatif, mais avec Lénine l’échec brutal s’affirme dont le motif est anthropologique. On ne peut guérir l’homme de l’extérieur et l’idéologie du progrès est impuissante à parer aux conséquences du péché. Mais le Pape n’exonère pas les chrétiens et même le christianisme moderne d’une nécessaire autocritique : « Si au progrès technique ne correspond pas un progrès dans la formation éthique de l’homme, dans la croissance de l’homme intérieur » (cf. Ep 3, 16 ; Co 4,16), alors ce n’est pas un progrès, mais une menace pour l’homme et pour le monde. » Nous n’avons pas quitté ainsi la perspective de l’espérance, dont le manque, au contraire, n’a pas été colmaté par l’idéologie du progrès. Il faut à l’humanité une certitude profonde, capable de résister à toutes les désillusions. C’est celle qui est hors d’atteinte du mal et de toutes les menaces des ténèbres. On ne s’étonnera pas, parmi les citations patristiques, de voir Benoît XVI, si fervent augustinien, citer longuement l’auteur des Confessions : « Le Christ intercède pour nous, sans Lui, c’est le désespoir. » La grande espérance, c’est Dieu sauveur dont nous attendons tout, et d’abord la vie qui est pleinement la Vie.
Notre troisième insistance concerne la dernière partie de l’encyclique, dont il nous faut résumer à l’excès le contenu – mais ce n’est que pour inciter à la lire intégralement. Le Pape entend démontrer comment l’espérance chrétienne est le lieu même d’apprentissage et d’exercice de l’espérance. Pour ce faire, il se tourne à nouveau vers une grande figure du témoignage de leur foi, l’inoubliable cardinal Nguyen Van Thuan qui, avant de devenir le collaborateur de Jean-Paul II, passa treize années de sa vie en prison : « Dans une situation de désespoir à peu près total, l’écoute de Dieu, le fait de pouvoir lui parler, deviennent pour lui une force croissante d’espérance qui, après sa libération, lui a permis de devenir pour les hommes, dans le monde entier, un témoin d’espérance… » Nous pouvons pénétrer ainsi dans la vie spirituelle dont la prière est la respiration et qui est la grande école de la transformation intérieure. Elle qui atteint aussi le monde qui se trouve ouvert à Dieu.
Ensuite, Benoît XVI revient sur la question de la souffrance, constitutive de la vie humaine et qui représente sans doute l’obstacle le plus ardu. C’est l’occasion de mises au point nécessaires, car la lutte contre le mal physique et psychologique est un impératif, mais il est impossible d’éluder les situations limites où nous ne pouvons pas fuir. Il s’agit alors de trouver « la capacité d’accepter les tribulations et de mûrir par elles, d’y trouver un sens par l’union en Christ, qui a souffert avec un amour infini. » Mais, là encore seul l’exemple des saints nous convainc. Paul Le-Bao-Ting (mort en 1857) a connu l’enfer au sens humain du terme. Sa prière est saisissante : « Au milieu de ces tempêtes, je jette une ancre qui va jusqu’au trône de Dieu, c’est l’espérance qui vit toujours en mon cœur. » Seul le Christ qui est descendu aux enfers peut changer les ténèbres en lumière.
Pour terminer son parcours, Benoît XVI ne veut pas éluder ce qu’on appelait autrefois la doctrine des fins dernières, qui trouve dans le Jugement dernier la scène incontournable pour la révélation des cœurs et la destinée ultime de tous. Reconnaissons que c’est un acte de courage d’aborder ce domaine qui n’est que rarement traité aujourd’hui. Mais le Pape procède avec sa sagacité et sa force d’élucidation habituelle. En intellectuel passionné des débats contemporains, c’est à Horckheimer et Adorno, éminents représentants de l’école de Francfort, qu’il va recourir pour établir que l’exigence de justice absolue réclame le Jugement dernier pour que la souffrance du monde soit anéantie mais aussi pour que soit révoqué ce qui s’est irrémédiablement passé. Pas de justice sans résurrection des morts et convocation du passé humain dans tout ce qu’il a de bon et de terrible. Le Jugement intervient, comme le contraire d’une force d’oubli, car il est impossible au regard de Dieu que les méchants siègent indistinctement à la table des victimes, comme si rien ne s’était passé.
La perspective de l’enfer et de la damnation n’est pas un dogme révocable : « Il peut y avoir des personnes qui ont détruit totalement en elles le désir de la vérité et la disponibilité à l’amour. Des personnes en qui tout est devenu mensonge, des personnes qui ont vécu pour la haine et qui, en elles-mêmes ont piétiné l’amour… »
A ces personnes s’opposent celles qui se sont laissées pénétrer entièrement par Dieu et donc au prochain et dont le fait d’aller vers Dieu conduit à l’accomplissement de ce qu’elles sont désormais. Il s’agit des saints voués au Ciel. Entre les deux, il y a les pauvres pécheurs qui demandent miséricorde et purification et dont l’espérance est d’avoir été sauvés dans la Passion du Christ. « Le Jugement de Dieu est espérance, aussi bien parce qu’il est juste que parce qu’il est grâce. C’est pourquoi la grâce nous permet à tous d’espérer et d’aller pleins de confiance à la rencontre du Juge que nous connaissons comme notre avocat. »
La touche finale de l’encyclique est une invocation à Marie, étoile de l’espérance (que nous publions ci-contre), car Benoît XVI, comme Jean-Paul II au terme de tous ses documents, ne saurait envisager de conclure sans avoir salué la Mère de Dieu. Ce qu’il opère est un saisissant raccourci qui récapitule tout c e qui a précédé, parce qu’il a été vécu, intériorisé, manifesté par celle qui est mère d’espérance : « Sainte Marie, Mère de Dieu, notre Mère, enseigne-nous à croire, à espérer et à aimer avec toi. Indique-nous le chemin vers ton règne. Étoile de la mer brille sur nous et conduis-nous sur notre route ! »
Comment ne pas rendre grâce pour ce superbe document venant opportunément nourrir un Avent qui est aussi apprentissage de l’Attente ?
Gérard LECLERC
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Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- 3132-La visite du Pape en France (synthèse)
- Sur le général de Castelnau et le Nord Aveyron.
- EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE « AFRICAE MUNUS » DU PAPE BENOÎT XVI
- PETITES ET GRANDES ÉNIGMES DE L’ESPACE