11 AOUT
Ce retour éclair à Paris m’a fait vivre deux journées d’une rare densité. Les médias ne m’ont pas ménagé, mais c’est mon métier et je n’aurais pu me dérober à ma tâche d’informateur, même si, simplement pour les obsèques, j’aurais aimé la simple présence dans la cathédrale pour me recueillir. Mais dès l’arrivée, il fallait rejoindre les locaux du Jour du Seigneur pour un enregistrement avec le Père Matthieu Rougé. Les documents, parfois anciens (un pèlerinage à Chartres au temps du Centre Richelieu) sont bien choisis et font revivre le Cardinal avec sa vivacité, ses réparties, à divers moments. Même en trente minutes, on peut dire beaucoup de choses.
J’ai regretté de ne pas pouvoir arriver plus tôt et ainsi le voir une dernière fois rue Barbet-de-Jouy. Il me tarde de rejoindre la foule des fidèles qui défilent dans la cathédrale pour bénir son cercueil. C’est une bonne idée d’avoir placé son cercueil en surplomb de la nef, alors que son visage nous est désormais caché. C’est quand même un bouleversement que d’admettre qu’il y a cette rupture, et le sentiment que Dieu a pitié de nos larmes atténue nos pudeurs viriles. Notre-Dame bruisse de ses cohortes habituelles de visiteurs de toutes nations. Semble-t-il que le glorieux édifice s’accorde en ces heures particulières à sa vocation inaltérable ? Celle qui relie la terre et le ciel par la divine liturgie. Toutes les heures, un office est chanté. A ce moment, le Cardinal Macharski, métropolite émérite de Cracovie, s’associe à la prière. Des personnes m’abordent parce qu’elles m’ont vu sur KTO interroger le défunt : « Vous en avez eu de la chance ! », me glisse une dame.
Un peu plus tard, je retrouve Mgr Jean-Louis Riocreux qui m’entraîne dans le parc près de la maison des chapelins. Il me présente au cardinal Macharski qui vient, lui aussi, de voir l’enregistrement de l’entretien des 80 ans et m’a identifié. Je lui dis ma reconnaissance pour représenter ici cette Pologne qui était chère à Jean-Marie Lustiger. J’entends encore ce dernier me dire, alors que j’allais rejoindre Jean-Paul II à Gdansk, à l’occasion de son troisième voyage papal dans sa patrie : « Vous êtes bienheureux d’aller là-bas ! » Le moment était encore incertain. La loi martiale n’était pas encore levée, même si Lech Walesa était libéré et se trouverait en bas du podium et se trouverait au premier rang de l’immense foule rassemblée sur l’ancien aéroport de Zaspa.
Le successeur de Karol Wojtila au Wawel, me raconte qu’il a vu pour la première fois Mgr Jean-Marie Lustiger, évêque d’Orléans, lors de la visite de Jean-Paul II à Paris en 1980. L’organisation de ce voyage avait été plus que laborieuse. Le manque d’enthousiasme de certains était patent. Un prélat polonais du Vatican me dira peu de temps après : « Il a été beaucoup plus facile d’organiser la messe du Pape sur la place de la Victoire à Varsovie, que la messe du Bourget à Paris ». En revanche, le jeune évêque d’Orléans, lui, soutenait de toutes ses forces la venue de Jean-Paul II. Et c’est pour cela que le cardinal Macharski avait fait sa connaissance.
Tous les amis que je rencontre à la Cathédrale et à ses alentours partagent la même peine mais aussi la même certitude qu’un grand homme – surtout un homme de Dieu – se prolonge à lui-même et nous porte au-delà de nous. Le temps que je fasse les démarches pour avoir le coupe-file nécessaire pour la cérémonie de demain, que Denise Dumoulin m’interroge en direct pour Radio Notre-Dame depuis une chapelle latérale du chœur, mes deux fils m’ont rejoint. Je serais content qu’ils gardent cet événement dans leur mémoire. Nous assistons à un autre office. Je reconnais avec le clergé le Père Jean-Rodolphe Kars venu de Paray-le-Monial. Un peu devant nous, un juif coiffé de sa kipa s’est joint à la prière commune, celle des psaumes.
Je ne raconterai pas en détail la cérémonie du vendredi matin. Comme journaliste, j’ai eu le privilège d’assister de très près à la prière du kadish sur le parvis. J’avais été convoqué très tôt par France-Inter pour répondre aux questions de Brice de Galzain à tous les journaux du matin. Il m’avait demandé par téléphone d’être « consultant » de la radio, ce qui m’a contraint à faire des allers et retours à la cathédrale. Mais je n’ai rien manqué d’essentiel, car je n’étais pas tout près du chœur avec les confrères, je pouvais retrouver les images sur l’écran, dans la voiture technique qui était stationnée le long de la Seine.
J’ai pu voir les officiels au premier rang, avec Nicolas Sarkozy, Lech Walesa au côté de François Fillon, et les présidents des Assemblées. La gravité et la ferveur marquaient tous les visages et l’on pouvait constater que, parmi les politiques de premier plan, il y avait un nombre appréciable de catholiques. Philippe Sollers fera remarquer, au Journal du Dimanche, que la chorale était à son meilleur niveau, et si je n’ai pas également apprécié toutes les remarques de l’écrivain, j’ai été sensible à son attention à la grandeur du moment. Tout était beau et l’impressionnant concours de cardinaux, d’évêques, de prêtres et de diacres signifiait l’adieu reconnaissant de l’Eglise. Je n’oublie pas le cardinal Poupard en camail rouge, comme légat du Pape, pas plus que la présidence de Mgr Vingt-Trois dont la belle homélie restituait parfaitement la vérité de son prédécesseur. Maurice Druon, au nom de l’Académie française, sut soulever les applaudissement lorsqu’il s’inclina devant Jean-Marie Lustiger « Notre frère supérieur ». J’ai trouvé magnifique la descente du cercueil dans le secret de la crypte des archevêques, avec cette dalle qui n’est soulevée, si j’ai bien compris, qu’en cas des funérailles des archevêques de Paris. Qu’en même temps retentissent le Salve Regina et le Magnificat, c’était la plus belle des conclusions possibles.
15 AOUT
Jean-Luc Marion publie son hommage dans Le Monde d’aujourd’hui sous le titre « Lustiger ou l’intelligence de la foi ». Du penseur, on n’attendait pas autre chose et il est bon qu’un public cultivé puisse être averti du « secret » de cet homme de Dieu : « Alors que nous tous (ou presque) nous vivons dans le monde et, éventuellement, après coup, nous envisageons que l’on pourrait considérer l’hypothèse au moins de quelque chose qu’on nomme « Dieu », il vivait d’abord dans un face à face permanent, antérieur et irréfragable avec Dieu, avec une évidence absolue de sa présence : « Seigneur, nous te rendons grâce de nous permettre de servir en Ta présence » – combien de fois, ne l’ai-je pas entendu prier ainsi ! »
Cela me rappelle une émission de télévision avec Bernard Pivot, un Vendredi saint, où le Cardinal était venu témoigner à propos de son petit livre Premier pas dans la prière. Il y avait expliqué que l’expérience de la prière était pour lui continuel et qu’il ne cessait de prendre conscience de la présence de Dieu. C’est de fait la coordonnée principale pour comprendre la source de son inspiration et par conséquent son mode d’être au monde. « L’actualité, qui le fascinait chaque jour, consistait premièrement dans l’épopée de l’amour déployé par Dieu en Lui-même, donc dispensé aux hommes. La plus grande tragédie qu’il éprouvait tenait au jeu de l’amour de Dieu et de la haine des hommes. De l’amour de Dieu en Lui-même, de l’amour de Dieu pour les hommes, de la haine des hommes envers Dieu, de la haine des hommes les uns pour les autres, voire de chacun pour soi. Il n’avait qu’une angoisse : mesurer à quel point « l’amour n’est pas aimé »; qu’une joie : constater « la charité répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint. »
Je ne puis qu’acquiescer en prenant la mesure de ce regard mystique d’une intensité peu commune qui nous livrait la clef de sa perception de l’histoire. Je me suis essayé moi-même à développer cette thématique dans une tribune du Figaro-magazine paru également aujourd’hui, et je constate que je rejoins tout à fait Jean-Luc là-dessus. Les catégorie optimisme et pessimisme sont inadéquates pour qualifier sa relation aux événements et ses jugements, car elles relèvent de tropismes psychologiques sans rapport avec la question. Jean-Luc a également raison de rejeter l’explication par le « pessimisme augustinien » qui relève d’une analyse doctrinaire. Parce qu’il avait une doctrine pessimiste, il aurait vu tout sous l’angle de la chute… Et bien non, ce n’est pas cela du tout. C’est expérience de la tragédie et du mal qu’il référait au drame du salut dans lequel sont engagées les relations des hommes avec l’amour offert et méconnu.
D’où son rejet des idéologies, qui m’a toujours vivement frappé, avec le génie qu’il avait de débarrasser le choix de Dieu des hypothèses des systèmes de récupération et d’aliénation. Cela rejoignait ce que Jean-Luc Marion appelle encore son refus des idolâtries. Le christianisme (et le judaïsme) « n’est pas la religion de la sortie de la religion (la fameuse formule de Marcel Gaucher) mais la non-religion d’une sortie toujours recommencée – hors de l’idolâtrie – un exode hors de toutes les Egyptes métaphysique de Dieu, de l’humanisme, des valeurs, et autres a-priori. On retrouve là la grande option du philosophe Jean-Luc Marion mais qui, à mon sens, est peu contestable dès lors qu’elle se rapporte à Dieu qui est hors représentations et appropriations humaines. Le Dieu vivant et vrai n’est perceptible que dans le Christ qui nous Le révèle. C’est d’ailleurs un peu la conclusion de Jean-Luc qui rappelle que notre appartenance à l’Eglise est le fruit d’une élection par Dieu dans le Christ. » Et son association finale, Jean-Paul II – Jean-Marie Lustiger, je l’ai trop soulignée ici-même pour la commenter plus avant.
16 AOUT
L’Assomption le 15 août c’est, sous nos latitudes du moins, une disposition absolument géniale de l’Eglise. Au cœur de l’été, célébrer Marie au ciel, c’est mettre en accord la terre en sa splendeur et le ciel en son triomphe. Cela me rappelle mes souvenirs d’enfance en des lieux de pèlerinage… Mais pourquoi y a-t-il si souvent tant de timidité chez les prédicateurs, à traiter de la fête elle-même et du dogme défini par l’Eglise ? J’y trouve pour ma part la réalisation totale du mystère du Salut complètement déployé.
18 AOUT
Il aura fallu les multiples remarques d’Albert Thibaudet à propos La trahison des clercs de Julien Benda pour que je me résolve à lire enfin cet ouvrage, qui passe pourtant pour classique. Dans les Cahiers rouges de Grasset, il est publié avec un avant-propos très bien-pensant d’André Lwoff, prix Nobel de médecine, et un avant-propos d’Etiemble, qui m’a exaspéré. Et la longue préface qu’a ajouté Benda lui-même à sa réédition de 1946, n’est pas faite pour me mieux disposer à son égard. Ce qui se veut purement humaniste, désintéressé, au seul service des biens universels, peut s’avérer d’une dureté sans mélange à l’égard de ce qui est l’objet de ses jugements sans appel. Juché sur les hauteurs de l’Olympe, on se confère des droits absolus, souvent au mépris de cette vérité et de cette justice que l’on prétend défendre sans concessions. Parvenu à l’essai lui-même, qui fut écrit en 1924-1927, je suis pris entre deux sentiments contraires. D’abord l’intérêt pour un écrivain qui sait bien s’exprimer et développer une pensée argumentée, illustrée par une vraie culture. Mais aussi le déplaisir pour un esprit de système qui gâte les meilleurs démonstrations, se satisfait de parti-pris révoltants et se repaît d’amalgames. Le plus irritant est qu’il y a une part considérable de vrai dans cet essai – du moins la volonté de défendre l’universel est-elle en soi un objet incontestable – mais le vrai défendu de façon partisane devient vite quelque chose de grimaçant et finirait par corrompre les meilleures idées. A force de le lire, je suis maintenant convaincu que le Bernard-Henri Lévy de l’Idéologie française lui doit énormément, car il a trouvé chez lui sa philosophie judiciaire, sa rigueur purificatrice, sa facilité à alimenter un réquisitoire.
C’est là qu’un Thibaudet est précieux. La critique qu’il fit de La Trahison, dans cette même NRF où elle fut d’abord publiée, est – comme souvent – d’une singulière sagacité : « Si le clerc est l’homme de Dieu sur la terre, M. Benda semble animé par ce rêve, par ce mythe : être le dernier clerc qui ait possédé Dieu, être le dernier homme de Dieu, emporter avec lui la plénitude de la cléricature comme il fut accordé à Pompée d’emporter la liberté de Rome. » S’ensuit une somptueuse discussion, balancée, modérée et ferme en même temps, où brille de tous ses feux, le multilatéralisme de Thibaudet, c’est-à-dire la conscience aigu de la complexité, l’ampleur d’un monde polyphonique dont il faut entendre toutes les voix, mais aussi l’érudition qui permet d’évaluer la solidité d’une construction, ou encore l’intelligence philosophique, celle qui repère chez Benda, l’éléatisme* grec, Parménide contre Héraclite, le permanent contre l’écoulement du temps.
L’a priori philosophique est en effet patent dans la construction de La Trahison des clercs et ne saurait être disjoint de son matériau littéraire et historique qui est aussi à « déconstruire » sérieusement. La thèse centrale veut que l’universel, qui est la tache dévolue aux clercs, ait été compromis et trahi par le pragmatisme de clercs contemporains, ceux qui, à l’école de l’Allemagne, ont préféré se mettre au service de la race et de la nation, de la domination et des passions. Même les gens d’Eglise se seraient au mis au service des égoïsmes nationaux en justifiant le droit à la guerre en des termes que Thomas d’Aquin aurait récusés.
Thibaudet rappelle que l’Eglise catholique obéit à un chef, dépositaire des valeurs supranationales, qui exerce de ce point de vue « un pouvoir efficace ». Peut-être pense-t-il au rôle de Benoît XV pendant la première Guerre mondiale. Il est fâcheux que Benda n’en cite même pas le nom et ne semble pas songer à l’exemple qu’il a opposé à une Europe en pleine tragédie nationalitaire.
Comme pour la plupart des idéalistes, il y a chez Benda une propension à simplifier outrageusement et à séparer en catégories définitives amis et ennemis, serviteurs et adversaires de l’universel. Son brio dialectique incontestable lui permet de passer outre à ses menus défauts. Mais n’est-ce pas en définitive d’une critique générale qu’il relève, à ce degré où il se place lui-même comme serviteur des biens supérieurs de l’esprit ? Il y a le vrai de Parménide, et le vrai d’Héraclite, comme il y a le vrai de Spinoza et de Bergson. Ce qu’il y a d’heureusement permanent dans nos natures n’existe qu’à travers nos contingences, et ne vivant pas hors du temps et de l’espace, nous ne pouvons nous abstraire des circonstances. Oubliant la composition de l’être, fait de limites et d’indéterminations, il se refugie trop aisément dans l’empirée des abstractions au risque de rendre inopérantes les notions en peine de s’inventer. Et selon le reproche platonicien, dans ses déductions il fait trop fi des intermédiaires comme les dialecticiens trop pressés. La encore, il faut citer Thibaudet : « Si à côté du clerc statique, qui ne bouge pas parce qu’il aurait trouvé une vérité immuable, religieuse ou politique, il y avait le clerc mobile, critique ? si l’esprit de Montaigne subsistait ? si l’éléatisme et l’héraclitéisme était d’Anciens Testaments qui comportent toujours un Nouveau Testament socratico-platonicien ? si le sel socratique et platonicien devaient sa vertu à son âme de mouvement ? si nous vivions dans un monde ouvert, qui dure, qui invente (…) si les oscillations de l’Histoire continuaient ? » au terme, le critique n’est pas négatif, admettant que Benda contribue à diriger à l’intelligence sur une voie plus humaine, collaborant par là avec d’autres paroles ».
*Ndlr : Doctrine des philosophes de l’école d’Élée.