3083-Encore Maritain - France Catholique
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Le martyre des carmélites
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3083-Encore Maritain

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24 JUIN

Je ne suis pas satisfait de mes remarques à propos de Maritain, trop elliptiques. Elles n’en sont pas moins révélatrices d’un trouble qui aspire à être mieux formulé. Le trouble tourne autour des hésitations de l’auteur d’Humanisme intégral à propos du positif et du négatif. Celui qui dans sa période réactionnaire » se voulait radicalement antimoderne, n’a cessé ensuite de balancer dans ses jugements. Certes, le tourment des années trente est décisif, il marque pour le philosophe une appréciation ouverte du mouvement d’émancipation qui trouve ses prémisses dans la Renaissance. Le Père Valladier n’a nulle peine à illustrer cette affection ja­mais plus reniée d’une pensée : « Une certaine exigence divine travaille ainsi l’époque moderne. Disons qu’il s’agit d’une prise de conscience et d’une découverte pratique de la dignité propre de ce qui est caché dans le mystère de l’être humain. »
Sur ce point, j’ai une remarque à faire, incidente, mais qui explique la complexité de ces débats ramenés trop souvent à des oppositions binaires. Le premier Maritain, celui d’Antimo­derne et, à certains égards, le second, celui d’Humanisme intégral, sont en déca­lage par rapport à l’appréciation positive de la Renaissance par Charles Maurras. Ce n’est pas parce que ce dernier dé­­nonçait Réforme, Romantisme et Révolution, qu’il répudiait l’en­semble des idées en marche, si j’ose dire. Et si son ami Jacques Bainville avait plus que des affinités avec le dix-huitième siècle, lui-même se retrouvait carrément dans l’esprit « positif, scientifique et rationnel » illustré à leur manière par Auguste Comte, Ernest Renan et Hippolyte Taine, auxquels il ne faut pas oublier d’ajouter le nom de Frédéric Le Play, dont le catholicisme ne répugnait pas – bien au contraire – aux mé­thodes inductives. Dois-je préciser que, dans cette ligne-là, il y avait plus de proximité avec la conception poli­tique de Richelieu qu’avec Jean-Jacques Rousseau.

Donc, de ce point de vue, entre Maurras et Maritain, il y a désaccord. Le premier est plus « moderne » d’abord que le second. Puis le second va s’ouvrir à une modernité qui n’est pas exactement celle du premier. Il va la trouver dans certaines aspirations humanistes où Maurras aurait fait le tri d’une manière différente. Mais il me semble que c’est l’expérience américaine qui amène Maritain dans un univers qui n’est plus maurrassien quoique, là-dessus encore, il faille marquer quelques nuances. L’universitaire américain Leon S. Roudiez a trouvé des textes du jeune Maurras qu’il juge presque trop admiratifs pour les Etats-Unis. Qu’importe ! Le problème est qu’un Maritain neuf va émerger de la culture anglo-saxonne de la démocratie pour des raisons bien compréhensibles. La conception des institutions n’y a pas les mêmes fondements qu’en France, même si l’influence de Montesquieu et du XVIIIe siècle philosophique y est grande. L’absence d’antichristianisme a dû beaucoup compter pour le philosophe thomiste, ainsi que la primauté de la société civile sur la régulation étatique.

Il est vrai qu’avant les Etats-Unis il y avait eu Humanisme intégral et sa philosophie de l’Histoire pour beaucoup empruntée à Berdiaev et son mythe d’un nouveau Moyen Age. Ce qui permet au Père Jean-Miguel Garrigues de parler de trois périodes de Maritain, la dernière se caractérisant par un retour au « droit naturel » dans le contexte de la démocratie mo­derne. Reste que le philosophe n’a jamais re­nié Humanisme intégral.

26 JUIN

J’ai repensé à diverses reprises aux propos de Paul Veyne quant au caractère non chrétien de notre époque et de notre société. Ce qui me chiffonne, c’est qu’il ne reconnaît aucun lien, ou aucune dette entre « l’Europe d’aujourd’hui » et ses origines chrétiennes. Généralement, même ceux qui font des Lumières une rupture absolue les mettent en rapport conflictuel avec un christianisme dont elles sont un avatar improbable et illégitime. Il est vrai que ce n’est pas la seule thèse possible. Celle d’un rationalisme radical qui mettrait fin à toute requête métaphysique ou interrogation religieuse est plausible, bien que Voltaire soit déiste, et Rousseau imprégné d’une religiosité manifeste. Et puis il y a le cas américain qui donne au XVIIIIe siècle une suite qui n’est ni rationaliste ni athée. Et c’est là où Paul Veyne se trouve pris en défaut. Impossible de penser les Etats-Unis sans la religion.

Autre point allégué par l’historien : le caractère violent du Moyen Âge où férocité et Evangile souvent ont coexisté. N’est-ce pas oublier le rôle pacificateur de l’Église et la difficulté de transformation des mœurs ? Mais ce devrait être l’objet d’une étude spéci­fique, peut-être dans l’esprit de re­cherche de Norbert Elias sur la société de Cour dans son action d’affinement des sentiments et des comportements. Je vois bien la pointe de l’argumentation de Paul Veynes : c’est l’individualisme des Lumières et l’élaboration des droits individuels qui auraient décisivement transformé la civilisation des sociétés. Mais même dans ce cas, est-il juste d’exonérer cette évolution de toute influence chrétienne ?

Je préférerais proposer une autre direction de recherche qui ne reprendrait pas exactement la probléma­tique des racines – que je ne récuse pas fondamentalement – à l’encontre de Paul Veyne – pour privilégier celle de la Nature et de la Grâce, ou encore de la civilisation et de la différence chré­tienne. En effet, à l’origine – la période constantinienne pour simplifier – la religion nouvelle ne forme pas une civilisation radicalement autre, mais elle modifie sensiblement la réalité sociale qui lui préexistait, en adoptant en fait l’essentiel de ses structures, de ses coutumes et même de ses valeurs. C’est vrai aussi dans l’ordre intellectuel – celui de la culture – où les Pères de l’église se sont abondamment nourris de la littérature et de la philosophie antiques. De même, par la suite, il y a croissance de la ci­vi­lisation du fait du développement des richesses humaines. C’est vrai de la Renaissance, du Grand Siècle, du XVIIIe, et à chaque période l’humanité croît des puissances endogènes de sa créativité. La grâce intervient là pour achever, perfectionner. Son régime est d’abord dans cet ordre de l’accomplis­sement, avant même celui de la purification. Je me retrouve là-dessus avec Pierre Manent qui sait être critique avec les conceptions « modernes », mais en accepte sans réserve le positif. En ce sens, c’est la leçon d’Alexis de Toqueville, qui observe la montée de la société égalitaire et individualiste comme une donnée irrécusable – qu’il serait vain de nier ou de contrer – en conservant toute sa lucidité quant à la pathologie qu’elle recèle.

Pourtant, à cette logique-là, s’oppose une autre que j’appellerai clavélienne, beaucoup moins accommo­dante à l’égard de la culture moderne et qui s’oppose, avec la dernière énergie, à un humanisme dépourvu de sève chrétienne. Il en constate, avec la crise des années 60, l’inanité dans le cadre d’une civilisation épuisée. Ce radicalisme évangélique n’est pas toujours admis, ni même compris. Il s’oppose à la thématique d’une ouverture de l’Eglise au monde et, plus encore, à celle d’un retard de reconnaissance de l’humanisme des Lumières que seul Vatican II aurait en quelque sorte réparé. On objectera que Maurice Clavel s’en prenait à l’humanisme athée, et d’abord au marxisme qu’il était encore de mode de courtiser dans les années 70 et que les Lumières seraient sauves de son courroux. Ce n’est pas du tout sa pensée, telle qu’il l’exprime par exemple dans Quatre siècles chez Lucifer. Et je l’entends encore me dire sa colère après lecture d’un article des I.C.I. (Informations Catholiques Internationales), qui se voulaient alors l’organe de l’Église avant-gardiste), où Chenu et Congar expliquaient que le Concile était la réconciliation de l’église et des Lumières. Pour lui – et le cardinal Lustiger l’exprimerait plus tard en des termes très proches – il y avait renversement métaphysique et apostasie dans un humanisme refusant la transcendance du Dieu de la Révélation.

Ce qui a un peu brouillé les cartes et empêché certain de comprendre ce que voulait dire Clavel, c’est son en­gagement gauchiste-révolutionnaire. Mais ce gauchisme est précisément impitoyable pour la société et les valeurs du moment, y compris pour ce qui s’y veut d’avant-garde. Ce que Clavel désire de toutes ses forces, c’est dynamiter l’humanisme fermé à l’Homme qui ne se révèle qu’en Christ, et pour ce faire, il cherchera et trouvera des alliés en subversion « historico-trancendantale ».

D’où l’incompréhension dont il a été l’objet, y compris de la part de ceux qui ont feint de le comprendre. C’était un énorme paradoxe de parier pour une révolution « du côté de l’être », alors que ce qui s’était voulu actif dans le christianisme se réclamait de la réconciliation avec le monde séculier, celui dont Clavel voulait précipiter la perte.

28 JUIN

Mes dernières réflexions me ra­mènent à Maritain et à son attitude devant le monde, qui constitue un des sujets les plus présents dans Le paysan de la Garonne. Il y opère un rappel de tout ce qu’il a écrit dans ses livres sur l’ambiguïté foncière du monde, ce qui ressort à l’évidence de l’enseignement évangélique. C’est pour définir une sorte de juste milieu « d’éminence » entre une attitude purement négative et une autre exagérément optimiste qui correspondent aux deux catégories dont il entend se distinguer vigoureu­sement quoique charitablement : vieillards de chrétienté et moutons de Panurge. Les premiers sont attachés à une société disparue qu’ils voudraient vainement faire resurgir, les seconds sont disposés à accepter tout, pourvu dans le sens de l’Histoire. Je ne dis pas que son « message » est foncièrement contradictoire avec celui de Clavel, car les deux écrivains sont foncièrement engagés dans l’espérance d’un monde transformé par l’Evangile et refusent les compromissions qui entraînent les trahisons. Il y a même chez l’un et l’autre le projet repris de Berdiaev d’une nouvelle chrétienté. Maritain est sans aucun doute éloigné de ce qui était au cœur d’Humanisme intégral, sans jamais le renier explicitement. Son approche anglo-saxonne de la démocratie l’a fait évoluer pour des problématiques plus réalistes, moins romantiques. C’est pourquoi il y a tout de même problème avec Clavel qui, sans aucun doute, avec un côté visionnaire et prophétique, ne craignant pas les perspectives eschatologiques et les révolutions radicales. Le vieux sage a-t-il pris connaissance des fulgurances de son cadet ? Chronologiquement, il l’aurait pu. Il faudra que je me renseigne là-dessus. Aurait-il acquiescé à l’analyse funèbre pour l’humanisme moderne du gauchiste qui annonce un renversement radical et qui ressent dans les bouleversements de 68 les cris ineffables de l’Esprit, en même temps que les convulsions d’un monde qui meurt. Je n’oserais l’affirmer et je vois les objections que le conciliateur des humanismes aurait pu développer. Mais je ne doute pas que le vieil homme ait été puissamment intéressé et stimulé par une telle provocation.
Je n’oublie pas non plus que Maritain, dans Le Paysan, se veut toujours révolutionnaire à sa façon. Eduardo Frei, son ami et disciple, président du Chili, constitue une de ses références concrètes, ce qui atteste encore une réelle modération. Du moins y a-t-il chez le vieux sage une impatience pour la justice qui lui donne une souveraine liberté par rapport à tous les conformismes.