Ier JUILLET
Qu’entend Benoît XVI quand il incrimine l’apostasie de l’Europe ? On me demande de donner mon sentiment à ce sujet. Et j’hésite un peu. Non que je ne comprenne et n’approuve la formule du Pape qui correspond à un phénomène de fond irrécusable. La difficulté, c’est de préciser les formes exactes d’une telle trahison de l’esprit. L’apostasie se rapporte d’abord à la démarche purement personnelle ou intime d’un croyant qui décide, délibérément, de rejeter la foi qu’il professait, jusqu’à parfois s’en proclamer l’adversaire résolu et militant. La transposition à un sujet collectif d’un processus psychologique, intellectuel, volontaire et passionnel, n’est pas impossible, mais elle réclame des adaptations particulières.
La première raison tient à l’essence du christianisme, rebelle par définition à une identification pure et simple à une adhésion collective et à un processus d’ordre politique. Les premiers chrétiens furent désignés comme athées dans un Empire romain dont ils ne pouvaient professer le culte, idolâtrique à leurs yeux. C’était le signe d’une transformation radicale du fait religieux, qui à l’aune de l’enseignement du Christ, relevait désormais de la pure conscience personnelle. Il y a donc forcément une différence qui est plus que qualitative, ontologique, entre le rejet individuel de la foi, et l’abandon collectif d’un ensemble de représentations et de valeurs identifiées à l’héritage du christianisme. Cependant, le fait que cet héritage a été profondément intériorisé par une société, intégré dans une civilisation en relation avec le caractère intime des convictions, confère une nature singulière à une sorte de désaveu collectif. Cela peut signifier, en effet, un véritable arrachement à soi-même, à ce que l’on tenait pour le trésor de la sensibilité commune, le socle de ses principes les plus fondateurs, la source inépuisable où vivre et renaître dans une humanité dont la soif ne pouvait être apaisée qu’à l’eau vive de la grâce.
Autre aspect de la difficulté : ce que Marcel Gauchet a décrit dans sa thèse désormais classique Le Désenchantement du monde, et dont il s’agit de bien comprendre la signification, car les contresens qu’il a lui-même écartés, sont dommageables à l’intelligence d’un problème ardu. Gauchet définit, en effet, le christianisme, « la religion de la sortie de la religion » et l’on peut spontanément interpréter cette formule comme celle d’un christianisme suscitant une sorte l’athéisme ou du moins l’indifférence à l’égard de tout éclairage de foi, alors qu’il ne s’agit pas de cela. Gauchet veut expliquer la nature nouvelle que le christianisme engendre en ce qui concerne la relation du religieux au politique. En somme, la révolution du libre arbitre et de la liberté de conscience exclut désormais qu’une instance politique ne soit pas autonome. Le lien irréductible des anciennes sociétés avec un sacré, qui les constituait de part en part, s’est défait en laissant à chacun une foi libre de ses convictions. Par ailleurs, le pluralisme des sociétés modernes, exclut, au moins en principe, la reconnaissance d’un foi unique et officielle. Mais l’apostasie n’est pas le corollaire d’une telle évolution. Au contraire, que la foi échappe à l’emprise politique, et elle peut être plus forte et plus pure. Elle n’est pas tenue non plus au silence, elle peut retentir dans l’espace public avec sa pleine authenticité. Encore faut-il qu’elle ne se sente pas obligée de se fondre dans un consensus mou, ou pire encore, dans un relativisme à terme mortel.
On saisit donc que Benoît XVI, à travers sa formule d’une apostasie de l’Europe nous donne un avertissement grave sans sous-estimer les enjeux pratiques d’une fidélité de cette Europe à sa source chrétienne. Le christianisme n’est pas une idéologie dont un État ou une société pourrait se réclamer. Bien plus fort et ambitieux, c’est un appel à assumer sa liberté dans la dignité et dans un sursaut continuel pour être fidèle à ce que Dieu attend des hommes.
3 JUILLET
Lectures d’été. Albert Thibaudet nous revient dans l’indispensable collection Bouquins de Robert Laffont. Et en me plongeant dans ce millier de pages, je suis partagé entre la satisfaction littéraire et une étrangeté ressentie à l’égard d’une époque révolue. Proximité et distance, avec cette réserve que la distance renvoie quand même à ce dont nous venons et qu’il nous est impossible de nous renier tout à fait. En un mot, la Troisième République, ces soixante-dix années si riches, si déconcertantes, si contrastées, où le meilleur et le plus médiocre se mêle, où les personnages s’animent sur une scène intérieure avec leurs passions un peu éteintes, mais pour sauver le tout, sans jamais échapper à une des plus somptueuses périodes de notre langue. Et c’est cela que j’apprécie, au premier chef, Chez Albert Thibaudet, que tout soit ressaisi par la littérature, grâce à un critique qui a tout lu et tout retenu, tout intégré.
L’appareil des quelque 200 pages de notes est indispensable. Je n’en manque strictement aucune, ce qui alourdit un peu la lecture, mais permet, à mesure, de saluer les protagonistes et surtout les personnages de second plan ou plus modestes encore. Heureusement, l’essentiel de cette période m’est demeuré dans la tête et, comme je suis quand même assez familier des grands auteurs sans cesse évoqués par Thibaudet, je ne suis jamais perdu. J’ai même l’impression de reconquérir tout un paysage qui est mien et se ranime au long des chapitres.
Tout m’y intéresse, même si tout ne m’y agrée pas. Je suis plus éveillé par une discussion intellectuelle que par des digressions sur le Parti radical, mais comment séparer ce qui fut inextricablement entrelacé. Le paradoxe évangélique du bon grain et de l’ivraie pourrait s’illustrer aussi en ce domaine. Avant de juger et de tirer le meilleur, ne pas brûler l’ensemble du tableau.
Ce n’est pas le hasard qui fait rencontrer à diverses reprises Thibaudet et Daniel Halévy. Leur parenté est évidente à cause d’une sensibilité qui n’exclue pas les désaccords, mais va loin dans les affinités. Le premier est un provincial devenu parisien, mais jamais renié, le second un parisien devenu provincial, arpentant les rues de la capitale comme il rend visite aux paysans du Centre. Et aussi en commun, tout l’espace littéraire, tout l’espace politique et historique. Halévy est sans doute plus historien, Thibaudet plus critique… Et encore, Halévy avec ses essais sur Péguy, Nietzche, son activité et ses choix d’éditeur, est complètement critique littéraire. Ce que j’essaie d’exprimer, c’est leur commune façon de se saisir de leur temps avec la même intelligence subtile et le style qui convient. Un style qui s’est peut-être passablement perdu de nos jours, où l’on est capable de retracer l’itinéraire intellectuel de ce même Daniel Halévy sans se montrer le moins du monde sensible au grain d’une écriture et à la somptuosité d’une peinture.
4 JUILLET
Thibaudet possède une vertu qui paraît rare de nos jours, le vrai libéralisme, quoique j’hésite à définir par ce mot si complexe, cette générosité de l’esprit qui permet, tour à tour, de sympathiser avec toutes les formes de pensée, toutes les familles spirituelles, en leur accordant le meilleur qu’elle possède. Le fruit en est une indépendance, une liberté, qui sans renier ses préférences, permet de rendre justice à chacun. Il est Barrès avec Barrès, Jaurès avec Jaurès, Poincaré avec Poincaré, Sangnier avec Sangnier, Maurras avec Maurras. Et ses lectures considérables le mettent en possession d’un savoir inépuisable, de quoi nourrir la pertinence de ses jugements. Je m’aperçois qu’écrivant cela, je parodie presque les mots employés par Antoine Compagnon dans la préface de ces Réflexions sur la politique. « S’il revendique une étiquette, c’est celle du libéralisme actif ou encore du libéralisme intégral indispensable au critique politique, y compris pour lui faire surmonter le libéralisme et dénoncer au besoin celui-ci, car le mot a une fâcheuse tendance, reconnaît-il, à rimer avec pharisaïsme et colonialisme. « Il reconnaîtra son libéralisme comme précaire et sera au besoin libéral contre lui ». Il se définit lui-même comme un libéral indépendant et impénitent […] tandis qu’il refuse obstinément, à la manière de Montaigne, qu’on le case, qu’on l’oblige à se déclarer de droite ou de gauche, guelfe ou gibelin, comme les conscrits de l’ancienne armée allemande, rappelle-t-il, qui étaient conduits à l’office le dimanche ou bien consignés jusqu’à ce qu’ils eussent déclaré leur religion. »
Au fait, quelle était la sienne de religion ? On aimerait en savoir un peu plus là-dessus. Antoine Compagnon nous signale « un père radical et laïc et une mère catholique elle-même originaire de Cluny – par ces symboles de la division ou plutôt de la complicité des familles au temps de la séparation. » Je remarque, au passage, qu’il est du côté d’une séparation apaisée, se félicitant que Briand l’ait emporté sur Combes, et souhaitant même qu’un rééquilibrage se produise au profit de l’Eglise catholique. Il verrait bien les locaux du séminaire Saint-Sulpice revenir à leur destination native. J’admire aussi ses connaissances précises en histoire et en littérature religieuses. Comme les jeunes gens cultivés de sa génération, il a lu très tôt le Port-Royal de Sainte-Beuve et sait discerner l’importance fondatrice d’un Pascal, prototype du laïc chrétien engagé. Lorsque dans son « tableau des Idées politiques en France », il fait la part du catholicisme social, on s’émerveille de sa maîtrise du sujet, en constatant là encore, qu’il a la faculté rare d’être chrétien social comme il sait être radical ou traditionaliste, sans survoler la question. On peut certes, avec le recul du temps, mettre en cause son hypothèse selon laquelle l’existence d’un grand leader pouvait faire s’implanter un parti démocrate chrétien chez nous. Il est vrai que De Gaulle a contrarié la réussite du MRP après-guerre, et que c’est en partie parce que le leader providentiel n’était pas de chez lui, que le courant de Sangnier, de Bidault et de Lecanuet a échoué. Mais il y a aussi d’autres causes, comme celle d’un attachement exclusif des démocrates-chrétiens au système parlementaire.
Nous voilà loin de la mystique, mais il me semble que Thibaudet n’y était pas indifférent, lui si prompt à reprendre à son compte des formules de Péguy, et surtout de discerner, de Pascal à Maritain, en passant par Chateaubriand et Lammenais, les lignes d’une apologétique qui ait une influence sur les âmes. Sans doute, ce bon-vivant de Bourguignon, n’était-il pas comme un Huyssmans, familier de l’abbaye de Ligugé ou des messes du petit matin. Mais il n’y était sûrement pas indifférent. Et s’il entendait sans broncher un certain anticléricalisme, il en récusait l’extrémisme, comme le vrai libéral qu’il était.
7 JUILLET
Hier, rendez-vous matinal à Radio Notre-Dame avec Louis Daufresne. Ma mission est un peu délicate, puisque je dois préparer en quelque sorte, la réception du Motu Proprio de Benoît XVI concernant la liturgie. Bien que n’ayant pas encore pris connaissance du texte rendu officiel seulement aujourd’hui, j’ai une idée précise de son contenu, notamment à la suite d’une rencontre informelle, que, journalistes, nous avons eu mercredi soir avec le cardinal Ricard lors de l’inauguration du nouveau siège de l’épiscopat, avenue de Breteuil. Je crois qu’il s’agit d’un texte équilibré qui devrait pacifier les esprits, si le démon de la division et les surenchères ne prennent pas le dessus. Je sais assez que trop de sensibilités sont à vif sur ce genre de sujet, pour ne pas craindre grincements et polémiques. Comment transposer le débat là où il devrait trouver ses meilleures résonances, c’est-à-dire au plan du sens de la mission liturgique et de l’art qu’il suppose ?
La conférence de presse, cette fois-ci tout à fait officielle, tenue ce matin, par le président de la Conférence épiscopale, a répondu à tous mes vœux. Le cardinal Ricard, qui a suivi les travaux de la commission Ecclesia Dei participe pleinement de l’esprit qui a présidé à une entreprise de réconciliation. Il reste à espérer que l’ensemble des communautés paroissiales et, de proche en proche, l’ensemble des catholiques, rejoignent ce qui va beaucoup plus loin qu’un satisfecit accordé à des rebelles. Suis-je un incorrigible rêveur, à croire que tous devraient être ainsi être provoqués dans leur perception de l’action liturgique et que personne ne devrait rester étranger à une salutaire remise en cause de ses habitudes ?
9 JUILLET
Thibaudet citant Alain, qui fut « le philosophe du radicalisme » : « Au fond du radical qui obéit toujours, il y a un esprit radical qui n’obéit jamais, qui veut croire, qui examine et qui trouve dans cette farouche liberté quelque chose qui nourrit l’immense amitié humaine ; et c’est l’égalité. L’esprit d’égalité, c’est, d’un côté, la résistance, le refus d’acclamer, le jugement froid ; de l’autre, c’est la confiance en l’homme, l’espoir, dans une instruction et une culture égales pour tous, et l’horreur de tout régime où l’homme serait moyen et instrument pour l’homme. Philosophie courte mais ferme, je dirais même impitoyable. Et cela fait un parti modéré et redoutable »
Thibaudet n’est pas très tendre pour Alain. Il parle ironiquement de « parti modérément redoutable ». J’avoue que pour peu que j’aie pratiqué Alain, il ne m’a guère séduit. Autant dire que le radicalisme Troisième République n’est pas ma tasse de thé. Le jeune Bernanos, en son temps, interpellait avec jubilation le professeur Chartier qui enseignait à Rouen depuis son « avant-garde de Normandie ». Pour peu que l’auteur d’Éléments d’une doctrine radicale demeure le penseur d’une certaine idéologie républicaine, une analyse de ce type de propos s’avère encore utile.
En positif, je retiendrai ce qu’on appelle « l’esprit d’examen », non sans nuance. Que le citoyen doive, en toutes circonstances, rester aux aguets, s’interroger, demander des comptes, j’en suis assez d’accord. Mais c’est aller un peu vite d’en faire la vertu obligée de la démocratie. L’esprit grégaire, l’engouement pour la mode la plus superficielle sont aussi les ingrédients notables de l’esprit public. Et lorsqu’il s’avise de jouer au contestataire, c’est souvent dans un parfait suivisme, celui que Philippe Muray épinglait à l’enseigne des « mutins de Panurge ». Bien sûr, Alain entend définir une attitude éthique, qui se comprend comme une discipline pas forcément aisée. En même temps, il prétend que telle serait l’attitude spontanée de l’électorat radical, celui qui a fait la continuité et la stabilité de la Troisième République.
La charge polémique de cet « esprit d’examen » n’est pas à dédaigner. À l’origine, il y a le Gambetta du « cléricalisme, voilà l’ennemi » et ce que Thibaudet appelle « la République des professeurs ». C’est-à-dire une hostilité violente au catholicisme et la prétention d’inventer une sorte de spiritualité laïque, avec la complicité de quelques « cadres » venus du protestantisme et qui furent à l’origine de l’École publique. Il se produit régulièrement une résurgence des thèmes radicaux. Ainsi Jean-Pierre Chevènement, en 1989, déclare : « L’école publique s’est imposée historiquement en France avec l’esprit de libre examen, contre la mainmise de l’Église sur l’éducation et l’esprit des enfants. Si d’autres formes d’obscurantisme se lèvent, l’esprit de libre examen reste aussi nécessaire aujourd’hui qu’hier à la République, et par conséquent la laïcité. »
Je n’ai aucune hostilité à l’égard de Chevènement et apprécie même souvent son sens civique, mais je ne puis approuver ce qu’il y a de caricaturale dans pareille assertion. Désigner dans l’Eglise la puissance obscurantiste renvoie aux motifs les plus essentiels du totalitarisme moderne, celui qui trouve son origine dans la part d’ombre des Lumières et le grand dérapage de la Révolution française. Mais si l’on considère le type d’homme qu’a pu éduquer l’Enseignement catholique depuis la Révolution, on peut juger qu’en fait de liberté, de caractère, d’indépendance, il n’est en rien inférieur à celui de l’École publique. Quant à l’esprit d’examen, que le radicalisme a repris – en s’en flattant – à la Réforme, il devrait lui-même être sujet à examen. L’opposer au dogmatisme catholique relève de la même outrance et il faudrait longuement argumenter pour montrer que hors d’une certaine discipline théologique, il n’y a plus, dans le domaine religieux, de pensée possible, ni de liberté d’examen, l’anarchisme pur détruisant toute intelligibilité. D’ailleurs le laïcisme le sait bien, qui voulut imposer ses propres dogmes, souvent repris du positivisme d’Auguste Comte.
Dans cet ordre théologique, je pourrais indiquer un exemple intéressant et qui est d’ailleurs souvent allégué à l’encontre du catholicisme. C’est celui de l’exégèse. Sans doute y eut-il bien des errances, des défenses malheureuses, des crispations parfois désastreuses face à l’exégèse critique moderne à prétention scientifique. Les répliques à Renan et, dans un autre ordre, à Loisy, n’ont pas toujours été heureuses, mais je constate que la logique du libéralisme protestant pure allait à la dissolution de la figure de Jésus et qu’il a fallu, du côté de la Réforme, la réaction « dogmatique » d’un Karl Barth pour arrêter le désastre. Et du côté catholique, l’intelligence critique de Monsieur Pouget et du Père Lagrange a été d’autant plus fine, adéquate, équilibrée qu’elle ne se séparait jamais des repères dogmatiques de la foi. Cela pour signifier que ces Messieurs du Radicalisme, de la Libre-Pensée et de l’anticléricalisme subséquent devraient s’y reprendre à deux fois avant de proférer leurs anathèmes.
Mais j’en reviens à Alain et au côté politique de son propos. Je retiens encore en positif le grand principe kantien qu’il allègue et que je ne puis que faire mien : « l’horreur de tout régime qui serait moyen et instrument pour l’homme ». Reste à s’interroger sur l’usage qu’en font aujourd’hui, dans le domaine de la bioéthique, les nouveaux détenteurs du pouvoir de l’homme sur l’homme et sur le jugement exprimé par les disciples de Kant et d’Alain…
Je m’interroge aussi sur le thème rebattu de l’homme contre les pouvoirs avec un slogan du type : « Le pouvoir absolu corrompt absolument ». Si l’on veut dire par là que la faillibilité humaine se révèle parfois tragiquement dans l’usage du pouvoir, je ne puis qu’approuver. Si l’on entend, en plus, discréditer la notion même d’autorité et en rendre pratiquement impossible l’exercice, je m’insurge. J’approuve le contrôle des actes du pouvoir par les instances compétentes, et pense nécessaire l’expression du consentement, qui est la vérité de la démocratie. Mais sans décision – que prépare, je l’admets, une nécessaire délibération – et sans le temps et l’espace laissé à un gouvernement, il n’y a de consentement qu’informe et la logique du politique se désarticule.
Reste ce que j’appellerai la confiance naïve d’Alain en cette pédagocratie qui est chez nous le fondement du régime d’opinion, comme l’a bien montré Claude Nicolet. Encore faudrait-il que le bel instrument ne soit pas détruit et que la crise actuelle de l’Ecole ne laisse pas béant la question de la transmission de la haute culture. De ce point de vue, déjà la République des Professeurs de Thibaudet était branlante, pour peu qu’elle ait réussi à un moment. Or c’est déjà douteux, comme le souligne Antoine Compagnon dans sa préface : « De même qu’ils sont des écrivains de second ordre, les professeurs peuvent faire de la politique, devenir de bons maires, conseilleurs généraux, députés et surtout sénateurs de la Gauche démocratique, mais ce ne seront jamais des hommes d’État, des Clemenceau, des Joseph Caillaux, des tueurs et des traîtres. » Mais cela, c’est la lucidité de Thibaudet, pas celle d’Alain auquel la réalité crue ne pouvait que faire beaucoup de peine. De surcroît, les études vont prendre un autre tour lorsque le classicisme a cédé, suivant les réquisitions d’autres formes dérivées de la culture.
12 JUILLET
Mardi, mercredi, visite éclair à Avignon en plein festival, dont je n’ai vu que l’extérieur, faute de temps. Si je m’y étais pris plus tôt, j’aurais pu peut-être applaudir Claudel au cloître des Célestins. Mais la file impressionnante de spectateurs m’a dissuadé de me faufiler, même en clandestin. Je n’en ai pas moins goûté le bonheur de la promenade intra-muros, c’est vraiment beau Avignon, le monumental Palais des Papes siégeant au milieu d’un lacis de rues, aux carrefours desquels les églises font signes. C’est à l’invitation de Jean Lebrun, son émission sur France-Culture, que je me suis retrouvé là. L’idée était originale : parler du Motu Proprio sur la liturgie dans la capitale du théâtre, puisque la messe se trouve en quelque sorte au sommet de la scénographie sacrée. Je ne pouvais manquer de rappeler le premier tome de La dramatique divine, de Balthasar, tout entier consacré au grand répertoire théâtral, depuis les Grecs jusqu’à Ionesco.
Jean Lebrun, avait aussi invité un prêtre, anthropologue, spécialiste de la liturgie qui a précédé le Motu Proprio, célébrant tour à tour dans les deux rites – désormais l’ordinaire et l’extraordinaire – non loin d’Auxerre, homme de savoir et de sagesse, ce curé de paroisse rurale fut longtemps vicaire général d’un autre diocèse et professeur dans l’enseignement supérieur. Notre rencontre fut hélas trop courte, car il devait prendre le dernier train de la soirée, mais elle fut suggestive. Bonne idée encore de Jean Lebrun d’envoyer en reportage deux journalistes aux deux messes qu’ils découvrent l’un et l’autre pour la première fois ! Enfin, je n’oublierai pas notre dîner, à l’ombre impressionnante de la plus haute tour du fameux palais. L’état-major de France-Culture, au côté de figures du festival se retrouve ici d’autant plus aisément que l’on est à proximité du jardin des cultures d’Europe où se déroulent en plein air les émissions. En saluant le directeur de la chaîne, je me rends compte que même ce modeste journal peut être lu avec intérêt, notamment lorsqu’il évoque les affaires de la dite radio. Et on ne m’en veut même pas d’avoir été assez critique pour la suppression de l’émission d’Elisabeth Lévy…
4 JUILLET
Je n’ai pas envie de commenter aujourd’hui les festivités nationales et le style Sarkozy qui s’y manifeste à nouveau. Simplement quelques mots pour évoquer la réception de la veille, au ministère de la France d’outre-Mer. Je ne sais qui – que je me permets de remercier ici – m’y avait invité et je m’y suis rendu avec ma fille étudiante particulièrement intéressée par la politique. Ce n’est pas que je poursuive les cartons d’invitation aux réceptions officielles. Je ne suis fidèle qu’à celles de la nonciature, chaque année, pour l’anniversaire de l’élection du Saint-Père. Mais, ma foi, à celle-ci, je ne me suis pas ennuyé. Non seulement parce que j’y ai écouté, à quelques mètres, le Président en personne, et aperçu une grande partie des ministres, mais parce que dans l’ambiance chaleureuse de nos communautés des mers lointaines, j’ai pu faire des rencontres précieuses et au moins amorcer des conversations intéressantes. Savez-vous que le sénateur de Wallis et Futuna, qui est de famille royale, est aussi frère en religion ? Évidemment, il connaît très bien Mgr Jean-Yves Riocreux, évêque de Pontoise, qui continue à entretenir des liens de communion dans tout ce secteur du Pacifique.
Quelques mots échangés avec Fadela Amara, et c’est Christine Boutin qui apparaît, particulièrement rayonnante. Ce qu’elle me confie en quelques mots me renforce dans mon sentiment que l’attelage qu’elle forme avec Fadela est beaucoup plus solide que d’aucuns le pensent et que le beau ministère qu’elle a en charge lui fait un devoir de réussir quelque chose de bien. Avec Maître Thierry Massis, défenseur très dévoué de l’épiscopat devant les tribunaux, c’est le souvenir de son grand-père, l’écrivain Henri Massis que nous évoquons, ainsi que celui de ses grandes amitiés et de la blessure de leur rupture : Jacques Maritain, Georges Bernanos !
L’eau a coulé sous les ponts depuis les années de l’entre-guerre et les engagements se sont reformulés en fonction des nouveaux enjeux. Mais nous ne sommes peut-être pas très nombreux à garder en mémoire tout ce passé de combats, de discordes farouches, d’incompréhension entre catholiques. C’est heureux et malheureux à la fois. Malheureux parce que l’amnésie n’est jamais bonne et qu’il y a toujours quelque chose à retenir des convulsions d’hier. Heureux parce que la voie est peut-être plus libre pour les perspectives nouvelles et qu’il n’y a pas lieu de rester fixé sur un passé au risque de vains ressassements.
7 JUILLET
Comme chaque année, j’ai pris mes quartiers d’été dans ma campagne limousine. Mon hameau tranquille est à deux pas d’une forêt où j’aime m’enfoncer en montant plus haut jusqu’au village qui domine un vaste paysage. Ici, on vit aisément sans télé. La radio suffisant à ramener la rumeur du monde, et les journaux de Paris se chargeant de transmettre les débats citadins. Il m’est arrivé de profiter assez largement de la liberté intérieure de cette oasis heureuse pour mener des réflexions plus abouties qui ont fait des livres. Mais un journaliste ne peut être étranger aux querelles du moment, ces débats citadins, et la lecture de Réforme, que je reçois à nouveau, grâce à la diligence de son directeur, Jean-Luc Mouton, m’incite à revenir au courroux de nos amis protestants face à l’instruction romaine concernant l’ecclésiologie.
La colère est forte ! « Jusqu’à la nausée » chez les réformés qui estiment que la cause œcuménique est bafouée et que Benoît XVI, décidément, n’a pas bougé d’un pouce par rapport à ses prédécesseurs qui refusaient obstinément d’entrer dans un mouvement où il fallait renoncer à être l’unique tête. Mais n’est-ce pas justement la philosophie-même de l’œcuménisme qu’il faudrait interroger avant de se demander s’il y a rupture de contrat ? Il convient d’abord de se rappeler qu’à l’origine, l’œcuménisme est un mouvement intra-protestant dont le but est de rapprocher les diverses communautés issues de la Réforme. Il y avait donc un socle commun, au moins historique, pour tenter une forme d’unité, la seule concevable pour des protestants dépourvus d’ecclésiologie commune. Par la suite, l’ouverture de cet œcuménisme aux orthodoxes et aux catholiques devait forcément poser des questions différentes et il n’est pas sûr que les protestants s’en soient aperçu sur le champ. N’ont-ils pas imaginé que la pleine unité des chrétiens était un objet de construction, selon un modèle inédit, celui qu’ils avaient inventé pour eux-mêmes et qui devrait s’imposer à tous ?
L’œcuménisme de terrain a l’avantage de favoriser des rapprochements en suscitant l’amitié des personnes et des groupes là où hier on s’ignorait ou se battait froid. Il est amplifié lorsque des buts concrets, d’ordre caritatif, sont proposés. Mais ça devient beaucoup plus difficile lorsqu’on tente de rechercher en commun, les fondements théologiques de l’unité. Déjà certains protestants reprochaient à l’œcuménisme intra-protestant de susciter un libéralisme solvant pour la foi. Plus tard, dans le cadre du Conseil œcuménique des Églises, dont le siège est à Genève, et qu’ont rejoint les orthodoxes, l’aspect pratique prendra aussi le dessus. Lorsque sous l’influence des Églises orthodoxes, le Conseil voudra approfondir le socle doctrinal commun, à partir d’un document important (Baptême, Eucharistie, Ministère), on s’apercevra assez douloureusement que beaucoup ne sont pas du tout d’accord, puisque la moitié des Églises protestantes d’Europe refuseront de s’y reconnaître.
Et c’est là le fond du problème. La colère des protestants contre Rome fait un peu vite l’économie d’une ecclésiologie vraiment commune, pour déplorer la brisure d’un projet mûri entre eux et dont ils s’étonnent à hauts cris qu’il ne soit pas partagé. Mais il y a très loin d’une amitié intra-chrétienne, certes souhaitable, et que Rome n’a nullement reniée, à une communion théologale plénière.
20 JUILLET
Je reviens sur la question œcuménique. Il me manque ici dans ma retraite, les livres de Congar que j’aimerais consulter pour comprendre comment il a rencontré l’œcuménisme, comment il l’a fait entrer dans sa conscience de théologien catholique, comment il concevait les avances de la discussion et la traduction concrète de ses effets bénéfiques. Car je ne puis me défaire de l’impression d’un malentendu qui ne peut que desservir la cause de l’unité. Si l’œcuménisme, c’est, en effet, la poursuite d’une construction sui generis, d’un troisième type si l’on veut, il s’agit d’un rêve que ni les catholiques, ni les orthodoxes ne pourront cautionner. Il n’est jamais que la poursuite de l’unité intra-protestante qui se réclame de critères inadéquats au regard d’une ecclésiologie qu’on ne saurait d’ailleurs réduire à la définition de structures institutionnelles. Le critère décisif, c’est l’eucharistie, tout en dépend : elle est le vrai lieu de la construction de l’Église.
La construction d’un troisième type prendrait ses distances avec la réalité sacramentelle vécue par les catholiques et les orthodoxes renvoie au mythe de la religion de l’Esprit. Analysée par le Père de Lubac dans sa dernière grande œuvre La postérité spirituelle de Joachim de Flore. A quoi il faut ajouter que dans ce cadre, le projet œcuménique est lui-même largement obsolète. Qu’il devra laisser la place à une religiosité mondiale qui fera coexister toutes les religions du monde. Et ce n’est pas une pure vue de l’esprit. Le Père de Lubac en était alarmé et même dans le cadre de certaines discussions entre théologiens à Rome, après le concile, il trouvait qu’il y avait des dérives. Ne souhaitait-il pas que son ami Daniélou vînt à la rescousse ?
Je ne tiens pas pour négligeable la position d’une aile protestante très en réaction contre le libéralisme théologique et qui se méfie justement d’un œcuménisme où elle ne trouve pas son compte. Et puisque je ne lâche pas mon Thibaudet, je lis avec intérêt, ce qu’il écrit de la génération protestante qui fut à l’origine de la doctrine de notre école publique et laïque. Ces protestants-là n’étaient sûrement pas de la paroisse de nos anti-libéraux. Buisson, Rabier, Pécaut, Steeg, disait Thibaudet, étaient entrés dans l’Université « comme dans un pastorat plus souple et plus libéral ». De là une conception d’un certain ordre spirituel, d’une vague religiosité, qui prend la place du christianisme des dogmes. Thibaudet remarque encore qu’il y eut, après Ferdinand Buisson, une étape nouvelle, celle de l’introduction de l’enseignement sociologique dans les écoles normales d’instituteurs à l’iniative de Paul Lapie : « Par là, l’État a fourni, dans ses écoles, aux instituteurs, ce que l’Église dans ses séminaires fournit aux adversaires des instituteurs : une théologie. Lapie s’imaginait qu’à cet enseignement, les instituteurs réagiraient critiquement. Pas du tout, ils réagissent théologiquement. »
Bien sûr, voilà largement franchies les bornes de notre propos initial et je n’imputerai pas à nos amis protestants une dérive équivoque qui les entraînerait là où ils ne désirent pas du tout aller. Mais il n’est peut-être pas inutile d’explorer cette trajectoire qui, partant du théologique, aboutit à un vague spirituel et, partant de l’ecclésiologie, aboutit à la sociologie.