3083 (5) Le cardinal était resté juif - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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3083 (5) Le cardinal était resté juif

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L’étoile jaune associée à la Croix, le symbole est fort : il ne relève pas d’on ne sait quel triomphalisme puisqu’il ne saurait s’agir que de la gloire de la Croix. Mais une Croix qui, à l’opposé de tout un passé amer à la mémoire, ne peut plus être brandie contre les juifs accusés de déicide. L’interprétation peut aller très loin : il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il faille aller jusqu’au bout d’une analyse qui finirait par indisposer nos frères juifs eux-mêmes. On se souvient que beaucoup n’ont pas accueilli comme une bonne nouvelle la promotion de Jean-Marie Lustiger, et y ont vu un danger pour leur propre tradition. Même un Elie Wiesel m’avait confié son trouble et la démarche qu’il avait faite auprès du Cardinal pour lui demander une ex­plication. Seule l’amitié a permis de sur­monter préventions et désaccords. Et quelques-uns, qui avaient été ses plus durs contradicteurs, lui ont ouvert les bras. Il était émouvant de voir comment, à la sortie de la synagogue de la rue de la Victoire, la communauté juive pouvait entourer celui dont elle se montrait fière. Une fois aussi, en Pologne, à une cérémonie dans un site mémoriel, spontanément, l’assistance des rescapés et de leurs descendants s’était regroupée autour de lui comme une sorte de porte-parole.

Comment éluder l’antisémitisme dont il éprouva lui-même avant-guerre la morsure, ne serait-ce que lorsqu’il fut tabassé à la sortie de son lycée par des condisciples dont il n’avait pas oublié les noms ? Je n’avais jamais lu Silbermann, le roman de Jacques de Lacretelle, dont je connaissais le thème : l’ostracisme dont un jeune juif très brillant est l’objet de la part de ses camarades et de ses professeurs, à l’exception du narrateur qui le prend sous sa protection. Je l’ai retrouvé dans la biblio­thèque de la maison. Sa lecture m’a laissé un goût indéfinissable de tristesse et de gâchis. Certes, le parallèle entre David Silberman et Aaron Lustiger n’est pas te­nable, ne serait-ce que parce que le premier meurt de ses contradictions non dénouées, en plus de la méchanceté et de la sottise de beaucoup, alors que pour Aaron Lustiger, c’est le contraire. Il a dénoué les contradictions, réunifié les Alliances, suscité les réconciliations, affirmé la fierté de sa foi chrétienne en­racinée dans son judaïsme. J’ajouterais : la fierté d’être juif et Français. A-t-il mis fin à cet antisémitisme proprement « catholique et français » dont l’archéologie nous mènerait fort loin ? Il en souffrit encore durant son épiscopat à travers quelques épisodes, il est vrai mineurs, mais qui rappelaient comment il est difficile de se débarrasser définitivement de ces archétypes absurdes en dépit des leçons du vingtième siècle.

L’entretien dense que le nouvel archevêque de Paris avait donné au quotidien israélien Haaretz demeure une des meilleures mises au point qu’il ait faites sur son identité de juif chrétien. Il faut y ajouter les développements recueillis par Jean-Louis Missika et Dominique Wolton dans Le choix de Dieu (de Fallois). Je me suis pénétré à l’époque de ces textes auxquels j’adhérais complètement. Il en fut de même du livre intitulé La Promesse (Parole et Silence) qui reprenait, sur la fin de son épiscopat à Päris, les instructions d’une retraite à des religieuses contemplatives, prêchée alors qu’il était encore curé de Ste Jeanne de Chantal. J’en avais rendu compte alors au Figaro. Les objections que j’ai recueillies ici ou là ne m’ont pas convaincu et j’ai eu à ce sujet une expli­cation avec André Paul sur L.C.I. au côté de Paul Thibaud qui m’appuyait.

Durant les deux dernières années de sa vie, le Cardinal s’est beaucoup donné pour le dialogue judéo-chrétien qui prenait une autre dimension, parfois théologique, alors qu’il avait été longtemps grevé par les difficultés politiques. De là ses séjours à New York où, en compagnie de plusieurs évêques proches, il rencontrait des rabbins américains. Lors de notre dernier grand entretien (celui pour KTO septembre 2006), il m’avait demandé de ne pas l’interroger spécifiquement sur les rencontres new-yor­kaises. Il me semble qu’il en était encore insatisfait. Ne déplorait-il pas un certain « fol­klore » ? Ne sachant rien de son ultime vo­yage en mars, j’ignore l’aboutissement de ses démarches. En tout état de cause, il nous laisse un héritage que nous de­­vrons faire fructifier.
Jamais je n’oublierais que, né juif, il était resté juif, comme le Christ et les apôtres, et que nous lui sommes redevables d’une extraordinaire conversion qui met fin à presque vingt siècles d’incompréhension des chrétiens à l’égard de leurs frères aînés. Son dialogue avec Elie Wiesel est exemplaire de ce point de vue : l’immense tendresse qu’il avait pour ce Peuple choisi, dont il était le fils, n’érigeait plus le christianisme comme une menace pour les juifs mais comme un appel respectueux et aimant du mystère de la première Alliance.
Un dernier trait à ce tableau n’est qu’une esquisse. J’ai souvent suivi des offices de la Semaine sainte à Notre-Dame où il célébrait, parfois avec mes enfants qui étaient petits. Une fois, le Vendredi saint, à la fin de la célébration de la Passion, le Cardinal s’était arrêté devant Lucie qui avait peut-être quatre ans : « Tu as compris ? » lui a-t-il dit de son regard intense. L’enfant lui a répondu Oui de tout son cœur, je ne l’ai jamais oublié, car il y avait dans cette intime conversation la densité du Salut. Ce Salut qu’il vivait en dispensateur des dons incroyables du Seigneur, au plus proche de la tragédie de la Croix, à laquelle il était associé, dans la plus extrême proximité au Christ. « Le salut vient des juifs », est-il dit en saint Jean, que Léon Bloy a magnifiquement orchestré.


L’intelligence
de la foi

Le Bon Dieu lui avait donné le don de l’intelli­gence et il l’avait fait fructifier à un rare degré. J’ai déjà dit combien – lors des pre­miers contacts avec les journalistes – il avait la faculté de faire réfléchir, en sortant de ce que Philippe Ariès appelle les « litanies bêtes ». J’observais mes confrères l’écoutant. Ils étaient obligés de délaisser, au moins provisoirement, leurs schémas d’ana­lyse, leurs clivages bien assurés. Et je ne me mettais pas hors du lot. Nous étions invités à réfléchir tout simplement, à explorer, le regard neuf, notre époque et notre société, en découvrant d’autres paramètres et en éprouvant la satisfaction d’une vraie pensée en actes. A propos de la ville, et bien sûr Paris, il nous parlait de la politique de l’espace en se référant à Henri Lefebvre, philosophe marxiste – marginal en son temps – et sociologue qui avait imposé une autre perception de l’urbanisme. C’était un préalable pour repenser la pastorale parisienne, en déplorant les trop vastes paroisses (jusqu’à 30.000 habitants et plus) qui n’assuraient pas la dimension de sociabilité nécessaire.

C’est dire qu’il savait manier les sciences humaines contemporaines sans en être l’esclave. De même, il parlait bien de la modernité, sans jamais en être le chien couché. Complètement moderne, si l’on veut, mais avec une liberté souveraine qui lui permettait de contester radicalement jusqu’à la version obligée des Lumières, dont il n’hésitait pas à dénoncer la part mau­dite, celle qui, suscitant l’athéisme, avait fait le lit des totalitarismes du XXe siècle.
Il fallait son autorité pour qu’une telle insolence ne le précipitât pas dans le camp réactionnaire. ç’aurait été absurde car il dominait les camps et il possédait l’art de désidéologiser les causes où l’Eglise était partie prenante. « Traditio­naliste moderne » ont répété les médias en annonçant sa mort. J’ignore quel est l’inventeur de la formule et s’il lui aurait donné son aval, mais dans sa pointe paradoxale, elle n’est pas inadéquate. Un homme d’Eglise ne peut pas échapper à la Tradition dont il est totalement dé­biteur. J’ajoute : plus encore un juif d’Eglise, si on me pardonne l’expression, qui sait que rien d’humain ne se conçoit hors de notre continuité généalogique. Balthasar n’a-t-il pas dessiné un « carré apostolique » où il situe les quatre fi­gures dominantes de la pre­mière Eglise, avec Pierre, Paul, Jacques et Jean ? Or c’est à Jacques, chef de l’Eglise judéo-chrétienne de Jérusalem, qu’il reconnaît le charisme de défenseur de la Tradition.

Moderne aussi, parce que nous n’a­vons pas à mimer les siècles révo­lus, à nous enchaîner à des cadres so­ciaux obsolètes, mais à accueillir la nou­­veauté, la création continuée, la pen­sée toujours en développement, les pro­­blématiques iné­dites qui résultent d’une avancée d’une civilisation jamais immobile.

Cependant, l’essentiel pour Jean-Marie Lustiger se concentre sur l’intelligence de la foi, dans le contexte intellectuel où il aura à tracer son chemin. Il a été solidement préparé à la réflexion et à la culture par sa formation classique au lycée. En la personne de Pierre Veuillot, le futur cardinal, il a eu, dans la parenthèse de son année au petit séminaire de Conflens, un excellent professeur de philosophie qui l’a initié aux auteurs de la pensée contemporaine. Cela fait qu’il est très bien disposé à profiter, après la guerre, de tout ce que la Sorbonne et l’Institut catholique pourront lui offrir en fait d’approfondissement ou de confrontation avec les idées du moment. Il me semble que c’est la personnalité du père Jean Daniélou qui peut aider à éclaircir son mode de rapport aux disciplines de l’esprit. S’il va rendre visite très vite au célèbre jésuite dans son bureau des Etudes, c’est qu’il le considère comme un modèle. Il découvre chez lui le ressourcement à la tradition sans cesse inventoriée – avec notamment ses recherches sur ces premières strates que constitue la théologie judéo-chrétienne. Mais en même temps, Daniélou est un homme pétri de littérature contemporaine et aux aguets des derniers surgeons de la modernité. Rien ne lui est indifférent. Tout est sujet pour lui de discussion, de discernement, avec une intention clairement apostolique.

C’est Lustiger qui racontera bien plus tard comment Daniélou avait voulu persuader Albert Camus qu’il était chrétien sans l’ad­mettre.

Dans cette période ou le marxisme et l’existentialisme sartrien se partagent l’intelligentsia parisienne, la théologie ne se défend pas mal, même si elle est mise à distance par l’air du temps et les philosophies du soupçon. Avec Henri de Lubac, Gaston Fessard, Louis Bouyer et, de plus en plus Hans Urs Balthasar, elle échappe aux impasses de la crise moderniste et de ses séquelles. Cela, le Cardinal me le dira aussi, dans notre dernier grand entretien. Il a eu beaucoup de chance avec ces penseurs chrétiens, car avec eux, il ne s’agissait plus de se retrancher dans des bastions frileux (« abattre les bastions », disait Balthasar) mais de faire jaillir la perpétuelle nou­veauté du christianisme, à partir de l’exploration de la Tradition et de la confrontation aux courants du temps. L’exigence newmanienne de développement orga­nique et d’autant plus intégralement observée qu’elle est la condition du seul progrès possible en même temps que de l’ouverture.

Il y a toutefois conflit entre cette école du « ressourcement » et le développement d’une exégèse biblique que Pie XII a libérée et qui se prévaut des méthodes scientifiques pour affirmer sa souveraineté sur l’interprétation de la Bible. Pour Jean-Marie Lustiger, il n’y a pas à opposer ce qui est complémentaire, et l’exégèse critique n’a nullement rendu obsolètes l’exégèse des Pères et celle des Médiévaux. Mais ce qui est certain, c’est que la Parole de Dieu est centrale et que sa méditation emplit ses jours. Elle sera au cœur de son action pastorale durant les étapes de son ministère. Il ne cessera de la commenter et chacune de ses prédications sera précédée d’une lecture personnelle où il puisera la substance de son propos, dans l’élan vif de sa parole. Car son mode d’expression, c’est la parole, il sera toujours rebelle à l’expression écrite qui n’est pas son charisme. Cela ne l’empêchera pas de revoir longuement la sténographie de ses interventions orales avec une attention pour la cor­rection de la langue.

Il est mû par une inspiration intérieure qui se lie à sa vivacité intellectuelle. D’où ses fulgu­rances qui ont frappé bien des esprits supérieurs. Le Cardinal de Lubac et Jean Guitton m’en ont parlé. Jean-Luc Marion raconte dans le numéro spécial de Paris Notre-Dame un épisode significatif. Lors d’un séminaire privé, Jacque Derida avait exprimé sa pensée de la justice. Jean-Marie Lustiger, qui assistait, avait repris l’argument en détail et l’avait complè­tement retourné, au point que les autres assistants laissaient le dialogue se continuer entre égaux. Et Jean-Luc Marion de mettre l’accent là où il doit l’être ; Jean-Marie Lustiger était traversé par la question que le Christ ne cesse de poser et dont la réponse exige l’adhésion totale de soi : « Qui dites-vous que je suis ? ».

Il n’était pas accompagné comme Socrate par son daïmon, mais par Dieu au fond de son cœur intimior intimo meo qui le faisait vivre le propre de la vocation humaine qui consiste à se recevoir de l’amour de Dieu en projetant cet amour dans le monde. Son mode de compréhension des hommes et de l’Histoire n’avait pas d’autres explications et son prophétisme – auquel Jean-Paul II était sensible – était en rapport continu avec ce qu’il y a de dramatique et de magnifique ici bas. C’est pour cela qu’il crevait l’écran et qu’il surprenait les journalistes. Pour lui, il était certes important de se mettre en quête de ce qu’attendent les hommes et de s’ouvrir à leurs interrogations – c’était la fameuse ouverture au monde chère à une sensibilité dite conciliaire – mais il importait d’abord de placer au cœur de ses re­quêtes la question posée par le Christ. Car alors tout s’éclairait, l’homme accédait à sa grandeur par la grâce du salut et l’Histoire était autre chose qu’un chaos entre hasard et nécessité.

Ce prophétisme, loin de l’éloigner de la réalité quotidienne, l’en rapprochait et attisait son intérêt pour comprendre précisément les événements. D’où sa curiosité sans cesse en éveil pour saisir en détail tous les aspects de la vie, sa recherche pour deviner les génératrices des événements. Toujours dans mon dernier entretien avec lui, lorsque je l’ai interrogé sur Mai 68, il m’a expliqué qu’il avait pressenti ce qui arrivait car il avait observé ce qui s’était passé à Berkeley aux Etats-Unis ou à Berlin avec Rudi Dutschke. Wolton et Missika ont aussi recueilli dans Le choix de Dieu tout ce que les sciences humaines suscitaient de réactions positives et cri­tiques chez lui. Il était complètement de son temps, non parce qu’il acquiesçait aux modes et aux engouements mais parce qu’il était sans cesse dans le combat spirituel. Le travail intellectuel, disait-il, à propos d’Henri-Irénée Marrou, ne se sépare pas de cette tension qui est celle du combat de l’esprit dans l’Esprit.

L’évêque

Comment ne pas conclure cette réflexion sur l’évêque qu’il fut et la façon dont il remplit sa tâche ? Sans doute l’histoire de son épiscopat ne peut-elle être encore écrite qu’incomplètement. Il y faudra le travail d’une équipe de chercheurs, et surtout il faudra que tombent nombre d’interdits qui s’opposent à la pleine compréhension d’une œuvre qui fut novatrice, restauratrice et, pour cela, déroutante, aux yeux de beaucoup. Ce qu’on a trop souvent fait passer pour la particularité d’un homme qui avait sa vision personnelle de l’Église et de son organisation, cor­respondait plus exactement à une vraie pensée pastorale, à un projet mûri dans les remous de l’après-Concile et de la crise des années 60. Le cardinal Lustiger ne jouait pas « perso », parce qu’il avait une forte personnalité et n’aurait pas trouvé ses confrères à la hauteur. Il était empli de la gravité du souci pastoral qui exigeait un réexamen complet de la façon dont l’Eglise de France s’était conduite, souvent par la force d’entraînement du passé, qui était d’ailleurs une force d’inertie et se justifiait par des mythes au sens de Georges Sorel. Des mythes qui furent puissants dans les années 30 et suivantes, mais avaient progressivement perdu leur pertinence et leur insertion dans la réalité.

Cette Eglise de France avait paru, au moment du Concile, au sommet de sa réputation. N’était-elle pas le lieu de la rénovation théologique, des initiatives pastorales audacieuses, de la promotion du laïcat ; et ses évêques n’étaient-ils pas les leaders naturels de l’aggiornamento désiré ? Seulement voilà, avec la crise qui allait suivre, ce beau modèle allait s’effondrer de façon spectaculaire. Et il est pour le moins curieux – mais sans doute est-ce une des ruses de la raison dont Hegel parlait – qu’on ait feint pendant si longtemps de croire que tout cela subsistait, et au-delà des difficultés passagères, confirmerait son succès comme le fruit des retrouvailles des chrétiens avec leur temps.

L’Action catholique s’est effondrée alors qu’elle avait eu la prétention d’absorber toute la substance de l’Église en France et alors que quiconque prétendait y échapper était mal considéré. Il n’y eut même pas d’enterrement de première classe et le fait de seulement poser la question de sa disparition demeure largement tabou. Comme demeure tabou la mise en cause de l’appareil de la catéchèse, autre fierté de l’Eglise de France. N’a-t-on pas longtemps vanté cette pédagogie d’avant-garde relayée par des milliers de catéchistes, des laïcs volontaires. Il est trop cruel de s’interroger, comme le fit pourtant, il y a trente ans, Jean-Claude Milner, sur la responsabilité pro­­­longée de cette pédagogie dans l’éclatement de l’école et de notre culture.

De tout cela, Jean-Marie Lustiger était conscient, mais il était l’un des seuls à avoir analysé la nature et l’ampleur du phénomène, comme il s’était interrogé d’ailleurs sur la possible disparition du clergé, alors qu’on fermait les séminaires les uns après les autres. Le temps n’est pas encore peut-être venu que je révèle complètement la part de confidences qu’il me fit, parce qu’il voulait qu’en tant qu’observateur et analyste du fait religieux je sois sérieusement informé. La netteté de ses ju­gements commandait une appréhension de la situation de l’Eglise sans laquelle sa façon de diriger le diocèse de Paris et ses initiatives ne sont pas lisibles. Cela devait entraîner forcément des conflits. Il fit en sorte qu’ils ne soient jamais publics et il ne voulait pas qu’on le mît en opposition avec ses collègues même en mettant en valeur les résultats réels de Paris.

Mais j’ai tout de même été témoin d’un certain nombre d’évidences. J’avais suivi de près le conflit à propos de l’Ecole catholique au cours du premier septennat de François Mitterrand. Et lorsque je voulus en faire un livre (La bataille de l’école, Denoël, 1985), le Cardinal me reçut longuement et me dit : « Il faut que vous sachiez tout ce qui s’est passé, même si tout n’est pas révélable dans l’immédiat. » Nourri de ces informations précieuses, mon livre demeura discret sur certains aspects intérieurs à l’Église de France. Mais lorsqu’il parut, il ne fut pas très bien reçu par le Père Raymond Michel, secrétaire général de l’épiscopat, qui me lançait : « Vous avez fait un livre à la gloire du cardinal Lustiger ». Ce n’était pas proféré méchamment, mais il y avait de l’a­­mertume de la part de celui qui n’avait pas suivi la même ligne.
C’est grâce au Cardinal et à Olivier Jay, avec qui j’avais étroitement travaillé durant toute cette période, que je pus rencontrer le président François Mitterrand qui me livra aussi ses souvenirs sur cet épisode de la guerre scolaire. Il aurait pu en vouloir au Cardinal qui n’avait pas joué un rôle minime dans l’échec final du projet Savary (au demeurant durci in fine par les mises en demeure des plus extrémistes laïcistes) mais il me dit sa grande estime pour le Cardinal et l’intérêt qu’il prenait à leurs échanges. Là encore, Jean-Marie Lustiger innovait sans ses rapports avec les pouvoirs publics, comme il renouvelait les relations de l’Église avec les médias. Mais ce sont deux autres chapitres de l’enquête à mener sur sa ligne de conduite. Ce que je tente d’exprimer, c’est l’originalité d’un évêque qui prend à bras-le-corps une situation critique, qui exige une remise en cause à laquelle résiste une bonne partie de l’appareil ecclésial.

Tout est, d’une certaine façon, à refonder, car on va rapidement se trouver face à un champ de ruine. Pourtant, le Cardinal n’est pas catastrophiste dans ses propos. Il dit même sa confiance dans une société et une civilisation inexplicables sans leurs enracinements chrétiens. C’est qu’il n’entend pas contribuer à la démobilisation. Mais il est convaincu qu’en laissant les choses en l’état, tout se délitera. C’est pourquoi il va prendre l’offensive sur tous les fronts, la formation des laïcs, la refondation d’un séminaire, la création de nouveaux médias modernes de proximité comme Radio Notre-Dame et KTO, la catéchèse, la culture (avec son ultime projet, les Bernardins).

À propos de la catéchèse, dont j’ai dit un mot, j’ai des souvenirs sur l’énergie qu’il mit à reposer la question devant ses collègues et sur un coup de colère qui montrait son impatience de ne pas être compris. Moi-même, il m’avait trouvé « un peu en dessous » dans mes papiers du Quotidien de Paris et souhaitait qu’on me livrât plus d’informations. Après l’assemblée de Lourdes, où il s’était tant battu, il me fit venir chez lui, en présence de son vicaire général, le père André Vingt-Trois, pour une explication que je ne suis pas près d’oublier. C’est lui aussi qui, avec son « complice », le cardinal Albert Decourtray, fit venir à Fourvières et à Notre-Dame de Paris, le cardinal Joseph Ratzinger, pour une mémorable conférence où le processus entier de dérive de l’enseignement catéchétique était dénoncé. C’est lui qui voulut, de toutes ses forces, les Journées Mondiales de la Jeunesse à Paris. Il en imagina les mutations nécessaires en profitant des expériences acquises. Lorsqu’il présenta ses propositions au Vatican, elles furent d’abord repoussées, d’ailleurs avec des arguments a priori imparables. Après bien des discussions, et avec l’appui du Saint-Père, son grand ami, il eut gain de cause, notamment, pour la célébration des baptêmes lors de la veillée de clôture.
C’est sur cette relation privilégiée avec Jean-Paul II que je voudrais clore cette synthèse subjective provisoire. Du Pape, le Cardinal disait, qu’il était le seul à qui pouvoir tout confier, dans la plus extrême li­berté, sur ses soucis lancinants pour relancer l’évangélisation en France. Le Pape entendait tout avec attention et le Cardinal sortait toujours réconforté de ces audiences.
Stanislas Dziwisz, le fidèle collaborateur de Karol Woktyla, depuis Cracovie, disait de l’archevêque de Paris, qu’il était « sorti de la prière du Pape ». Une prière intense, qui avait duré une nuit entière, au terme de la laquelle la décision était prise : Mgr Lustiger, évêque d’Orléans, succéderait au cardinal Marty, au siège prestigieux et déterminant de Paris.

Il est permis, à ce genre de signes, de percevoir, l’assistance de l’Esprit. Pour ce qui concerne le simple journaliste que je suis, à l’heure où les deux grands hommes nous ont quittés, il ne convient que de remercier le Ciel d’avoir vécu ces moments de notre Histoire pour toujours marquée par cette conjonction pro­videntielle, Karol Vojtyla – Jean-Marie Lustiger. ■