22 JUILLET
Tout ce qu’écrit Paul Thibaud, l’ancien directeur d’Esprit, dont j’ai fait la connaissance il y a bien longtemps, me retient toujours. Sa pensée vraiment personnelle, libre, souvent à contre-courant, constitue un stimulant à réfléchir, non seulement hors des voies trop bien balisées, mais surtout là où c’est le plus fructueux. C’est pourquoi j’ai lu avec avidité la tribune qu’il donne au Monde du samedi-dimanche sous le titre « Benoît XVI organise le repli sur la doctrine ». Disons-le d’emblée : j’ai des objections importantes à formuler sur son analyse des orientations de Benoît XVI. Mais là où, d’ordinaire, la critique la plus aigre et souvent la plus conformiste se développe dans le mépris de l’Église ou du Pape, Paul Thibaud nous offre une réflexion tendue, complexe, problématique en ce sens où il ne boucle pas ses propres concepts sur eux-mêmes, ils les laissent en suspens avec leurs énigmes. Cela ne facilite pas une discussion simple, mais c’est autrement stimulant qu’une polémique virulente et fermée dans son système autoréférentiel.
Je ne suis pas sûr de l’expliquer, de le commenter ou le discuter avec l’ampleur qui conviendrait, mais je me lance à mes risques et périls.
Première proposition : Paul Thibaud craint que l’intégrisme ne se développe et ne s’affirme autour d’une liturgie qui exclue l’Ancien Testament de ses lectures et se signale ainsi par une identité trop bien cadrée. Mais ce n’est pas tout à fait exact : le rite dit désormais « extraordinaire » n’exclut pas complètement l’Ancien Testament qu’on retrouve en certaines occasions, la Semaine sainte notamment. Par ailleurs tout n’est pas fixé à ce sujet, et beaucoup de traditionalistes entrevoient des adaptations ou des introductions comme de nouvelles fêtes de saints. Mais il y a autre chose : l’intégrisme est-il à son avis pure horreur, sans aucune justification. Convient-il de le laisser à son splendide isolement, à sa logique autiste ? Paul Thibaud me répondra que c’est dans sa nature et qu’il ne serait plus l’intégrisme s’il parvenait à se décrisper. Je ne suis pas aussi assuré qu’il n’y a rien à faire de « ces gens-là » et qu’on est forcément mal venu de débattre avec eux. Et puis notre liturgie « conciliaire » ne correspond pas toujours à ce qu’elle devrait être. Quand elle n’est pas ronronnante, il lui arrive d’être plate, surtout quand un accompagnement choral plus que médiocre n’incite guère à entrer dans le mystère célébré. Alors si le Motu Proprio pouvait secouer cette torpeur, par émulation peut-être, sûrement par approfondissement de ce qu’est la liturgie, ce serait un gain considérable.
Seconde proposition : la façon dont s’articulent l’Église-sacrement du salut et l’Église faite d’hommes-pécheurs conduit souvent à la schizophrénie. Identité idéale et mise en œuvre qui se traduit par le dossier historique que l’on sait, sont sans cesse en tension mais leur rapport n’est pas vraiment clair. Paul Thibaud met en cause une conception de la foi. Le mieux est de citer le passage le plus décisif de son texte : « La conception magique de la foi dévalorise le monde, lieu de chute, au mieux espace neutre, alors qu’un foi espérante se formule et se reformule dans le temps à l’épreuve du temps ; elle n’est pas séparée de l’Histoire mais informée par celle-ci. C’est dans leur époque, défiés par celle-ci qu’un Las Casas et un Bonhoeffer ont été témoins de la foi ».
Je ne me sens pas en désaccord avec cette problématisation, mais elle résulte précisément de la nature divino-humaine de l’Eglise. Si celle-ci n’était pas à la foi pure sacramentalité de Dieu et incarnation toujours bousculée au risque de l’Histoire, il n’y aurait pas cette dynamique paradoxale qui fait l’originalité de cette constitution sui generis. Paul Thibaud me semble justement averti des deux déviations possibles qui résultent de la difficulté d’être fidèle aux deux dimensions de la vocation du chrétien. Il n’ignore pas que « la convergence facile avec la modernité » est le pendant progressiste de la tentation traditionaliste d’une restauration de la chrétienté. Resterait à examiner l’interminable dossier historique de l’incarnation du christianisme. Jean-Paul II avait encouragé, à travers la démarche de la repentance, ce passage au crible des siècles, sans jamais vouloir céder au dénigrement unilatéral, pendant de l’idéalisation du passé.
Mais ici se dessine le dispositif accusatoire que Paul Thibaud dresse à l’encontre de Benoît XVI, et ce pourrait être la troisième proposition : Faire de ce qui est exigence décisive l’objet de confiance, la fidélité au Christ, une assurance extrinsèque, un droit acquis, et ainsi se réfugier dans une conscience anhistorique. Sur ce point, je ne puis acquiescer au procès fait au Pape, mais il faut que je m’explique, non sans préciser que je ne considère pas comme imaginaire cette propension à sortir de l’Histoire au nom d’une conception étrange d’une insertion de la foi dans le temps. Pour moi, celle-ci devrait relever d’un paradoxe permanent, d’un mixte improbable entre la faillibilité humaine et le miracle de la sainteté. C’est pourquoi elle suppose, de la part des baptisés, un engagement créatif, audacieux, parfois héroïque, mais aussi humble, fragile, sujet aux chutes et aux contradictions.
Mais quant à l’idée selon laquelle Benoît XVI organiserait « le repli de l’Eglise sur la doctrine », je n’y crois pas un instant. Tout d’abord, si le Pape est un théologien « par profession » et même un maître dans ce domaine, il est le dernier à penser que la doctrine puisse constituer le moins du monde un refuge hors la vie. Elle est le lieu d’un affrontement – je reprends à dessein une expression clef d’Emmanuel Mounier – « permanent ». Cela n’a jamais cessé depuis le début du christianisme, où chaque époque a déterminé des désaccords doctrinaux souvent très durs. Depuis ses années de formation, Joseph Ratzinger a été plongé dans des controverses, et il lui est même arrivé d’en souffrir pour sa thèse de doctorat qui n’a pas été acceptée d’emblée. Par ailleurs, il s’est toujours montré soucieux du débat avec ceux qui ne pensaient pas comme lui, ou ne partageaient pas sa foi. Il s’est expliqué avec Habermas à Munich, avec le rationaliste athée d’Arcais à Rome, et il a reçu son ancien collègue Hans Küng.
C’est un premier point sur le « repli ». Si Paul Thibaud entend plus précisément que le souci exclusif de l’orthodoxie irait à l’encontre d’une attention au monde tel qu’il va – ne parle-t-il pas de la mondialisation et de l’horizon éthique dont elle a besoin ? – je ne suis pas non plus d’accord, car j’en attends la démonstration qui ne me semble pas pouvoir s’imposer. Ne saute-t-il pas allègrement à pied joint sur les nombreux textes de Joseph Ratzingez qui concernent la modernité, la pensée politique dans ses développements au cours des derniers siècles et son actualisation contemporaine ? A-t-il mesuré les enjeux considérables pour aujourd’hui de cette contribution majeure qu’est la conférence de Ratisbonne ? Je cherche vainement ailleurs l’équivalent de cet effort pour penser les questions et les apories de notre temps. J’ajoute qu’à propos des relations avec le judaïsme, qu’il évoque au sujet de l’ère médiévale, Benoît XVI s’est montré le ferme continuateur de Jean-Paul II, en accord avec le message du cardinal Lustiger.
Et l’islam ? On a suffisamment reproché au Pape le préambule de Ratisbonne pour ne pas juger maintenant qu’il serait frileux dans sa façon d’aborder ce qu’il y a de plus potentiellement explosif dans les débats d’aujourd’hui. Le voyage qui suivit en Turquie ne fut nullement à mon sens un désaveu des principes qui avaient été posés, mais l’expression d’une volonté de dépasser les conflits, d’assurer coûte que coûte le respect, comme en témoigne son geste dans la Mosquée bleue d’Istanbul. Je ne sais si mes objections pourront avoir quelque effet sur Paul Thibaud, pour peu que je l’aie compris et traduit.
J’ai voulu les énoncer, ne serait-ce que pour répondre à ce qu’en moi-même, son article du Monde avait produit comme impression. Ma réponse est incomplète – j’en suis conscient – parce que je ne reprends pas son argumentaire entier et que je laisse de côté sa théorisation de l’Histoire plus ou moins reprise de Maritain, avec le rêve pour l’Église de constituer la fin de l’Histoire au Moyen Âge et la tentation de se mettre hors jeu quand ce rêve a été aboli. Je ne puis m’étendre sur ce vaste sujet qui me passionne mais réclamerait des mises au point complexes. Rien non plus à propos de la colonisation de l’Amérique latine et du sort des Indiens évoqué par Paul Thibaud à cause de la polémique soulevée à la suite du voyage du Pape au Brésil. Mais le Pape n’a-t-il pas opéré lui-même à son retour une réflexion qui l’exonère d’une vision angélique de l’évangélisation du continent ?
25 JUILLET
Si je n’avais pas été puissamment intéressé par Paul Thibaud, je ne continuerai pas à remuer ses arguments dans ma tête. Sa crainte d’un repli de Rome s’explique principalement par l’attention portée aux revendications intégristes. Comme si le pôle traditionaliste était devenu déterminant pour le Pape et commandait la stratégie de l’Église ! Il y a une part de vrai dans cette appréciation. Une part seulement qu’il faut mesurer pour ce qu’elle est. Selon Joseph Ratzinger, la liturgie est essentielle, et ce qu’elle est devenue, ce qu’elle est, ne correspond pas à son attente. Une réforme de la réforme lui a paru, depuis longtemps, indispensable, et les critiques traditionalistes fondées sur plusieurs points. En ce qui concerne l’ecclésiologie, même s’il y a convergence, ce n’est que la seule exigence de cohérence théologique qui a conduit le cardinal, puis le pape a rappelé les principes tout à fait élémentaires.
Cela ne signifie pas un démenti par rapport aux grandes orientations conciliaires et à celles de Jean-Paul II. Bien sûr, la différence de personnalité et de charisme peut conférer au gouvernement de l’Église l’inflexion d’un certain style, l’accentuation de certain trait. On ne réagit pas à 80 ans comme à 58 ans, âge où Jean-Paul II fut propulsé au sommet. Il m’a semblé que, depuis l’élection de Benoît XVI, que c’était d’abord par l’expression d’une pensée forte que le Pape marquerait son temps. Je n’ai pas été déçu sur ce terrain avec les grands textes écrits, de la première encyclique, à l’ouvrage sur Jésus. Je n’exclus pas des gestes intéressants même si l’activité déployée ne pourra égaler celle du prédécesseur. Mon problème, avec Paul Thibaud, c’est que je ne suis pas persuadé qu’il se soit vraiment concentré sur l’originalité de la pensée du Pape, ce qui pourrait expliquer notre divergence d’analyse.