13 JUIN
Marcel Conche est un penseur rigoureux dans les meilleures traditions universitaires. Il est l’oncle d’un de mes amis proches et j’ai quelque idée de son originalité et de son non-conformisme. Il m’a aimablement adressé le deuxième tome de son Journal étrange (PUF) où il s’exprime sur un mode très personnel, parfois proche de la confidence qui lui permet sans doute de s’émanciper d’un discours trop contrôlé.
C’est pourquoi j’ai particulièrement apprécié la façon dont il parle de la foi, lui le philosophe incroyant. Mais il admet la limite de sa propre raison ; “Si loin qu’elle aille, celle-ci ne peut remonter jusqu’au Dieu personnel et transcendant. Mais je rencontre des personnes qui me parlent de Dieu, qui y croient et à la vie éternelle. Certaines me paraissent avoir une expérience religieuse authentique, telles Mireille, Claire ou Marie-Noëlle. S’illusionnent-elles ? J’ai de sérieuses réticences à m’accommoder de cette idée. J’aime pouvoir penser que Marie-Noëlle vit, a toujours vécu, dans la vérité. J’en viens à souhaiter que sa foi soit la juste réponse à la question du sens de l’homme. Je découvre par elle le sens de la foi, bien que restant en dehors. Elle a un rapport à Dieu par la prière. Peut-être intercède-t-elle pour moi, bien que, de mon point de vue, elle ne puisse être mon intercesseur puisque je ne suis demandeur de rien. Elle est ma médiatrice, celle par laquelle j’ai un rapport réel avec un univers de sens qui est autre que ce avec quoi et de quoi j’ai vécu jusque-là.”
Voilà une démarche singulière qui ne saurait manquer de surprendre ou de provoquer l’incompréhension de beaucoup. Car il y a plus qu’une sympathie ouverte à l’égard d’un monde qui vous est étranger dans cette attention passionnée pour la vie intérieure de personnes aimées. Et cela a même des conséquences pratiques, puisque Marcel Conche envisage des obsèques religieuses dès lors que son amie Marie-Noëlle y serait présente et pourrait donc donner, par sa foi, tout son sens à une telle initiative. Il n’exclut pas que Dieu – le dieu inconnu – lui ait inspiré cette idée, comme pour lui tendre une perche.
Bien sûr, il y a un préalable philosophique à cette possibilité laissée à la providence. C’est le refus de se laisser enfermer dans un cercle rationaliste qui bouclerait tout. Visiblement, Marcel Conche n’apprécie pas du tout l’athéisme agressif d’un Michel Onfray, avec son matérialisme borné et son hédonisme obsessionnel. Bien plus proche apparaît André Comte-Sponville, qui fut son élève, et avec qui il entretient des relations amicales fondées sur la proximité intellectuelle. On trouve chez celui-ci, en dépit d’un matérialisme proclamé, une sympathie pour le christianisme qui change heureusement de tout un climat hostile répandu par ailleurs. Ce tome du Journal comprend un échange entre les deux hommes à propos du pessimisme anthropologique de Comte-Sponville, explicitement référé à Blaise Pascal et à son jansénisme. Mais, de Pascal on passe vite à Montaigne dont le pessimisme semble encore plus accablant, en dépit de l’évocation souriante que l’on se fait aisément de l’auteur des Essais : “De toutes les opinions que l’ancienneté a eues de l’homme en gros, celles que j’embrasse le plus volontiers et auxquelles je m’attache le plus, ce sont celles qui nous méprisent, avilissent et anéantissent le plus”.
Ce pessimisme foncier n’incline d’ailleurs pas André Comte-Sponville à la misanthropie. Notre faiblesse indélébile provoquerait plutôt la miséricorde “qui consiste à pardonner aux hommes le peu qu’ils sont ou dont ils sont capables”. Marcel Conche proteste à cause d’une expérience supérieure d’humanité qui le renvoie à ses amies croyantes et même d’autres qui lui permettent de mettre la grandeur humaine devant sa déchéance. Et Montaigne aussi lui vient en aide. Pascal pourrait être de même allégué, en dépit de son énorme point d’interrogation. Sur le monstre de contradiction entre misère et grandeur. Comment prendre soi-même parti dans un tel débat qui impose d’acquiescer tour à tour au pessimisme et à l’optimisme, sauf à suivre Bernanos pour qui il n’y a pas lieu de s’enfermer dans aucune des deux postures. Je me souviens d’avoir cité ce texte au cardinal Lustiger qui ne le connaissait pas mais s’y est reconnu spontanément, si bien qu’il fut intégré à l’entretien qu’il me donnait pour le Quotidien de Paris. C’est vrai que Bernanos, non métaphysicien et non théologien, possédait un sens inné, un habitus spirituel, qui lui permettait aussi bien de descendre dans nos ténèbres intérieures que de reconnaître la force de la grâce dans le génie des saints. Son empathie pour le pathétique de la condition humaine aurait pu faire de lui un janséniste si sa foi la plus enracinée ne l’avait conduit à affirmer que “tout est grâce”.
18 JUIN
Parmi les personnalités qui exercèrent une influence profonde sur le futur archevêque de Paris, il faut nommer deux prêtres – eux aussi futurs cardinaux – Pierre Veuillot et Jean Daniélou – il y a dans la biographie écrite par Robert Perrou (chez Perrin) de précieuses indications à ce sujet. Pierre Veuillot fut le professeur de philosophie du jeune Aaron-Jean-Marie au petit séminaire de Charenton. Rencontre décisive entre deux hommes qui se retrouveront vingt ans plus tard à Paris lorsque Mgr Veuillot prendra la succession du cardinal Feltin pour trop peu d’années. Celui qui avait initié à la pensée moderne, en pleine guerre, le nouveau converti, voudra le revoir une dernière fois, à la veille de mourir. On devine l’intensité de cet ultime dialogue.
Mais à la Libération, une autre rencontre se produit qui, avec la distance, apparaît tout aussi providentielle. Jean-Marie Lustiger, étudiant en Sorbonne, se rend à la rédaction de la revue Les Etudes pour faire connaissance avec le Père Jean Daniélou, personnalité de tout premier plan dont le rayonnement est alors considérable. C’est le début d’un long compagnonnage : “Le Père Daniélou a été pour moi, comme pour beaucoup d’autres, un témoin du Christ, respecté, admiré et aimé”. Je viens de relire le témoignage que Jean-Marie Lustiger rendit dans le cadre d’un colloque organisé en 2005 pour le centenaire du grand théologien. Ces quelques pages vivent littéralement de la connivence qui existait entre le maître et le disciple devenu par la suite son associé dans le ministère auprès des étudiants. Pour avoir moi-même admiré et aimé le cardinal Daniélou, l’avoir lu, l’avoir rencontré au moins une longue fois dans son bureau de la rue Notre-Dame des Champs, je puis comprendre la force d’un lien que n’a pu entamer la mort “bernanosienne” de l’aîné.
C’est d’ailleurs pourquoi j’ai lu avec passion les interventions de ce colloque rassemblées en volume (Actualité de Jean Daniélou, au Cerf). J’y ai retrouvé toute la richesse du théologien, son intelligence vive, profonde, sa faculté d’être complètement présent et actif en son temps, tout en se réclamant d’une tradition sans cesse méditée et interrogée. Il avait aussi le don d’être “médiatique” au sens le moins superficiel du terme, capable par exemple de parler de Pascal à la télévision en communiquant le génie spirituel de l’écrivain de l’apologie chrétienne. Il y avait de ce point de vue une parenté évidente entre Lustiger et Daniélou, capables l’un et l’autre, de rendre compte de leur foi, d’une façon non conventionnelle.
Une de leurs parentés les plus fortes consiste dans l’appréhension de l’Histoire à partir de l’économie de la Révélation et de l’ouverture eschatologique du temps. Henri-Irénée Marrou était d’évidence un puissant éclaireur dans ce domaine où la culture biblique et la culture patristique étaient déterminantes. Dois-je ajouter que je n’ai pas été surpris que Marrou ait choisi Jean-Marie Lustiger en ses dernières années comme son Père spirituel. La brève préface écrite par le Cardinal à ses Carnets posthumes (Cerf) marque la même proximité qu’avec Daniélou ainsi que la même entente intellectuelle et spirituelle : “Marrou s’efforce sans cesse d’ouvrir en prière le rude travail de l’intelligence, toujours encline à se contenter d’elle-même, fût-ce dans l’étude de l’Ecriture et des Pères de l’Eglise. La tension ainsi vécue nous montre clairement que le travail intellectuel, comme la prière relèvent l’un et l’autre de la vie, de notre esprit dans l’Esprit et de son combat.” Admirable compréhension “d’un brillant intellectuel catholique” devenu vrai théologien par fidélité à sa grâce baptismale.
Dois-je ajouter que ces Carnets de Marrou m’émerveillent, sans vraiment m’étonner, mais en me permettant d’accéder à son atelier de travail intérieur. J’aimerais souvent que soient rendues complètement explicites les notes resserrées qu’il consacre à ses lectures et à ses recherches les plus “mystériques”. Je pense à ce qu’il écrit du péché originel par exemple et des contrastes qu’il établit entre les Pères grecs et Augustin. En a-t-il fait en son temps des exposés à des étudiants, à des amis ? Ou s’est-il réservé pour lui seul ce qui consonait le plus avec la confrontation intérieure imposée par les tensions de l’intelligence et de la foi ? Qu’un Lustiger ait été l’auditeur averti et amical de ce colloque de l’âme nous met sur la voie de sa propre profondeur.
Et c’est ce qui compte le plus pour moi et s’est révélé lors du premier grand entretien qu’il m’avait confié. Il ne m’a pas fallu très longtemps pour comprendre que je me trouvais face à un homme complètement investi dans le mystère chrétien, le vivant avec une intensité exceptionnelle et ne respirant qu’à travers lui. Ce que j’ai pu apprendre par la suite, ou mieux connaître, n’a fait que confirmer et amplifier la perception d’un grand spirituel dont l’histoire personnelle, la relation tragique à l’histoire du peuple juif et la découverte du Christ avaient façonné l’intériorité la plus accordée aux profondeurs de l’habitation trinitaire dans un cœur d’homme. Qu’il ait été aussi prophète, comme le déclarait Jean-Paul II, c’était de surcroît comme l’expression de ce mystère vivant qui l’habitait.
21 JUIN
J’ai voulu revenir à Maritain en contrepoint de mes lectures et réflexions sur Richelieu. Le philosophe d’Humanisme intégral, que j’ai cité un peu rapidement pour son opposition à Bodin et aux théoriciens de la souveraineté moderne, devrait nous donner le regard de complément qui nous manque dès lors qu’on s’intéresse par priorité – sinon exclusivement – à la montée en puissance de l’Etat.
Le Père Paul Valadier est venu à mon secours avec son étude Maritain à contre-temps. Pour une démocratie vivante (parue chez Desclée de Brouwer il y a déjà quelques mois). L’exposé est limpide et, autour de quelques thèmes, nous offre une synthèse convaincante quant à l’originalité d’un point de vue qui s’est formé au cours des remous du vingtième siècle et des débats internes au catholicisme français. Mais ce qu’il y a de synthétique justement va peut-être un peu à l’encontre de ce qu’il y eut de tâtonnant et parfois de contradictoire dans le cheminement du penseur. Certes la période Action française est mentionnée, mais jamais pour être étudiée en elle-même et évaluer en quoi le théoricien futur de la démocratie se définit contre elle tout en demeurant dépendant de certaines problématiques.
Mais ce n’était pas l’objet du travail du Père Valadier qui cherche d’abord à établir la fécondité ou la permanence d’une pensée pour aujourd’hui, en établissant avec le plus de clarté convaincante en quoi elle est singulière par sa volonté de rejoindre les aspirations du monde contemporain tout en demeurant d’une fidélité rigoureuse à son inspiration chrétienne. En ce sens, c’est très réussi, et c’est aussi passionnant pour ceux qui, par exemple, s’intéressent à des questions aussi importantes que la sécularisation, les droits de l’homme, la liberté religieuse et même la démocratie, bien que je fasse quelques réserves sur ce sujet qui rejoignent d’ailleurs ma perplexité quant au destin du maritanisme politique en notre temps.
Je suis un peu étonné d’ailleurs que Paul Valadier ne soit pas plus impressionné par le décalage que lui-même met en évidence en exposant les grandes lignes de cette philosophie politique. Car, tout de même, souligner la modernité politique de Maritain et le rôle éminent qui fut le sien dans la maturation de certains thèmes conciliaires ne fait qu’accuser le contraste entre ces conceptions, ces convictions et celles qui sont le mieux en cours aujourd’hui. Il ne suffit pas d’affirmer, par exemple, son amour du peuple et de saluer la montée graduelle d’une responsabilité collective pour s’accorder avec ce qui est aujourd’hui le fondement des régimes démocratiques en lien avec leurs fondations dans les théorisations des XVIIe et XVIIIe siècles.
Mais c’est une des ironies de la pensée catholique en ses applications politiques, mais aussi en ses compromissions théoriques. Le dossier, souvent traité légèrement, d’un positivisme maurrassien a rejeté sur le méchant toutes les accusations d’amoralisme, de machiavélisme, voire de naturalisme quand, par ailleurs, on prétendait s’accorder sur un humanisme démocratique gros des plus graves équivoques et de considérables déviations. Certes, il ne s’agit pas de retomber dans le manichéisme qui nous a fait trop de mal et a rendu impossible une réflexion sérieuse et désintéressée sur des sujets sensibles. Il serait temps de tirer aujourd’hui les conséquences du ralliement à un humanisme que Maritain voulait purifié de ses défauts rédhibitoires. La question est assez simple. Je reprends une citation du philosophe, dont le Père Valadier fait le plus grand cas, mais qui me paraît hautement problématique, eu égard aux oppositions frontales des gens qui se réclament d’un développement de l’humanisme comme vecteur des temps à venir : “Ce nouvel humanisme sans commune mesure avec l’humanisme bourgeois, est d’autant plus humain qu’il n’adore pas l’homme, mais respecte réellement et effectivement sa dignité humaine et ses droits aux exigences intégrales de la personne, nous le concevons comme orienté vers une réalisation socialo-temporelle de cette attention évangélique à l’humain qui ne doit pas exister seulement dans l’ordre spirituel, mais s’incarner et vers l’idéal d’une communauté fraternelle.” Superbe programme, mais quant à la réalisation…
Gérard LECLERC