9 JUIN
Le désaccord sérieux à propos de Teilhard entre Maritain et de Lubac m’a poursuivi ces temps-ci à cause de divers ouvrages récemment publiés. D’abord, dans le cadre de l’édition complète du Cardinal, un second volume de textes sur le jésuite paléontologue : La Prière du Père Teilhard de Chardin (Le Cerf, tome XXIV). L’intention de l’auteur est toute apologétique. Il défend son ami contre le feu acharné des polémiques de l’époque dont je me souviens fort bien puisqu’elles ont marqué les débuts de ma vie intellectuelle. Mon premier article de journaliste en herbe fut consacré à Teilhard. Je ne l’ai jamais relu et ne sais si j’en endosserais encore le contenu. Mais le problème n’est-il pas qu’en quelques décennies, les enjeux se sont considérablement déplacés ? J’y songe d’autant plus qu’un autre livre à propos des débats sévères entre darwinistes et créationnistes tend à montrer que la problématique teilhardienne a aujourd’hui du mal à se faire entendre à cause d’un climat que l’on pourrait appeler scientiste et qui ne semble accepter que la problématique du hasard et de la nécessité. Il s’agit de Dieu versus Darwin, du Père Jacques Arnould, dominicain, (Albin-Michel) dont un précédent ouvrage concernait précisément Teilhard.
Jacques Arnould rappelle comment une émission d’Arte (29 octobre 2005) mit le feu aux poudres dans le milieu scientifique spécialisé. Intitulée Homo sapiens, une nouvelle histoire de l’homme, elle présentait les travaux d’Anne Dambricourt-Manassé, chercheur au CNRS et rattachée au Museum national d’histoire naturelle de Paris. Cette jeune femme défend la thèse d’un processus d’hominisation spécifique, non réductible aux facteurs que sont l’environnement, le hasard et la sélection naturelle. Opposée fermement à ce qu’elle appelle l’erreur darwinienne, elle appartient à la Fondation Teilhard de Chardin et se trouve, pour ces motifs, soupçonnée de “créationnisme”. Jacques Arnould tire prudemment la leçon de la querelle qui fit alors grand bruit : “Quels moyens saurons-nous mettre en œuvre, en France, pour prendre au sérieux la question posée par les mouvements créationnistes (car elles le méritent effectivement) sans en rester à des querelles de clochers ou d’amphithéâtres ? Sommes-nous si peu assurés de nos propres convictions et de la qualité de nos propres quêtes pour refuser le débat ou pour nous protéger derrière la suffisance ou le martyre.”
Mais cet incident est significatif d’un climat extraordinairement tendu. Le créationnisme est pourchassé comme une menace associée au fondamentalisme religieux. On peut évidemment émettre l’hypothèse que la rigueur épistémologique n’est pas seule en cause dans cette mobilisation qui semble se réveiller sous tous les prétextes. N’est-ce pas la Fondation Teilhard de Chardin que l’on voudrait expulser du Museum d’histoire naturelle parce qu’il y introduirait la religion là où elle n’a pas lieu d’être ? Refusera-t-on alors au célèbre jésuite ses titres scientifiques ? On peut s’interroger, dans cette logique, sur le sort à réserver à tous ces savants qui ont eu la prétention de formuler une pensée d’ordre général qui sortait des frontières de leur propre spécialité et de ses procédures scientifiques. C’est bien le cas d’un Albert Einstein, qui n’a pas hésité à synthétiser sa vision du monde.
Il faut reconnaître pourtant que Teilhard se montre particulièrement vulnérable à une critique sourcilleuse quand aux intentions apologétiques et théologiques, lui qui a consacré toute sa vie à révéler la dimension christique de sa perception scientifique du monde en évolution. La citation qui se trouve en tête de ce volume du Père de Lubac est en elle-même une provocation insupportable à tout exclusivisme scientiste : “Celui à qui il est donné […] de voir le Christ plus réel que toute autre réalité du monde, le Christ partout présent, et partout croissant, le Christ détermination ultime et Principe plasmatique de l’Univers, celui-là vit vraiment dans une zone où ne parvient le trouble d’aucune multiplicité, et où pourtant se poursuit le plus activement l’œuvre de l’universel achèvement.” J’ajouterai que dans son souci bien naturel de montrer la parfaite fidélité de son ami au cœur de la foi christique, le Père de Lubac n’arrange pas les choses avec les implacables gardiens d’une science autonome et s’exprimant dans leur seul langage autorisé…
Encore faudrait-il que cette exigence épistémologique soit elle-même scrupuleusement respectée par les intéressés. Ce qui ne paraît pas spontanément évident. L’essai du Père Arnould nous aide à mesurer la difficulté. On retient, au terme, sa ferme résolution de ne céder à nulle facilité et d’aller jusqu’au bout de la recherche de nos origines. “Pour la foi chrétienne, Dieu n’est pas étranger à cette quête : il s’y révèle, il ne s’y impose pas.”
Je constate que nous sommes quand même très loin de l’engouement collectif des années 50-60 pour le teilhardisme. Celui-ci se fondait plus sur un optimisme historique, en rapport ambigu avec l’eschatologie marxiste, plutôt qu’avec une vision scienfitique. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que le Père de Lubac voulait protéger Teilhard du teilhardisme. A la même époque, m’a confié le petit neveu prêtre du savant jésuite, la famille ne goûtait pas du tout l’idéologie qui se réclamait de l’auteur du Phénomène humain. Il y eut donc bien des ambiguïtés dans cette affaire. Peut-être y voit-on plus clair aujourd’hui, parce que les idéologies en vogue il y a un demi-siècle sont dévaluées et que le teilhardisme d’hier ne peut plus soulever l’enthousiasme. Reste que Teilhard, moins prisé, moins lu, demeure quand même fascinant.
12 JUIN
La politique a été tellement présente au cours des derniers mois qu’il est impossible de ne pas la considérer en elle-même, non pour l’extraire des échanges entre camps, mais pour essayer de comprendre de quoi il s’agit. Malek Boutil n’a pas forcément attiré la sympathie de ses amis en déclarant qu’il reconnaissait ce mérite à Nicolas Sarkozy d’avoir rendu confiance dans l’action politique. Il n’en a pas moins indiqué en quoi le nouveau président de la Ve République avait pris le dessus par rapport à ses concurrents. La politique, c’est d’abord l’affirmation d’une volonté et cela peut aller jusqu’au volontarisme. La suractivité dont on crédite plus ou moins aimablement Nicolas Sarkozy, et qui tend à illustrer la notion d’hyper-présidence, ce n’est pas autre chose. Bien sûr, la politique ne peut pas tout et on voudrait même qu’elle puisse de moins en moins dans un monde voué à l’ouverture des marchés et donc au dessaisissement de la régulation étatique des flux économiques.
Telle est d’ailleurs l’énigme actuelle du nouveau pouvoir. Est-il possible de se réclamer en même temps d’une rupture libérale et d’un renforcement de l’intervention politique ? Il faudra quelque temps pour qu’on y voit plus clair. Mais, pour le moment, le discours est souvent explicitement anti-libéral, y compris et surtout en ce qui concerne l’organisation européenne. C’est au point que certains se demandent si Sarkozy ne se serait pas rallié aux thèses d’Emmanuel Todd sur la maîtrise de la monnaie, la protection à l’échelle européenne, le développement industriel…
Mais il convient aussi de prendre du recul pour interroger la question politique en elle-même. J’y ai été conduit ces jours-ci par un petit livre, riche en substance, sur le cardinal de Richelieu. Son auteur, Arnaud Teyssier, haut fonctionnaire et universitaire, n’a pas peur de dire les choses, si peu correctes qu’elles apparaissent aujourd’hui. En deux mots : la politique est un anti-destin. Elle consiste à dominer l’adversité pour rendre possible ce qui est indispensable au bien public. En d’autres termes, la politique est aussi le domaine de la décision, alors qu’on voudrait qu’elle se résumât simplement à la délibération infinie, prolongée aujourd’hui dans tous les mirages de la démocratie participative. Avant même d’être entré dans le sujet, la pensée du Cardinal, on pressent combien la discussion risque d’être tendue et que se profile à l’horizon, le fameux décisionnisme de Carl Schmidt, le philosophe si controversé. Mais plutôt que de se perdre par avance dans des polémiques trompeuses, il vaut mieux recentrer l’objet de la réflexion.
Il y a quelques mois, j’ai passé des soirées entières, avec ma fille étudiante, sur l’ouvrage de Marcel Gauchet La condition politique (collection Tel, Gallimard) et j’avais été particulièrement retenu par son chapitre “L’Etat, au miroir de la raison d’Etat” qui abordait magistralement le tournant de la réflexion politiques aux XVIe et XVIIe siècle. Car c’est à ce moment que se produit l’autonomisation d’un domaine soumis jusqu’alors à l’entière régulation théologique : “formidable renversement qui ne révèle toute sa portée que lorsqu’on mesure le transfert de la religiosité sur l’Etat dont il s’accompagne. L’opposition ne passe pas simplement entre les valeurs séculières de la politique et les valeurs religieuses du salut : elles passent entre deux formes ou deux âges des religions. Et ce qui va l’emporter avec Henry IV, ce n’est pas platement le point de vue laïc de l’Etat, c’est un Etat devenu une fin religieuse en lui-même. Cela dans le cadre d’un basculement global vers une religion de la réalisation terrestre – l’accomplissement du royaume-nation par l’opération roi-Etat…” Marcel Gauchet, toujours si dense dans son expression, ne manque pas ici à la clarté, en nous faisant saisir que ce qui se joue c’est l’autorité tellement accrue du politique qu’elle correspond “à une religiosité intrinsèque de la royauté d’Etat”.
Richelieu s’inscrit entièrement dans cette évolution. Et le Cardinal en lui n’en est nullement contredit ou surpris. D’ailleurs Gauchet aborde directement le rôle et la pensée du ministre de Louis XIII en des pages aussi fortes. Avec Richelieu, note-t-il “la raison d’Etat va se trouver solennellement intronisée en France et s’installer au cœur de la vie publique”. C’est, ajoute-t-il un véritable séisme mental, dans la mesure où il remet en cause l’autorité religieuse dans une affaire aussi sensible que l’opposition française à la catholique Espagne. L’alliance avec les princes protestants rompt avec la logique confessionnelle et récuse une raison d’Etat autonomisée. C’est qu’entre-temps l’Etat a pris de la consistance conceptuelle avec Bodin et que se formule progressivement et pragmatiquement une théorie que Richelieu endosse naturellement.
J’en reviens donc à l’essai d’Arnaud Teyssier (Richelieu, la puissance de gouverner, Michalon, coll. Le bien commun), pour mieux comprendre la personnalité d’Armand du Plessis, dont on aurait le plus grand tort d’imaginer qu’elle se caractérise par une sorte de schizophrénie entre l’homme d’Eglise et l’homme d’Etat. Ami de Bérulle, il partage avec lui sa ferveur chrétienne supérieurement éclairée et son attachement à une monarchie qui répond à “l’ordonnance du Ciel”. Bien qu’en désaccord sur la politique à conduire envers l’Espagne, les deux hommes – deux cardinaux au demeurant – sont également providentialistes et attachés à la modalité nouvelle de la monarchie dont le “droit divin” garantit la mission propre. Toutefois, Richelieu, investi de la confiance de Louis XIII, prendra son libre essor, s’exposant au désaccord du parti dévot (Marie de Médicis, Bérulle, les Marillac) dans sa pratique qui sépare tactiquement l’objet religieux et l’objet politique. Il n’en est pas moins bon chrétien pour autant, catholique très orthodoxe, évêque pénétré de ses devoirs. Mais il a reçu mission dans l’ordre temporel et il suivra inflexiblement la ligne qui lui paraît la plus conforme au salut public.
Je ne vais pas m’engager plus loin historiquement, m’arrêtant aux principes où Teyssier se retrouve en accord complet avec Gauchet. Il n’y a pas laïcisation du politique comme on l’entend aujourd’hui : “En revanche, il y a bien promotion des principes politiques autonomes, fondés sur une compréhension aiguë de la substance du pouvoir et plus encore sur sa pratique quotidienne.” S’ensuit toute la rigueur d’une action qui rétablira la plénitude des prérogatives de l’Etat, héritage de Rome, à l’encontre de l’émiettement féodal et des prétentions des Grands. C’est dire que la décision est capitale dans la dynamique d’un Etat sans cesse en mouvement et que le concept limite de “coup d’Etat permanent” pourrait caractériser. Ce terme, d’évidence provocateur, Arnauld Teyssier le reprend à François Mitterrand qui en faisait le vice constitutif de la Ve République gaullienne, pour le muter en idée positive. Le péché mortel de l’Etat serait l’indécision et le non-agir, au risque de la dissolution du corps social et du retour des féodalités.
Qu’on le veuille ou pas, il y a un rapport assez direct avec la question de l’hyper-présidence et la pensée du cardinal de Richelieu. Ceux qui s’effraient de cette omniprésence ont raison, si elle s’exerce à l’encontre des libertés de la société civile – ce que ne voulut jamais Richelieu, montre Teyssier – ou encore des nécessaires procédures de contrôle d’une démocratie moderne, dont De Gaulle, évident héritier du Cardinal, ne voulut pas s’affranchir. Mais il y a bel et bien désaccord sur cette instance de décision que certains voudraient réduire au minimum, ne serait-ce qu’en la transférant dans le cadre de la délibération parlementaire. Un journal comme Marianne brandit le spectre du bonapartisme qui servit déjà pour contester le décisionnisme du général de Gaulle.
Par-delà les polémiques circonstancielles, la question philosophique appropriée demeure, dans des termes pas si éloignés de ceux du XVIIe siècle. Jacques Maritain était foncièrement opposé à la théorie de la souveraineté selon Bodin. Il se montrait, sans doute, à la fois médiéval et moderne dans sa conception de la régulation du temporel. On peut être tenté de lui donner raison à cause d’une réelle dérive d’un politique tellement autonomisé qu’il a largué toutes amarres par rapport à une morale qui devrait le surplomber. Mais telle n’était pas la politique selon le cardinal de Richelieu.
A l’inverse on peut craindre qu’une méfiance extrême à l’égard de la politique et de son pouvoir de décision ne dégénère en déni de ce que Julien Freund apelle son essence. Essence dont tant d’idéologies – le marxisme en premier – ont voulu nier la réalité en la dénonçant comme une aliénation et en brisant du coup toutes les digues qui s’interposaient contre le totalitarisme. Enfin, le problème politique ne se pose pas qu’en France. Quels que soient les limites et les contrôles que la démocratie américaine dresse contre la puissance du président des Etats-Unis, celle-ci demeure considérable. C’est pourquoi je ferai mienne la remarque de Julien Freund : “Si belles et si généreuses que puissent être les constructions idéologiques et utopiques, elles auront toujours à se mesurer avec les présupposés du politique et avec ses tribulations empiriques”.