La réédition du fameux ouvrage de Jacques Maritain Le paysan de la Garonne (1966), par les éditions Ad Solem, constitue en soi un événement intellectuel. S’y ajoute un dossier critique, composé par l’universitaire Michel Fourcade, qui confère encore plus de force à cette intervention dans la pensée chrétienne, dans une conjoncture qui n’est nullement obsolète, puisqu’elle concerne la réception de Vatican II, à un an seulement de la conclusion du Concile et alors que le catholicisme connaissait une effervescence dont nous sommes héritiers. Le nom de Jacques Maritain à lui seul fait ressurgir un siècle de christianisme avec ses tempêtes, ses oppositions frontales, ses évolutions brusques ou ses redistributions de cartes inattendues. L’homme était admirable, prophétique et, même si on ne se considère pas comme son disciple intégral, et si on garde quelques solides objections à sa pensée, il est impossible de ne pas le reconnaître comme un témoin considérable, un repère à partir de quoi se définir.
En 1966, la publication du Paysan provoqua un énorme émoi, chacun adhérant ou non, passionnément, à cette dénonciation de la nouvelle apostasie des temps modernes, à côté de laquelle celle de la crise moderniste n’aurait été qu’un “modeste rhume des foins”. Le livre est lui-même véhément, sans être toujours – à mon humble avis – satisfaisant dans ses démonstrations et ses mises en cause. A l’époque, le Père de Lubac avait donné son sentiment au philosophe d’une façon qui risque d’en surprendre beaucoup : « Votre diagnostic sur la crise actuelle n’est pas assez rigoureux : il s’agit de quelque chose de bien plus grave que tant de “sottises” et de “folies”. Il existe une vague de fond qui, si l’on y cédait, nous conduirait en peu de temps à l’apostasie collective. » D’autres récusaient avec impatience le pessimisme maritanien, en l’accusant de jeter la suspicion sur les efforts d’aggiornamento de l’avant-garde ecclésiale !
Par bien des aspects, nous ne sommes pas sortis des controverses d’alors. Elles ressurgissent avec les discussions sur le Concile, l’initiative du Pape à l’égard des traditionalistes, la question liturgique et, d’une façon générale, la force d’attraction du christianisme dans la culture d’aujourd’hui. Certes, il y a eu de nombreux déplacements philosophiques, politiques et sociétaux. Le marxisme, encore triomphant des années soixante, a été vaincu, et ceux qui, parmi les chrétiens, s’obstinaient à y reconnaître l’avenir du monde, ont reçu le démenti cinglant des faits. Le devenir ne ressemble pas nécessairement aux figures qu’imaginent ses dévots. Raison de plus pour encourager une libre et forte controverse, impulsée par la raison et la foi, à l’exemple d’un Maritain à l’étonnante jeunesse.