25 AVRIL
La bataille électorale produit des échanges vifs, tranchés, des catégorisations qui permettent aux uns et aux autres – en l’espèce l’une et l’autre – de mieux s’identifier et de se démarquer. C’est la règle du jeu et il serait vain de s’indigner contre ce qu’il y a souvent de réducteur dans les procédés employés. On pourrait même s’en amuser. Pour ma part, je suis attentif à l’usage qui est fait de certains noms, glorifiés ou diabolisés. On s’est ému à gauche de la récupération par Nicolas Sarkozy des grandes figures socialistes : Jean Jaurès, Léon Blum, et même des héros communistes fusillés par les Allemands. Mais Ségolène Royal n’a pas manqué de réclamer sa part de l’héritage du général de Gaulle. Autant de petites et grandes manœuvres. J’ai réagi pourtant quand François Hollande rétorque que la droite récupère Jaurès, faute de pouvoir se réclamer de Barrès. Je ne suis sûrement pas autant barrèsien que le général de Gaulle, François Mauriac ou Louis Aragon… et même notre cher Jean-Marie Domenach. Mais je sais qu’après l’assassinat de Jean Jaurès, Maurice Barrès vint s’incliner devant sa dépouille mortelle, en portant une lettre écrite pour sa fille. J’ai retrouvé les pages de Mes Cahiers sur cette visite, où l’écrivain raconte qu’il a vu Mlle Jaurès : “Je lui dis que j’aimais son père, que j’avais toujours souffert
d’être séparé de lui.” A Marcel Sembat, il parle “de son rayonnement, de sa générosité d’esprit, de sa jeunesse d’esprit”. Et Barrès d’affirmer encore : “Un noble homme, ma foi oui, un grand homme : Adieu Jaurès, que j’aurais voulu pouvoir librement aimer !”
Alors si Barrès, pourquoi pas Sarkozy ? Mais cela me fait penser à Raoul Vilain, l’assassin dont le souvenir s’éveille chaque fois que je passe devant le café de la rue du Croissant. Longtemps, il y a eu dispute à son sujet : certains voulaient qu’il vienne de l’Action française, d’autres du Sillon de Marc Sangnier. J’aurais été bien incapable de trancher la question jusqu’au jour où j’ai lu les mémoires de Mgr Jean Calvet, ancien doyen de la faculté des Lettres de l’Institut catholique de Paris. Il avait très bien connu le jeune homme, qui avait été son élève. C’était un garçon étrange, imprévisible, ni maurrassien, ni démocrate-chrétien en tout cas. Je n’ai pas l’impression que ce témoignage capital ait retenu l’attention des historiens.
29 AVRIL
La violente diatribe de Nicolas Sarkozy à Bercy contre Mai 68 suscite des remous, des dénégations, des mises au point. Pour le quarantième anniversaire des événements, une nouvelle vague de livres s’annonce pour
commenter ce qui demeure largement une énigme. Quelqu’un de ma génération ne peut être indifférent à cette discussion. Je me suis d’ailleurs largement exprimé là-dessus. Mais que dire de l’analyse proposée par notre candidat à la présidence suprême et de la tempête qu’elle provoque ? Tout d’abord, il me semble qu’il y a plusieurs paramètres possibles dans l’analyse d’un phénomène qui est d’abord indéfectiblement culturel et social. Le paramètre – sans doute choisi par Henri Guaino qui rédige les grandes allocutions du candidat – peut être critiqué comme trop exclusif, trop intéressé dans l’angle d’attaque. Mais il n’est pas illégitime. Paradoxalement, il rejoint le diagnostic acéré de François Cusset (dans La décennie, La Découverte) qui, lui, se réclame d’un radicalisme gauchiste intransigeant.
Je reprends la principale citation de Nicolas Sarkozy : “Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait aucune différence entre le bien et le mal, le vrai et le faux, entre le beau et le laid […] voyez comment le culte de l’argent-roi, du profit à court terme, de la spéculation, comment les dérives du capitalisme financier ont été portés par les valeurs de Mai 68.” Ce n’est pas mal de la part d’un homme soupçonné
d’être le tenant du libéralisme le plus dur, le plus proche des patrons du CAC 40 ! Guaino a-t-il infléchi de façon décisive les positions premières de l’homme qui voulait la rupture libérale ? Je ne saurais apporter de réponse, d’autant qu’on pouvait déjà déceler des contradictions chez le ministre des Finances, soupçonné
d’être moins libéral qu’on le croyait. Et puis tout se révélera plus tard, si l’intéressé accède aux responsabilités que l’on sait.
Pour le moment son analyse de Mai 68 nous offre un prisme significatif sur un espace de pensée à explorer. Comme Cusset, il impute l’évolution du capitalisme à l’héritage de 68. Mais chez Cusset cet héritage a été trahi, corrompu. Il a opéré sa jonction avec le capitalisme le plus débridé dans le cadre d’une alliance infernale. Même affirmation en un certain sens chez Guaino-Sarkozy, à cette différence près que l’alliance est affirmée comme normale, logique, inéluctable. Ce que confirme à sa façon Daniel Cohn-Bendit, orfèvre en la matière : “Mai 68 a permis de moderniser la France”. Même si l’ancienne figure phare du mouvement n’admet pas la mise en procès moral de Mai 68. On peut en conclure qu’il y a une réelle difficulté, mais on pourrait la dénouer de façon assez simple. La contestation qui, au moment de Mai 68, et les années suivantes, a partie liée avec l’utopisme révolutionnaire et une culture encore marxisante, va rompre avec le mythe gauchiste en se ralliant au libéralisme économique en vertu d’une synthèse originale, celle des libéraux-libertaires. Il s’agit toujours du même phénomène générationnel, celui de la génération lyrique (selon le mot de l’universitaire québecois François Ricard), avec
toutes les illusions entretenues sur la transformation du monde et des valeurs… et la triste vieillesse entrevue pour elle.
Mais il n’y a pas que l’analyse du phénomène, il y a aussi la nature du refus qu’on lui oppose, et qui est donc d’ordre moral. C’est la conviction d’Henri Guaino, qui pense même que Ségolène Royale, est sur la même longueur d’onde, mais qu’elle ne peut aller jusqu’au bout du déni qu’elle expose plus ou moins directement. Revenir aux fondamentaux que sont la nation, le travail, les valeurs, c’est de fait contredire ce qu’il y avait de nihiliste – selon Raymond Aron – dans 68, mais aussi d’individualisme narcissique. Jusqu’à quel point ? Difficile à dire. Car lorsque Daniel Cohn-bendit rappelle le contenu de l’héritage qu’il veut défendre, on s’aperçoit que peu de monde est prêt à contredire l’accès à la contraception, l’avortement, le féminisme, l’homosexualité et tout le mode de pensée que cela suppose…
Ce que Guaino et Sarkozy ont aussi parfaitement perçu, c’est que l’esprit soixante-huitard sied beaucoup plus aux “bobos” qu’aux classes populaires ou aux classes moyennes durement touchées par les effets de l’évolution économique. Les succès de Jean-Marie Le Pen s’expliquaient en bonne partie par cette mise en déshérence des anciennes chasses gardées de la gauche. Nicolas Sarkozy, en leur tendant les bras, poursuit une stratégie réfléchie qui porte ses fruits.
J’ajouterais qu’il y a une autre dimension du problème que, jusqu’ici, personne n’a osé aborder. C’est celle du religieux. A plusieurs reprises, dans ses grandes interventions, lors de ses meetings, le candidat de la droite n’a pas hésité à parler de la prière, notamment en se référant à la première étape symbolique de sa campagne, celle du Mont Saint-Michel. Il a aussi revendiqué cet héritage chrétien que Jacques Chirac avait exclu du projet de traité constitutionnel européen. Pourquoi cet oubli dans le commentaire ? En France, il y a beaucoup de pudeur sur le sujet. Sarkozy n’a pas hésité à transgresser cette pudeur et il y aurait lieu d’y réfléchir (on pourrait noter aussi la visite de Ségolène Royal à Notre-Dame de la Garde à Marseille, un autre petit signe).
30 AVRIL
Un lecteur me transmet un article paru dans Le Midi Libre, intitulé “Benoît XVI à contre-courant !” J’en suis quelque peu ahuri, tant son auteur a tous les culots. Il prétend donner des leçons à l’Eglise catholique à partir de jugements péremptoires qui n’ont d’excuse que celle de faire partie de ce que Philippe Ariès appelait “les litanies bêtes”. J’entends par là ce genre de lieux communs dont, en son temps, Léon Bloy aimait faire l’exégèse. Il est vrai que Bloy traitait de la prétendue sagesse des nations. Le collègue qui éditorialise se prétend supérieurement informé de la nécessaire modernisation du christianisme et son assurance est du style mirobolant. Il sait tout, le cher homme, de l’Histoire ancienne et récente. Il sait que le mariage des
prêtres et l’ordination des femmes relèvent de décisions conciliaires donc humaines, ce qui ne veut rien dire. Les dogmes trinitaires et christologiques relèvent aussi de décisions conciliaires et appartiennent au contenu même de la foi. Mais je perdrais mon temps à reprendre toutes les affirmations d’un article qui entend clouer définitivement le bec à Benoît XVI. Pardon de cette trivialité, mais les bornes sont dépassées.
Il est manifeste que ce journaliste n’a rien lu du livre du Pape sur Jésus. Cela ne l’empêche pas d’en faire une impitoyable critique. Je cite : « Aujourd’hui, son livre Jésus de Nazareth confirme le rejet de toute étude critique de l’histoire de Jésus, telle que celle, très honnête, de Jacques Duquesne ou Prieur et Mordillat. On croit entendre l’imprécation de Bossuet : “Tais-toi Raison imbécile !” » A ce point de sottise, l’Hénaurmité devrait “faire hennir les constellations”, toujours selon Léon Bloy. Mais ce serait vain, tant l’assurance de ce monsieur le rendrait sourd à toute protestation cosmique. Quelqu’un qui s’est instruit avec Jacques Duquesne, Mordillat et Prieur est trop bardé d’ignorance invincible pour seulement condescendre à lire le livre qu’il anathémise. C’est dommage, eu égard à son éventuelle soif de savoir, car il y apprendrait beaucoup sur “la critique” qui semble tant l’intéresser, et il prendrait quelque distance avec un savoir qu’il mythifie faute d’en connaître les problèmes réels.
1er MAI
Peuple de droite, peuple de gauche. Qu’il soit réuni à Bercy ou à Charletty, c’est un même peuple. Jusqu’où
montent les murs de séparation ? Les incompatibilités idéologiques, les conflits d’intérêts ? La question se pose d’autant plus que les deux champions ont paru souvent rivaliser sur les mêmes thèmes. La division traditionnelle des deux France a-t-elle encore une pertinence. Sur quel terrain ? Il faudrait prendre un peu de distance avec tout ce que nous vivons pour réfléchir à ce qui se révèle dans les profondeurs. Est-il vrai que Sarkozy, c’est une droite qui s’assume avec ses valeurs et qui, du coup, a attiré une part de l’électorat populaire qui s’était reconnu dans Jean-Marie Le Pen ? Ségolène Royal s’est-elle emparée de la gauche contre elle-même, lui imposant une rhétorique externe ? La querelle sur Mai 68 ne serait-elle pas un symptôme révélateur quant au trouble d’une société qui se demande sur quelles valeurs elle se fonde ou se doit d’évoluer ?
3 MAI
Ma lecture du Jésus de Nazareth de Benoît XVI m’amène parfois à des considérations personnelles sur notre actualité que je n’oserais pas développer dans un éditorial. On y verrait des prises de position insupportables sur le caractère évangélique ou non des discours des deux candidats. Mais ce sont les polémiques du débat qui m’amènent, par exemple, à mettre en cause la violence supposée de l’un, qui ferait peur, et qui serait même effrayante en cas de victoire. Cette violence n’est-elle pas loin de l’Evangile qui, lui, serait du côté de la douceur, de l’apaisement et de la réconciliation ?
Le fameux débat de l’entre-deux tours a révélé plutôt de la dureté du côté d’une candidate qui semblait mettre en évidence la courtoisie de son adversaire. Mais laissons là la psychologie. Et même la campagne elle-même pour nous interroger sur l’Evangile et la douceur. Cet évangile des Béatitudes qui est bien la charte du Royaume, de la réconciliation, de la paix profonde et qui semble tenir la violence, la véhémence, la peur pour les signes les plus contraires à ce qu’il veut instaurer dès ici-bas, et pas seulement dans une perspective eschatologique… Oui, mais on ne peut oublier les quatre invectives cinglantes dont Luc fait suivre les quatre Béatitudes, contrairement à Matthieu, qui ne cite que les Béatitudes : “Malheureux, vous les riches… Malheureux, vous qui êtes repus maintenant… Malheur à vous qui riez… Malheureux êtes-vous quand tous les hommes disent du bien de vous…” Benoît XVI considère que ces paroles nous effraient. Contradiction au sein de la prédication évangélique ? Y aurait-il deux Jésus ? Le doux Jésus en son printemps galiléen, et le Jésus terrible qui rappelle la colère de Dieu ?
Cela m’a rappelé une réflexion que Maurice Clavel avait faite à propos d’un “côté terrible” de Jésus (peut-être au sens où Rilke affirme que “le beau c’est le terrible”). Et il m’avait cité Chesterton. Du coup, j’ai eu envie de reprendre quelques pages de Cet homme qu’on appelle le Christ, qui comptent parmi les plus belles de ce magnifique écrivain. L’Eglise, nous dit-il, a privilégié la douceur incommensurable du Christ, et c’est ce Jésus “doux et humble de cœur” que nous reconnaissons. D’où ces représentations courantes du Sacré-Cœur qui sont si proches de la piété populaire : “Il se peut que l’art soit pauvre, mais je ne crois pas que la tendance soit malsaine. Quoi qu’il en soit, l’idée d’une statue du Christ en colère est effrayante ; elle glace le sang. Une telle sculpture serait pétrifiante ; il serait insupportable de rencontrer au coin de la rue, ou sur la place du marché, le regard du Christ invectivant une race de vipères ou dévisageant un hypocrite. L’Eglise, donc, n’a point tort, de présenter aux hommes, le visage du Christ miséricordieux, comme elle le fait toujours.”
Oui, l’Eglise est sage, disait Chesterton, et la vie des saints nous permet le plus souvent d’apprécier la véritable saveur des paroles évangéliques. Et si j’en reviens au livre de Benoît XVI, je retrouve la même leçon. Impossible d’ignorer les invectives. Elles sont déjà dans l’Ancien Testament : “A la description du juste chemin qui mène au salut, s’oppose une mise en garde qui démasque les fausses promesses et les fausses propositions invitant l’homme à se détourner d’une voie qui ne peut aboutir qu’à une chute mortelle”. Et Benoît XVI de conclure : “Ces invectives ne sont pas des condamnations, elles ne sont pas motivées par la haine, l’envie ou l’hostilité profonde. Il ne s’agit pas de condamner, mais de mettre en garde afin de sauver.”
Pour prendre une comparaison, que n’aurait sûrement pas démentie Chesterton, l’image que l’on a gardée de Jean-Paul II est toute de bienveillance, de souriante attention. Pourtant, il est arrivé à ce héraut de la miséricorde de se mettre publiquement en colère, nous rappelant la colère de Dieu. Sans doute sommes-nous très loin de la campagne électorale, mais il n’est pas sûr que la leçon soit inutile pour réfléchir à la douceur et à la dureté lorsque les candidats se les disputent.
6 MAI
Le vainqueur était attendu depuis plusieurs jours, surtout depuis le fameux débat, où Ségolène Royal avait peut-être compté sur sa colère pour reprendre l’avantage. Les spéculations sont vaines. Une autre étape s’ouvre. Il est bien possible qu’elle soit celle d’évolutions importantes avec un président qui ne jouera jamais en demi-teinte.
(à suivre)