Benoît XVI nous offre son premier ouvrage, non revêtu de l’autorité pontificale. Déjà Jean-Paul II nous avait habitués à ce mode d’expression, lorsqu’avec un André Frossard ou un Vittorio Messori, il confiait librement ses réflexions sur le christianisme de son temps. Benoît XVI a un tout autre projet : il veut relire les Evangiles, en théologien rompu à l’exégèse moderne, permettant ainsi au public (fidèle ou non) un accès inédit à la figure de Jésus de Nazareth. Tel est en effet, le paradoxe de la modernité scientifique : depuis le XIXe siècle, on a beaucoup progressé dans les divers domaines de la connaissance historique, archéologique, linguistique. On s’est efforcé de distinguer les différentes strates de rédaction des textes, pour montrer l’influence des premières communautés croyantes dans la transmission du message. Mais, en route, la figure de Jésus s’est en quelque sorte perdue.
On a prétendu restituer une histoire plus exacte, en essayant de saisir la réalité concrète au-delà du langage de la foi. C’est un peu ce que le théologien luthérien allemand Rudolf Bultmann (1884-1976) appelait la démythologisation. Dans ce cas précis, elle aboutissait à un dossier historique très concis. Chez beaucoup d’autres, il y eut une reconstruction complètement arbitraire de la figure de Jésus, qui correspondait alors aux opinions ou aux présupposés des biographes. Benoît XVI, qui connaît parfaitement le déroulé de toute cette aventure de l’exégèse, est en possibilité d’en faire un bilan. C’est pourquoi on trouvera dans ce premier tome (car un second est annoncé) un vrai dossier technique. Par exemple, le Pape détaille ce qu’on nomme la question Johannique, sur laquelle on peut formuler désormais des conclusions fort intéressantes. Il n’est plus possible, à la manière de Bultmann justement, d’affirmer que le quatrième évangile, est complètement dépendant de la gnose dans son élaboration christologique. Chronologiquement, l’interprétation gnostique est postérieure à la rédaction de Jean. On perçoit mieux combien l’auteur est très proche de la réalité historique, même s’il exprime un enseignement théologique où la chronologie et les détails événementiels sont subordonnés à la trame du récit.
Au terme de toutes ces mises au point, le Pape peut prétendre « représenter le Jésus des évangiles, comme un Jésus réel, comme un “Jésus historique” au sens propre du terme.» Et d’affirmer, ce qui est la conviction centrale du parcours proposé : « Je suis convaincu, et j’espère que le lecteur lui aussi pourra le voir, que cette figure est beaucoup plus logique et historiquement parlante, beaucoup plus compréhensible que les reconstructions auxquelles nous avons été confrontés au cours des dernières décennies. Je crois précisément que ce Jésus, celui des évangiles, est une figure historiquement censée et cohérente. » Il ne s’agit pas là d’une affirmation fondée sur une certitude simplement intime, elle correspond à une étude très précise des textes mieux mis en situation grâce aux apports incontestables de l’exégèse historico-critique. Dès lors, la séparation du Jésus de l’Histoire et du Jésus de la Foi ne tient plus. Le Nouveau Testament rend compte de toute la densité que les témoins ont discernée avec leurs yeux de chair et “les yeux de la foi” : « A peine une vingtaine d’années après la mort de Jésus, nous trouvons dans le grand hymne au Christ de la lettre aux Philippiens (II,6-11) une christologie dans laquelle il dit de Jésus qu’il est l’égal de Dieu, mais qu’il s’est dépouillé, qu’il s’est fait homme, qu’il s’est abaissé, jusqu’à mourir sur la croix, et que désormais, lui est dû l’hommage cosmique, l’adoration que Dieu avait proclamée chez le prophète Isaïe, cf 45-23, comme étant réservée à Dieu et à Dieu seul. » Plutôt que d’imaginer une intense créativité intellectuelle de communautés anonymes qui nous auraient inventé une telle élaboration théologique, il est beaucoup plus logique « de considérer que la grandeur est au commencement, et que la personne de Jésus brisait en effet toutes les catégories disponibles, qu’elle ne pouvait être comprise qu’à partir du mystère de Dieu ».
Le Pape reconnaît qu’il y a bien une difficulté, celle qui consiste à passer du pur témoignage humain aux “yeux de la foi”. Nous sommes au-delà des possibilités propres à la méthode historique : « A l’inverse, à la lumière de cette conviction ancrée dans la foi, on peut lire les textes en s’appuyant sur la méthode historique et son ouverture à quelque chose de plus grand. Alors ces textes s’ouvrent, et il en ressort un chemin et une figure digne de foi. Ce qui ressort aussi en toute clarté dans les textes du Nouveau Testament, c’est la recherche complexe, à plusieurs niveaux, autour de la figure de Jésus, et en dépit des différences, l’unité profonde de ces écrits. »
L’essentiel du livre consiste dans l’étude détaillée d’une dizaine de thèmes évangéliques, relus dans cette perspective qui unit étroitement la critique et l’approche mystérique de la personne de Jésus. Nous n’en ferons pas ici le compte rendu, préférant revenir à la méthode du Pape. Benoît XVI s’inscrit, au fond, dans la grande tradition qui apparaît déjà dans l’Ancien Testament. Ce n’est pas pour rien que dans son introduction il insiste sur l’importance du Deutéronome, avec son appréhension de la figure de Moïse : « Il ne s’est plus jamais levé en Israël un prophète comme Moïse, lui que le Seigneur rencontrait face à face. Dt 34,10.» Le Deutéronome impose un regard de foi qui remet tout en perspective dans la vision du peuple de la Promesse. L’acte fondateur de l’alliance, ne se comprend pas sans le face à face du Buisson ardent. Combien plus encore pour Jésus qui, à l’intérieur de la révélation biblique, vient offrir son face à face avec le Père. Jésus a pu « voir réellement et directement le visage de Dieu et ainsi parler à partir de cette pleine vision, et non seulement simplement parce qu’il a vu Dieu de dos. »
Il apparaît ainsi que l’exégèse des Pères – et celle des Docteurs médiévaux chers au Père de Lubac – n’a pas du tout été dépassée par l’exégèse scientifique. Bien au contraire, si on veut accéder au cœur du témoignage scripturaire, il faut saisir le mystère christologique qui n’est perceptible qu’à travers la profondeur de toute la révélation biblique. Avec cette clé, on peut suivre Benoît XVI dans ses dix chapitres, car, à chaque étape, c’est l’essentiel qui apparaît, un essentiel qui se trouve concentré dans le dernier chapitre qui étudie les affirmations de Jésus sur lui-même. Il se définit comme le Fils de l’homme, le Fils et “Je suis”. Ce Je suis est en relation directe avec la révélation de Moïse. C’est l’affirmation la plus irréductible, la plus décisive, pour certains la plus scandaleuse. “Je suis”, Jésus prétend à l’identité même de Dieu.
Gérard LECLERC
Joseph Ratzinger – Benoît XVI, Jésus de Nazareth,
Flammarion, 404 pages, en vente le 24 mai 2007.