La mort de l’abbé Pierre est saluée par une France unanime, qui reconnaît dans sa figure fraternelle l’image même de la solidarité avec le prochain le plus démuni. On a mille fois souligné que cette image avait valeur d’icône et, dans notre mémoire historique, on ne pouvait que l’associer à la silhouette de Monsieur Vincent avec sa célèbre pèlerine et son dos un peu voûté. Avec le jeune Vincent de Paul il avait aussi en commun le sens de l’aventure et du risque, du non-conformisme – on pourrait dire marginal – avant que la reconnaissance publique le fasse familier des grands sans abandonner jamais la cause des faibles. Ce fut aussi un fils de l’Eglise, un prêtre de Jésus-Christ qui avouait ses fautes en se sachant pardonné par Celui qui sait la faiblesse des Justes. Il suffisait de le voir célébrer sa messe pour comprendre où était le secret de son coeur et la source de sa charité, brûlante comme la justice
et compatissante comme la grâce. Nous avons eu des désaccords graves avec
lui et nous les avons signalés avec notre liberté, estimant que les propos d’un grand homme n’étaient pas indemnes d’une critique justifiée; a fortiori lorsqu’ils contredisaient la tradition ecclésiale. Ce n’était pas pour autant que nous l’excommunions. Il était tellement inscrit dans nos propres fibres depuis l’appel
de 1954 que nous n’avions jamais songé à le considérer comme un adversaire. Notre mésentente était sur fond d’estime profonde. Je n’oublierai jamais pour ma part la reconnaissance qu’il avait à l’égard du cardinal de Lubac qui avait été son maître et qu’il allait saluer dans ses derniers instants avec la tendresse chaleureuse qui était la sienne. C’est l’esprit de l’Evangile, celui des Béatitudes et celui du Jugement, qui animèrent toute son action : “Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais
étranger et vous m’avez recueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous
m’avez visité, prisonnier et vous êtes venu à moi” (Mt 25-35).
Depuis plusieurs décennies, des mutations importantes sont intervenues
dans le domaine de la solidarité sociale et de l’entraide internationale. Des organisations non gouvernementales sont apparues sur la scène des détresses et des catastrophes planétaires, provoquant d’ailleurs des controverses difficiles sur les rapports avec la politique et les dérives d’un humanitaire instrumentalisé à l’encontre de ses intentions. Une tendance à la déconfessionnalisation n’a pas épargné l’oeuvre même de l’abbé Pierre. Sans vouloir émettre de jugement définitif à ce sujet, on nous permettra quand même de souligner à l’heure de la disparition de l’apôtre moderne de la charité que l’humanitarisme, si estimable soit-il, ne prend pas forcément la mesure la plus ultime de l’homme et, quoi qu’il en soit, l’histoire future puisera toujours dans la Révélation le sens le plus déterminant de l’éminente dignité des pauvres, puisqu’elle est associée intimement à la charité d’un Dieu vivant.
Gérard LECLERC
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