Comment passer à côté de la question posée par le sondage que vient de publier notre confrère La Vie ? Un Français sur deux aurait peur de devenir un SDF ! Voilà qui oblige à réfléchir sur le curieux destin de nos sociétés d’abondance… Qui aurait imaginé, dans les années 60, en plein essor d’une société de consommation, que l’optimisme inhérent à la civilisation de la science et du progrès serait aussi cruellement démenti ? Certes, il y a quelque paradoxe à exprimer un tel sentiment de crainte dans un pays qui demeure parmi les plus riches du monde, alors que l’Afrique vit toujours bien en dessous de notre seuil de pauvreté et que même des pays émergents comme la Chine et l’Inde sont très loin de faire bénéficier leurs populations de la prospérité de leurs secteurs économiques d’avant-garde. Mais il faut néanmoins constater que la hantise de l’appauvrissement et de la déchéance ne relève pas du pur fantasme. Elle se justifie par des faits dûment constatés. La précarisation de beaucoup de nos industries, déstabilisées par les phénomènes de la mondialisation, a élargi les marges de pauvreté.
Les économistes disputent des causes du déclin et des moyens d’une relance de la croissance alors qu’il apparaît que le modèle classique du développement est remis en cause par l’incontournable menace écologique. Mais l’économie ne saurait être isolée du souci plus général du bien commun et des exigences de la solidarité. Le christianisme, qui ne peut concevoir la justice hors de l’horizon de la charité – qui est d’abord prise en compte et en garde des plus pauvres – est là pour nous appeler à un réexamen des normes de notre vivre ensemble. Ne célébrons-nous pas les soixante ans du Secours catholique ? Et ce n’est pas fortuitement que l’alerte à la précarisation est le fait de mouvements comme Emmaüs ou Aux captifs la libération. Il nous faut, de toute urgence, redonner la priorité, sur le terrain de la pensée politique, aux principes de solidarité qui forment le lien social. Dans un essai important sur la philosophie politique d’Edith Stein, Vincent Aucante met en garde contre la tendance de nos démocraties à développer l’individualisme et “à se reposer sur un effet d’équilibre physique généré par le hasard”, comme si l’égoïsme bien compris conduisait de lui-même à une société pleinement rationnelle.(1) Ce n’est pas la pensée de l’Eglise dans sa doctrine sociale. Et la requête qui est celle de toutes les personnes en marge des circuits sociaux et économiques se fait de plus en plus impérative, d’autant que nos concitoyens craignent désormais de les rejoindre. Il faut poser ensemble au plus vite les conditions de la solidarité.
Gérard LECLERC