Acheter du sexe n’est pas du sport », « Carton rouge à la prostitution forcée », « Football et sexe font bon ménage », « Ni victimes, ni coupables, libre de se prostituer » : les camps – leurs campagnes et leurs slogans – s’affrontent à l’approche de la Coupe du monde de football qui va se dérouler du 9 juin au 9 juillet 2006 dans douze villes d’Allemagne. Les « passes » dont on parle le plus aujourd’hui ne sont pas celles qui seront applaudies dans les stades : elles se dérouleront à Berlin dans un complexe de 3 000 m2 inauguré depuis peu, un gigantesque lupanar dernier cri, avec sa centaine de « cabines » destinées à offrir des « prestations sexuelles » désormais codifiées par la loi. Après les Pays-Bas et l’Australie, l’Allemagne a en effet légalisé la prostitution depuis le 1er janvier 2002. La notion d’activité « contraire aux bonnes mœurs » y est supprimée. Les prostituées sont assimilées à des « travailleuses indépendantes » ou à des « salariées ayant un contrat de travail ». L’ »Eros center » proposé aux supporters en marge de l’événement sportif, au même titre que des prestations hôtelières ou de restauration, n’est donc qu’une maison close de plus, comme toutes celles qui fleurissent outre-Rhin. Les médias ont évalué à 40 000 le nombre de femmes qui seraient « importées » plus ou moins légalement en Allemagne pour répondre à la demande qu’on pense exceptionnelle, comme lors de chaque grand événement sportif international. Seule la Suède a officiellement protesté. Pays le plus en pointe en matière d’abolitionnisme, elle considère la prostitution comme une violence faite aux femmes : l’activité y est interdite et le client pénalisé.
36 millions de spectateurs – majoritairement des hommes – sont attendus dans les stades allemands… et à leurs abords ou les marchands de tout poil tenteront de les séduire. Des filières exotiques auraient ainsi été mises en place depuis longtemps par les proxénètes pour faire face au défi : on évoque le recrutement de « filles de l’Est » mais aussi l’installation anticipée de prostituées venues des grandes métropoles d’Afrique.
Plusieurs lignes de fracture séparent ceux qui débattent à propos de ce phénomène. L’Allemagne tente de défendre une « bonne » prostitution, celle qu’elle a légalisée et qui est censée protéger les professionnelles des trafics et de l’exploitation. Sa très officielle campagne « contre la prostitution forcée » invite le client à vérifier (on ne sait comment) si la femme qu’il sollicite est libre ou contrainte. Un encouragement au protectionnisme au profit de l’industrie locale du sexe, ironisent ses détracteurs. La ville de Berlin, dont le maire est connu pour ses positions transgressives, a même édité en 100 000 exemplaires un tract en anglais édictant dix règles de bonne conduite à usage des supporters souhaitant passer un bon moment avec une prostituée : 1. Soyez poli et respectueux ; 2. Assurez-vous que votre corps est propre ; 3. Ne buvez pas trop… Des injonctions mi-moralisatrices mi-hygiénistes qui sont considérées comme insultantes par la plupart des féministes. Leur camp est cependant divisé. Adoptant la même position qu’Act-up qui milite pour la légalisation des « travailleurs du sexe » (y compris de la prostitution masculine), les sulfureuses Marcella Iacub, Catherine Millet et Catherine Robe-Grillet jugent dans une tribune du Monde (8 mars 2006) les féministes abolitionnistes « rétrogrades », estimant à propos de la prostitution qu’ « il vaut mieux ça que d’être caissière à Prisunic ». Vendre son corps serait-il préférable à certains métiers mal payés ?
L’argument fait bondir Malka Marcovich qui a signé en 2002 pour la France un rapport titré « Le système de prostitution : une violence à l’encontre des femmes ». Il faut dire qu’à la faveur du 60e anniversaire de la fermeture des maisons closes, un débat hexagonal sur leur éventuelle réouverture est tenté.
Pendant ce temps, la Coalition internationale contre la traite des femmes a lancé une vaste pétition contre le scandale qui se profile en Allemagne. Elle est relayée en France par des associations féministes, mais aussi le Secours catholique et le mouvement du Nid.
Ceux qui jugent tour à tour naïve ou moraliste l’intention d’abolir la prostitution continuent de prétendre que c’est « le plus vieux métier du monde ». Mais que cache cette figure dialectique d’inéluctabilité ? Elle imagine une origine sordide pour les relations homme-femme que l’histoire scientifique n’étaye en rien.
Tugdual DERVILLE