C’est un gamin ! » Chacun l’a répété comme on aurait dit « c’est un vieillard ! », s’il s’était agi d’un vieux magistrat décati. Accentué par l’aspect juvénile du juge Burgaud, l’argument du trop jeune âge du capitaine du navire judiciaire en perdition est peut-être le seul constat qui fasse l’unanimité – si l’on oublie la trop faible rémunération des experts judiciaires.
Fabrice Burgaud avait trente ans lorsque, par le hasard d’une permanence judiciaire, il fut saisi de ce dossier qu’il qualifie aujourd’hui d’atroce. Et désormais, avec tous les observateurs, il plaide pour que l’on ne fasse plus porter par des néophytes tant de responsabilité, et que le poste de magistrat instructeur ne soit plus donné à la sortie de l’école. Mais après cette première excuse pour l’homme et cette première explication du fiasco judiciaire, les analyses divergent, tant sur le processus original de mise en procès parlementaire public de la justice que sur les changements à apporter à la procédure pénale.
Pour les uns, le fait que des parlementaires en viennent à interroger l’ensemble des acteurs d’une affaire jugée est triplement contestable : on bafoue le principe de séparation des pouvoirs en érigeant le Parlement en juge des juges, sans garantir par ailleurs les droits de la défense, on transgresse la loi en faisant injonction aux personnes auditionnées de violer le secret de l’instruction et du délibéré ; on porte enfin atteinte à la respectabilité de la justice en analysant « la chose jugée ».
Concernant l’audition du juge Burgaud par une commission parlementaire chauffée à blanc devant les caméras de télévision, François Terré, de l’Institut, va jusqu’à dénoncer un « procès stalinien ». Et le braquage de dizaines d’objectifs photographiques à bout portant sur le visage blême du bouc-émissaire, un instant avant sa « confession » publique, accrédite cette thèse, provoquant un indéniable malaise.
D’autres observateurs au contraire croient déceler malgré ce battage médiatique – voire grâce à lui – une véritable « leçon de démocratie » donnant même ses lettres de noblesse à la « vraie téléréalité » en offrant à des millions de téléspectateurs le loisir de se faire une opinion par eux-mêmes. Un retour au terrain en somme, de la part de ceux qui font la loi, puisqu’ils rechercheraient enfin, à partir d’un retentissant dérapage, des causes auxquelles porter remède. Avec le risque d’une indécente exploitation personnelle : comment empêcher les parlementaires devenus juges, ou du moins enquêteurs, de se précipiter sur les caméras auxquelles ils doivent leur notoriété pour leur livrer à chaud leurs émois ? Plusieurs députés ont pleuré au cours des auditions. Faut-il s’en réjouir comme preuve de leur humanité ? On ne peut pas reprocher à un parlementaire d’avoir des réactions humaines. Ou faut-il s’inquiéter de voir la « dictature de l’émotion » submerger la représentation nationale ? L’abbé Dominique Wiel a d’ailleurs refusé d’assister à l’interrogatoire de son juge, pronostiquant un « dégueuli d’émotion ».
L’avocat Dominique Dupond-Moretti n’est pas loin de partager cet avis quand il déclare à la Commission : « Le fil conducteur du cataclysme d’Outreau est l’émotion légitimement suscitée par les enfants victimes. Aujourd’hui une autre émotion a pris place […] « . Maitre Dupond-Moretti craint que les députés concluent que « cette affaire est unique » et que « le juge Burgaud est responsable de tout ».
Comment pourrait-il être le seul en effet ? Derrière l’homme qui apparaît isolé – et aurait été progressivement lâché par sa hiérarchie – se profile tout de même des questions embarrassantes, que certains diront insolubles, sur le fonctionnement de la justice. Pas moins de soixante-quatre magistrats ont été peu ou prou impliqués dans l’ensemble des décisions qui ont jalonné l’affaire d’Outreau. Et jamais le travail du juge instructeur n’a été désavoué. Sur dix-sept personnes initialement accusées, dix ont été condamnées par la cour d’assise de Saint-Omer en juin 2004. Les six qui clamaient leur innocence ont été acquittées, par une autre cour d’assise, et le système de l’appel a heureusement joué là son rôle. Mais il était très tard : un accusé innocent s’est probablement suicidé en prison tandis que la vie des autres a été profondément abîmée et certains couples détruits. Si les enquêteurs ont été aveuglés par la gravité des accusations portées par les enfants, au point de sacraliser leur parole, c’est parce que les experts ont occulté leur capacité d’invention (le psychiatre Samuel Lepastier attribue cette erreur à une école qui dénie la place de l’inconscient).
Adoptant un ton modeste, voire tremblant, le juge Burgaud, s’il a manifesté sa compassion pour les victimes de l’erreur judiciaire, a tenu à rétorquer aux députés devenus ses procureurs qu’il n’avait fait que scrupuleusement appliquer la loi, rien que la loi… « Leur » loi par conséquent. Considérant qu’il n’a pas cherché à fuir sa responsabilité propre », Dominique Quinio conclut son éditorial de la Croix par une forme d’hommage : « C’est son honneur ».
La défense du juge est sans-doute honnête, autant que fut scrupuleuse son instruction. Il a donc été l’agent d’un effarant totalitarisme démocratique. Une société règlementée à outrance tendrait-elle à faire passer la lettre de la loi avant son esprit ? Le risque est d’oublier qu’au dessus de la loi des hommes, demeureront toujours l’impératif d’équité et le primat de la conscience personnelle.
Trugdual DERVILLE