Dans l’attente et la confiance de la prière
Au moment où je commence cet éditorial, la messe d’ouverture du conclave se déroule à Saint Pierre de Rome, et je suis saisi par la force et la beauté de l’évènement. Tous les cardinaux réunis, les électeurs qui concélèbrent et les anciens qui assistent simplement à la messe sont emprunts d’une gravité, qui est d’ailleurs partagée par tous les fidèles. L’élection d’un pape n’est comparable à aucune désignation d’une autorité humaine. Elle se rapporte au mystère même de l’Église, de l’Alliance des hommes avec Dieu. Le successeur de Pierre, en ce début de troisième millénaire est toujours celui qui est interrogé par le Christ : Pierre, m’aimes-tu ?, et c’est en vertu de cet amour qu’il pourra paître son troupeau. La charte de la papauté se résume dans ce dialogue de l’Évangile, celui que Jean-Paul II commentait sur le parvis de Notre Dame de Paris il y a vingt-cinq ans et qui était repris dans la liturgie de ses obsèques.
Quand ce numéro paraîtra, il est probable que le nom du nouveau pape sera connu. Il est donc inutile de se livrer ici à des spéculations vaines sur le possible élu, sur ses chances, sur ses orientations, sur ses partisans et ses éventuels adversaires. L’Église n’échappe pas aux débats internes qui sont largement conditionnés par son insertion dans les réalités complexes de la civilisation. Mais, la nature même de ces débats échappe trop souvent aux commentateurs qui sont tentés par l’analogie avec les règles de la compétition pour le pouvoir. Pourtant, la plus simple attention à la personnalité des cardinaux indique l’inadéquation foncière des catégories politiques pour comprendre ce qui se joue dans la chapelle Sixtine. Il est même possible d’affirmer que la décision du conclave sera beaucoup plus déterminée par les qualités spirituelles et morales du futur pape que par ses idées ou ses tendances intellectuelles. Les cardinaux Lustiger et Barbarin l’ont expliqué l’un et l’autre, relayés par l’archevêque de Paris, Mgr André Vingt-Trois. Et ce que nous pouvons savoir ou présumer des sentiments personnels des cardinaux électeurs évoquerait beaucoup plus le crainte et tremblements de Kierkegaard que la superbe des opinions des hommes.
Les analystes qui se sont essayé, ces derniers jours, aux pronostics et au classement des candidats selon des grilles du style conservateur / progressiste peuvent arguer d’un réalisme démystificateur des mots d’ordre par trop spiritualistes ou éthérés. Mais on parie, sans trop de risque d’erreur que leur réalisme sera démenti par un réel tenace, qui tient précisément aux facteurs qui leur échappent. Même le langage de la sociologie, celui d’un Max Weber dessinant la typologie du leader charismatique est ridiculement étranger au sujet. Si Jean-Paul II a été incontestablement un tel leader, la logique et le ressort de son action et de sa pensée obéissent à des considérations très différentes. C’est d’un autre ordre, aurait dit Pascal.
C’est un défi assez redoutable que celui qui consiste à faire apparaître la nature de cet ordre de la charité au sein d’une culture dont les concepts sont un peu courts, pour s’adapter à une réalité singulière. Pour mieux nous faire comprendre, nous prendrions volontiers le domaine de la théologie, qui constitue en lui-même un savoir mais surdétermine toute notion de savoir, puisqu’il concerne la science des saints. S’il est un critère absolu pour juger de la pertinence d’une œuvre théologique, il concerne tout entier la faculté d’accéder au mystère trinitaire et à sa contemplation. Il y a abus aujourd’hui, lorsqu’on veut réduire la science théologique à une discipline universitaire. Sans doute, la rigueur scientifique est requise ici comme dans tout autre domaine du savoir. Mais dans le cas, ce savoir singulier ne se sépare pas de la Révélation portée par la Tradition et vérifiée par le magistère. Un théologien qui prétendrait penser par lui-même, hors du milieu ecclésial, perdrait sa qualité, pour devenir un simple philosophe, ou dans le pire des cas un idéologue.
La revue Communio publie dans son dernier numéro les actes d’un colloque qui s’est tenu en janvier dernier à l’UNESCO à l’occasion du centenaire de Hans Urs von Balthasar. Il apparaît dans toutes les interventions que l’auteur de la Gloire et la Croix n’a jamais voulu que faire apparaître l’économie de la Révélation, avec l’intervention des personnes divines dans l’œuvre du Salut. Dans cette perspective, pour reprendre le titre de l’intervention du père Michel Corbin, la prière constitue un lieu théologique privilégié. Et l’on peut décrire aussi un mouvement inverse qui conduit sans cesse de la réflexion, même la plus spéculative, à la prière. Et ce qui est vrai de Balthasar, l’était aussi de son maître de Lubac et de tous les grands témoins de la foi, qui permirent au concile Vatican II de faire briller aux yeux des hommes d’aujourd’hui toute la Tradition depuis les évangiles.
On n’a peut-être pas assez observé que les catégories conservateurs / progressistes avaient été largement dévalorisées par le concile qui avait mis fin aux luttes des décennies précédentes en offrant une synthèse qui dénouait les contradictions d’alors, celles qui aboutissaient à de pénibles affrontements et qui figeaient des camps trop marqués par des idéologies. Ce n’est pas pour rien que dans son homélie d’ouverture du conclave, le cardinal Joseph Ratzinger a mis en évidence la puissance de la foi qui permet l’émancipation de l’homme par rapport à des cultures régressives et aliénantes. Le christianisme n’est en rien étranger aux plus grands défis du monde contemporain, qu’ils concernent le devenir écologique de la planète, le développement des peuples pauvres, la tentation de toute puissance que donne le développement scientifique et technique, et encore le mouvement de la pensée lorsqu’il est ensorcelé par le vertige nihiliste. Précisément, la foi est prise de distance par rapport aux déterminismes des divers conformismes.
Comme la théologie science des saints, le gouvernement de l’Église universelle relève d’une logique divine, qui implique une spiritualité de détachement absolu, celle du vendredi et du samedi saint. Soyons assurés que le nouveau pape qui nous est donné surprendra à nouveau le monde, comme son prédécesseur dont l’aura de sainteté éclairera le sillage du pontificat qui commence. Nous-mêmes sommes, comme filles et fils de l’Église, engagés totalement dans cette histoire sainte qui se poursuit.
Gérard LECLERC