C‘est donc entendu. L’Europe – comme la France laïque, figée pour l’éternité dans sa posture areligieuse, teintée de méfiance à l’égard de l’emprise chrétienne – ne veut pas entendre parler de ses origines baptismales, et de son continuel face à face avec un christianisme fondateur et vivant. Mais les réalités les plus tenaces ne manqueront pas de se rappeler sans cesse, parfois douloureusement et jusqu’au conflit extrême. L’Europe agnostique, humanistico-positiviste ne cessera d’être interpellée par le témoignage de la transcendance, inscrite à jamais dans ses monuments, ses arts, sa littérature et rebondissant dans les tours et détours de l’Histoire. Car celle-ci nous réserve bien des surprises. Tous ceux qui restent mentalement aliénés par un progressisme de type hégélien, risquent demain de s’apercevoir que le vrai et plus profond philosophie de cette histoire était le napolitain Giambatista Vico, dont la Scienza nuova surpassait en pénétration tous les Hegel, Comte et Marx…
Tout pourrait se résumer dans l’énigme anthropologique. Les chantres d’un humanisme sécularisé comprendront-ils que leurs concepts sont, dirait Dante, des réceptacles beaucoup trop courts pour endiguer l’impétuosité du mystère, la force des puissances, la désintégration diabolique du mal ? L’aplatissement métaphysique peut faciliter les bricolages juridiques tout en défiant la sagesse des âges. On s’apercevra tôt ou tard qu’on ne triche pas impunément avec les lois fondamentales de l’être, les interdits qui montent la garde autour de l’intégrité de l’homme. Ce droit serait-il bouleversé que la réalité humaine émergerait demain aussi tragique que dans le théâtre grec, aussi déchirante que chez les témoins modernes du trouble, de l’immaturité et de la déréliction.
Aussi sommes-nous tentés non pas d’opposer mais de mettre en tension cette Europe autiste, imprévisible, fragile avec ce que nous pourrions appeler l’Europe sacramentelle. Son image la plus adéquate pourrait être saisie par exemple dans la sublime liturgie des ordinations, telles que la chaîne de télévision KTO l’a retransmise samedi matin depuis le parvis et le sanctuaire de Notre-Dame de Paris. Nous sommes évidemment en dehors de tous les concepts politiques, hors même de l’articulation de la doctrine et du droit. Il n’en s’agit pas moins de la construction, de l’édification intérieure d’une cité qui n’est pas seulement celle des âmes. Elle assure face à une certaine anomie désintégratrice, la chance d’une refondation continuelle, celle de la sainteté. L’Europe ne pourra jamais congédier, tant qu’il y aura cette source vive des sacrements, le secret qui contient le meilleur d’elle-même.
Gérard LECLERC