Nous avons exprimé dans ce journal notre sentiment à l’égard du dernier ouvrage du cardinal Lustiger.(1) Nous avons souligné son importance et sa profondeur, montré comment il éclairait de l’intérieur la démarche de l’Eglise conduite par Jean-Paul II et qui, depuis des années, permet aux héritiers chrétiens de mieux se pénétrer de la Promesse inscrite dans l’histoire, du fait de l’Alliance conclue entre Dieu et le peuple qu’il s’est choisi. Comment ne pas reconnaître l’avancée considérable qui se traduit enfin par une meilleure compréhension mutuelle et l’espérance d’un autre âge de l’histoire ? Cependant, il ne faut pas se cacher que de nombreux obstacles demeurent sur la route, notamment du fait des blessures du passé et de la difficulté de s’accorder sur des points doctrinaux entre croyants dont les repères théologiques ne sont pas identiques.
Qu’une polémique soit née dans divers journaux n’est pas pour nous étonner. Ainsi, dans le Nouvel Observateur du 12 décembre, le rabbin Josy Eisenberg réagit vivement aux propos de l’archevêque de Paris sur sa vision de la Rédemption et son souci d’y rapporter le poids de souffrance infinie de la Shoah. « Qu’à Dieu ne plaise que la Shoah ait été une rédemption : le seul mot qui convienne, c’est celui d’extermination. » Le cardinal Lustiger serait bien le dernier à ne pas acquiescer à ce terme d’extermination, mais il nous semble qu’entre lui et le rabbin Eisenberg le dialogue ne fait que commencer sur la théologie de la Rédemption. « Dieu interdit catégoriquement à Abraham de tuer son fils. Le même Dieu aurait-il, plus tard, décidé de sacrifier son « fils » à Lui ? » Sûrement pas. Le rabbin Eisenberg connaît certainement la parole de l’Ecriture : « Tu ne voulais ni sacrifice ni holocauste, alors j’ai dit ‘Me voici’. » Cette citation du psaume 40, reprise par l’auteur de l’épître aux Hébreux, restitue la signification de la volonté salvifique du Christ, qui va librement à la mort, sans acquiescer à l’injustice de sa condamnation. De même la monstruosité de l’extermination du peuple juif est absolument injustifiable. Cela ne veut pas dire que la tragédie est sans poids auprès du Dieu qui assume toute souffrance, a pitié de nos larmes et ne souffre aucune atteinte à l’innocence. Comment le même Dieu ne serait-il pas touché dans ses entrailles de miséricorde par le mal absolu ? Poser la question, c’est commencer à entrer dans le mystère abyssal de la Rédemption.
Il ne s’agit nullement pour les chrétiens de « récupérer » Auschwitz et la Shoah. Nous comprenons, certes, la douleur du rabbin Eisenberg et de tous ceux qui, comme lui, exigent à juste titre que ce qui appartient à leur peuple de plus intime ne leur soit pas ôté. Mais si aux yeux des croyants chrétiens l’Alliance du peuple élu a un sens, comment ne pas s’interroger intensément au bord de l’abîme ?
Gérard LECLERC