Une des curiosités de cette époque tient dans une contradiction existentielle qui ne cesse de se vérifier : l’hypermoralisme côtoie partout le goût pour la transgression et la hantise d’explorer ce qui est au-delà de l’humanité. On n’a jamais parlé autant droits de l’homme et on n’a jamais éprouvé avec une telle obsession la tentation d’abolir l’humanité en ses limites intransgressibles. D’un côté la hantise des horreurs du XXe siècle incline à une vigilance rigoureuse pour tout ce qui peut ressembler à une résurgence du nazisme, d’un autre côté la volonté de se libérer de tous les conditionnements de la liberté pousse à nier ce qu’on considérait hier comme les principes mêmes de la dignité de l’homme. Peut-être faut-il déceler derrière tout cela une curieuse idée de la morale qui accomplit le paradoxe de cultiver l’idée d’un homme impeccable tout en refusant par ailleurs les normes définissant les fautes à éviter.
Il faut toujours se méfier de l’hypermoralisme. Il renvoie à une conception de la morale qui n’est pas en accord avec ce qu’est l’homme dans ses grandeurs et ses faiblesses. Ne pas croire surtout qu’il promeut on ne sait quel appel à la sainteté. La perfection qu’il revendique a plus à voir avec la pureté glaciale d’on ne sait quelle doctrine cathare qu’avec l’humanité souriante d’un François d’Assise et d’un François de Sales. Sans vouloir ici opérer une trop grande intrusion dans nos débats politiques, comment ne pas s’interroger sur les tendances furieusement purificatrices de ceux qui ne cessent de traquer la corruption au risque de transformer le paysage politique en désert ? Oh certes, il y a sûrement des coquins ici ou là qui ont profité de leurs positions dominantes pour se servir, plus qu’à leur tour. Mais ce n’est pas une raison pour monopoliser tout le débat public autour de la corruption, au risque de faire passer tous les responsables pour des escrocs et d’anéantir nos institutions au profit d’une table rase chimérique. Comme si, au terme d’une opération mains propres menée de façon implacable, devait émerger une toute nouvelle classe politique immaculée…
Les purificateurs sont toujours de mauvais amis, de faux amis de la morale. A l’humanité concrète, pétrie de bien et de mal, de contradictions infinies, ils n’ont de cesse de substituer une humanité idéale qui correspond à leur narcissisme sublimiste. La Terreur révolutionnaire est née d’incorruptibles ou de prétendus incorruptibles. Les pires excès sont venus d’illuminés qui prétendaient faire sortir l’homme nouveau de l’incandescence d’une transformation radicale. A l’expérience, cela a donné des torrents de sang, dont s’étaient rendus coupables de prétendus parfaits qui se révélèrent ces vrais possédés, génialement détectés par Dostoïevski.
Que l’on se méfie. Les purificateurs n’ont pas disparu avec la soi-disant fin des idéologies et la déroute des totalitarismes. Ils se sont reconvertis en éditorialistes droit-de-l’hommistes, donneurs perpétuels de leçons. Ils ont la prétention – question de morale – d’en remontrer au Pape lui-même. Cela leur permet de couvrir du manteau de leur purisme idéologique les pires entreprises de déstabilisation morale. Voyez le PACS ! On n’a jamais entrepris de détruire la famille avec des arguments « moraux » aussi impératifs. Voyez leurs campagnes en faveur de l’avortement. Il n’y a pas plus purs défenseurs des « droits des femmes ».
Lorsqu’on creuse un peu leur rhétorique, on s’aperçoit que le purisme cache une subversion radicale où l’humanité se défait. D’ailleurs, qu’est-ce que l’humanité ? Dès lors qu’elle n’est plus ce qui est le surplomb, ce qui est un abîme par rapport à toute tentative de domestication, d’arraisonnement, elle n’a plus rien qui doive être respecté sous le sceau de l’indisponibilité. Cela est particulièrement clair dans le débat sur l’avortement. Dès lors, nous assène-t-on, qu’il n’y a pas projet de vie ou de filiation explicite sur un embryon, ce dernier ne saurait être qualifié d’humain. Il peut donc être détruit ou instrumentalisé à souhait. Dernièrement, dans une longue tribune libre publiée complaisamment dans Le Monde, une adepte de la libération sexuelle nous expliquait qu’il ne pouvait y avoir de limites au droit d’avorter, du moins tant qu’il n’y avait pas possibilité d’autonomie véritable du fœtus et cela en raison même d’un droit inaliénable à la jouissance de son corps…
Il est vrai qu’en contrepoint – rarissime exception – notre confrère avait publié une remarquable contribution d’Elisabeth G. Sleddziawski (6 octobre 2000), où la doctrine de la libre disposition du corps avait été traitée comme il se doit : « Cette doctrine, complaisamment abordée sous le pavillon du féminisme, recèle pourtant une idée sinistre de la femme qu’elle prétend émanciper. Elle fait d’elle un sujet fou, idolâtre de sa propre volonté, au sens où une vie peut être folle et une volonté sans objet. Elle l’exonère des obligations dont s’assortit tout exercice de la liberté humaine, en érigeant sa convenance en droit absolu auquel n’est opposable nulle considération de l’intérêt d’autrui ou de sa propre dignité. Drôle de droit que ce droit-là qui permet de manquer à tous ses devoirs. Notamment au respect dû à l’intégrité physique et psychique de la personne – personne d’autrui ou du sujet lui-même. Ce respect de l’intégrité de la personne n’est-il pas une valeur que notre loi pénale, dans sa parution expressive, désigne comme fondamentale pour la conscience de notre temps ? »
Elisabeth G. Sleddziewski ajoute que la faculté de mettre fin ainsi à sa grossesse s’assortit, si l’on est conséquent, avec tout ce que signifie la libre disposition de son corps : « se tuer, se mutiler, aliéner ses organes, voire se prostituer… » Mais qui songe à poser ce genre de questions dès lors que le subjectivisme narcissiste est érigé en unique norme ? Voilà qui, a priori, semble loin du moralisme purificateur que nous évoquions, mais c’est une illusion. La revendication au « droit » d’avorter ne souffre pas contradiction et qui avance, fut-ce timidement, une objection, est illico transformé en fondamentaliste obtus, si ce n’est en taliban inavoué.
L’hypermoralisme s’érige en arbitre indiscutable des droits de l’individu émancipé et poursuit une entreprise confusionniste au terme de laquelle des repères moraux élémentaires sont effacés et où l’intrinsèquement pervers se trouve promu en son contraire à la suite d’un renversement dialectique ébouriffant.
Sur ce sujet, l’actualité immédiate ne cesse de nous fournir en illustrations édifiantes. Le Vatican prend-il parti contre la mise en vente en Italie de « la pilule du lendemain » qu’une campagne médiatico-politique se déchaîne immédiatement contre l’autorité romaine. La quotidien La Reppublica, qui tient au-delà des Alpes le rôle du Monde chez nous, dénonce la “croisade” et la volonté de l’Eglise de s’imposer à l’intérieur du débat politique.
Mme Livia Turco, ministre italien de la Solidarité sociale, déclare que si l’Eglise a le droit de rappeler sa conception de la vie, elle ne saurait « appeler les médecins et pharmaciens à ne pas se conformer à la loi, à violer la norme européenne ». Ainsi c’est le droit à l’objection de conscience qui se trouve refusé aux citoyens dans une matière grave.
Emma Bonino, pour sa part, dénonce « une guerre sainte » et condamne « une dérive intolérante « , sans voir que l’intolérance est bien dans le camp de ceux qui veulent imposer ce qu’en d’autres circonstances quelqu’un appelait « la face injuste de la loi ». Mais le renversement des normes au nom de l’hypermoralisme aboutit à ce résultat qui fait de la défense de la vie une infraction et de sa destruction une juste cause reconnue par la législation.
Cependant, les inconséquences et les impostures de cette mentalité aujourd’hui dominante se trouvent révélées sous leur vrai jour lorsqu’un fait de société survient qui oblige nos contemporains à se demander si on ne marche pas sur la tête. La presse de ces derniers jours a, ainsi, rendu compte d’un étrange procès intenté – nous dit-on – par un enfant handicapé, qui reproche aux médecins de sa mère de l’avoir fait naître, alors qu’il existait des risques sérieux pour lui de malformations !
Il s’agirait de déterminer d’abord si cet enfant est réellement le plaignant dans cette affaire et si ce ne sont pas les parents ou d’autres personnes qui le mettent en avant pour défendre leurs « intérêts » ? Mais sur le fond, quelle tristesse et quelle mise en accusation du nouveau « système des valeurs » ! Va-t-on vers la reconnaissance d’un droit à ne pas naître ?
Faut-il rappeler que dans sa célèbre déposition au procès Barbie, André Frossard avait défini le crime contre l’humanité comme celui qui consiste à tuer quelqu’un simplement parce qu’il est né ? Telle est bien la contradiction insurmontable – qui dépasse le plan de la logique pure – où se trouve engagée une civilisation qui s’est permis de remettre en cause le principe premier du respect de la vie, qui assure à chaque personne son droit à naître, quels que soient ses caractéristiques et ses handicaps.
Gérard LECLERC