Remontons l’escalier du petit hôtel particulier du 12, rue Edmond Valentin. Il n’a pas changé. Mais nous sommes, imaginons-le, au milieu des « sixties ».
Si nous avions été l’envoyé de la revue Presse Actualité, préparant un numéro spécial sur Les problèmes actuels de la Presse Catholique (n° 30, décembre 1966), nous aurions rencontré Jean de Fabrègues dans « un bureau encombré de papiers, de livres, de revues, de jornaux. Rosette sur canapé, d’une courtoise affabilité… » (p. 23), le directeur de La France catholique aurait répondu à nos questions et nous aurions livré ses réponses à nos questions.
Toutefois, avant de les rapporter plus loin, imaginons-le, siégeant en comité de rédaction.
Si l’on en croit François Mitterrand, dans les années 30, à la revue Combat : « Jean de Fabrègues était un furieux, capable de dire n’importe quoi. Très vite, son intolérance, sa méchanceté m’ont éloigné de lui. » (in Une jeunesse française).
A en croire ses collaborateurs des années 60, J.F. avait changé. Au demeurant, il semble qu’il n’était plus le même, déjà, quand François Mitterrand utilisait les bureaux de « Demain » !
« Diriger pour lui n’était pas régenter, mais exercer une attraction intellectuelle et spirituelle illustrée par l’exemple. Il avait, en effet, un très grand sens de la liberté… Il faisait confiance… Toujours attentif à la démarche des êtres, il ne s’enfermait jamais dans ses propres certitudes, ni dans le cercle de ses appartenance… »
dixit René Vincent – qui signait Alain Palante – à Véronique Chavagnac. Il est vrai que celui-ci fut un fidèle des plus fidèles. Après avoir été membre des Étudiants d’Action française, collaborateur de L’Etudiant français, il avait été rédacteur en chef de la revue Réaction, en 1936 de Combat. Donc, voilà un témoignage venant du cœur de la mouvance fabréguienne et qui, au surplus, porte à penser que le Fabrègues de Combat ne se réduisait pas à celui dont François Mitterrand a gardé mémoire.
« La semaine était son rythme naturel, avec l’actualité qu’elle cerne et le recul réflexif qu’elle permet. Ce sens, il voulait le transmettre à ses collaborateurs comme l’artisan ses secrets. »
(selon Luc Baresta, France Catholique 2/12.83).
Quelle que fut la manière de diriger de Jean de Fabrègues, qui dirigeait-il ou animait-il ?
En ces années-là, quatre « têtes » capitale « faisaient » le journal, si l’on suit certaines confidences (ce qui ne signifie pas, cela va sans dire, que beaucoup d’autres journalistes et auteurs n’en était pas ! Aussi bien, on les a cités précédemment.)
Luc Baresta, rédacteur en chef… A L’homme Nouveau à sa fondation, il était « passé à la F.C. en 1962. Peut-être dans le sillage de Parias – en 1969 -, il devint rédacteur en chef d’Atlas. Ecrivait-il davantage qu’il animait ? Pas invraisemblable. Un secrétaire de rédaction de l’époque indique qu’il fallait littéralement lui arracher la copie des mains, toujours perfectionnée jusqu’à la dernière minute possible…
Michel Denis, rédacteur en chef adjoint, entré à F.C. vers 1954, à la fin de son service militaire. Sa femme fut, aussi, à la F.C., comme documentaliste. Michel Denis deviendra rédacteur en chef, en 1974. Il sera licencié un jour à l’occasion d’une crise avec les propriétaires, et deviendra, dans la foulée, en 1978, le rédacteur en chef de Famille Chrétienne alors fondé par Jacques Mercier-Bussienne et qui, après sa reprise par Rémy Montagne, se développera jusqu’à priver France Catholique de la plus grande partie de son public…
Georges Daix – autrement dit, hors pseudonyme Fanucchi. A un moment de sa jeunesse guide au Musée grévin, légendiste au magazine Radar, il entra dans « le groupe » par Michel Denis. Il fut responsable du bulletin France-Monde et chargé à la FC de l’information religieuse. Il lui arriva notamment de rédiger les articles signés Danielou, semble-t-il.
Il fut l’envoyé spécial de La France Catholique au Concile – en portant également la casquette de Ouest-France, Sud-Ouest (Bordeaux) et de Écho-Liberté (Lyon) qui partageaient les frais, qui lui donna une connaissance intime de l’Eglise d’alors.
Il fut lui aussi congédié brusquement sur la pression de J. Tardy, et remplacé, dans ses fonctions d’informateur religieux par Gwendoline Jarckzy, « une hégélienne ! » prétendait Jean Daniélou en s’en désespérant.
Quant à Daix, il fut récupéré, comme pigiste, par L’Homme Nouveau, et comme salarié par Mgr Jean Rodhain au Secours Catholique…
A ce point encore, on retrouve la même curiosité insatisfaite. Comment « fonctionnait », dans le concret, cette équipe ? Comment s’ajustaient ces personnalités différentes ?
Faute de pouvoir percer ces secrets, retrouvons Jean de Fabrègues, interviewé pour Presse Actualité, la revue de l’information publiée par Bayard Presse…
Voici ces propos :
– Quel est votre tirage ?
– De 10 000 en 1945, nous sommes passés à 30 000, 35 000… Beaucoup d’abonnés.
– Ce sont les plus fidèles lecteurs. Tenez-vous compte de leurs remarques, de leurs suggestions ?
– Vous savez ce qu’est le courrier d’un journal. Pour une lettre blanche, il y a souvent une lettre noire. Lors des dernières élections présidentielles comme lors du Concile, ce fut une avalanche de lettres. Il est difficile d’en tenir compte dès l’instant où elles se partagent entre différentes options. Impossible de dégager un courant. Nous accordons par contre beaucoup d’importance aux lettres de ceux qui sont sur le tax, de ceux qui traitent de problèmes concrets comme celui des grands ensembles par exemple et qui en parlent d’expérience.
Mais il ne faut pas laisser les lecteurs vous conduire là où vous ne voulez pas aller. Le devoir du journaliste chjrétien, c’est de se faire comprendre, pas de suivre. C’est un des drames du journalisme moderne. Au service du lecteur, oui ; mais pas son esclave.
– Vous avez parlé du Concile tout à l’heure. Quelle influence a-t-il eu ou aura-t-il sur la presse catholique ?
– La conséquence la plus immédiate, la plus importante, a été de nous replonger dans la vie de l’Église, en plein « dedans ». Il nous remet en position d’être un organe qui, sans engager l’Église, ne veut chercher sa conduite qu’à sa lumière. Organe de groupe, de gens qui veulent travailler dans le prolongement de l’apostolat hiérarchique.
Vos avez pu constater ici une évolution vers une dépolitisation de plus en plus accentuée. Le Concile ne fera que confirmer cette tendance. Il a fixé des lignes profondes et actuelles suffisantes pour nourrir la vie d’un journal. Nous devons maintenant nous appliquer à la pénétration à l’application matérielle des textes. Mais pour nous, et je parle là de la position la France Catholique, je ne sais pas ce qu’en pensent les autres, il y a tout le Concile d’accord, mais rien que le Concile. Il faut le prendre, c’est important, dans son ensemble, tel qu’il est, comme il est. Mais c’est un point d’arrivée de l’Eglise et non un point de départ pour d’hypothétiques avenirs.
Cela devait être dit. Croyez bien que nous avons accepté le Concile sans réticences mais bien plutôt avec joie. Il nous fait mieux comprendre l’Église comme communauté. Nous redécovrons le Corps mystique. Maritain l’a compris. Son dernier livre, c’est notre B-A BA.
L’Église est un édifice qui défend l’homme contre le temps. Il ne faut pas confondre son message avec des « moments », des péripéties, des évolutions historiques absolument contingentes. Pour autant, nous ne devons pas rester en dehors de cette évolution, mais avancer en sachant que des erreurs jalonnent la route, une route que l’Église éclaire. C’est cela la grande leçon du Concile : l’Église éclaire le monde.
– Et commennt concevez-vous justement les rapports de la presse catholique avec le monde, avec l’Église ?
– Il faut aimer le monde, suivre la vie de son temps, je vous l’ai déjà dit. C’est passionnant, mais ça va très vite. Marcher avec l’Église sur le terrain social, c’est vrai. Tenir compte des corps intermédiaires ? Oui, mais où sont-ils ? Les syndicats, les organismes régionaux…, il y a encore beaucoup à construire.
Mais, j’y reviens, il faut regarder le monde avec un intérêt extraordinaire car, les gens de gauche le disent et ils n’ont pas tort, c’est aussi par le mouvement du monde que Dieu nous parle. Un journaliste chrétien doit le savoir, en tenir compte. En même temps, il se doit d’apporter au monde les paroles de la vie éternelle. Nous sommes comptables de ce que le Christ nous a confié. Devant l’évolution du monde, il faut savoir garder la tête froide, tout juger à la lumière de ce qui vient d’être redéfini.
– Une dernière question : Le pluralisme de la presse catholique ? L’acceptez-vous ? Est-il bénéfique ou non ?
– Il est évident. Il ne faut pas se faire d’illusions. Chacun de nous estime que ce qu’il défend est ce qui est le plus important. Il ne faut pas pour autant traiter les autres comme des sauvages. Etre loyal, c’est l’essentiel.
Allons plus loin maintenant. Les aspects les plus visibles de cette division sont politiques. Les rédacteurs de la France catholiques eux-mêmes ont sur le gaullisme, par exemple, des opinions fort différentes, mais ce n’est pas le plus important. Nous avons aussi et surtout dans la presse catholique des visions différentes du message chrétien et de la manière dont il doit être transmis, chacun de nous estimant que la vision qu’il en a est la meilleure. Le pluralisme, voyez-vous, porte sur les conditions de salut. Il est lié à un aspect essentiel de notre foi.
Un mot encore. Si nous nous attachons à la défense des institutions chrétiennes, si nous avons ce souci de la transmission des valeurs, un aspect sur lequel nous insistons, c’est pour mieux aider l’homme à vivre en chrétien, pour lui permettre d’exercer réellement sa liberté. La foi n’est pas vécue dans une âme séparée. D’où l’importance de la presse catholique comme de l’école catholique. La société humaine ne peut pas faire abstraction de la vie religieuse. Dans une formule imagée, La Pira disait : « Dans une cité chrétienne, il faut que l’homme ait un toit, et Dieu aussi. » La presse catholique trouve là sa justification.
J.-P. H.