Voici 230 ans, le 21 janvier 1793, à 10 h 22, la tête du roi Louis XVI roulait dans le panier du bourreau Sanson, au pied de l’échafaud dressé place de la Révolution, ex-place Louis-XV. En même temps que le corps physique du monarque, c’est le principe même de la monarchie qui était supplicié ce jour-là, véritable séisme qui sidéra toute l’Europe. Onze mois plus tard, le 23 décembre 1793, ce qui restait de l’armée catholique et royale vendéenne était impitoyablement massacré par les troupes du général Westermann qui, dans un courrier à la Convention, s’en félicitait en ces termes : « Il n’y a plus de Vendée, citoyens républicains. Elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les marais et dans les bois de Savenay. Suivant les ordres que vous m’avez donnés, j’ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux, massacré des femmes, qui, au moins pour celles-là, n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher. J’ai tout exterminé. »
21 janvier 1793-23 décembre 1793. Les deux bornes, éclaboussées de sang, qui délimitent ce qui fut peut-être l’année la plus sombre de l’histoire de France. « Je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France », avait dit Louis XVI avant d’être ligoté sur la bascule de la guillotine. Sa prière ne fut manifestement pas entendue.
Une parenthèse ?
Ce trou noir que fut l’année 1793, irréductiblement associée au mot de « Terreur », n’est pas une simple parenthèse dans une histoire lumineuse qui serait celle d’un grand élan de liberté, la Révolution française. Le sang a coulé avant, il coulera après. Que l’on se souvienne ainsi du meurtre fondateur, celui du marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, dont la tête fut sciée par un boucher le 14 juillet 1789 avant d’être promenée au bout d’une pique. De l’affreux massacre des Gardes suisses aux Tuileries le 10 août 1792. Ou encore des hécatombes de septembre 1792, symbolisées par l’ignoble assassinat de la princesse de Lamballe, mutilée et profanée, et par la tuerie de 191 prêtres réfractaires, en particulier à la prison des Carmes.
Toutes ces horreurs, même si elles furent parfois orchestrées de sang-froid par des meneurs, relevaient bien souvent de phénomènes d’emballement, de lynchages, dont Gustave Le Bon a livré une analyse glaçante un siècle plus tard dans sa fameuse Psychologie des Foules (1895).
Il suffit de relire les récits des martyres subis par les chrétiens des premiers siècles pour comprendre que les sans-culottes n’avaient rien inventé en termes de sadisme. Ce qui va vraiment changer en 1793, c’est l’organisation scientifique des exécutions, des tueries, des persécutions, des arrestations, par une assemblée, la Convention, élue au suffrage universel masculin, qui a succédé à l’Assemblée nationale constituante en septembre 1792.
Étincelles
C’est cette assemblée, d’abord dominée par les Girondins, qui vote la mort du roi le 17 janvier 1793 et va décréter la levée en masse de 300 000 hommes pour aller combattre aux confins du Rhin les armées de l’Europe coalisée. Deux événements qui sont de puissants facteurs de l’insurrection de la Vendée, laquelle va devenir le champ d’application par excellence de la Terreur révolutionnaire. Le mécontentement couvait depuis longtemps dans cette région très pieuse dont les habitants – essentiellement des paysans – avaient participé avec intérêt à la rédaction des cahiers de doléances, mais n’avaient guère apprécié la Constitution civile du clergé du 12 juillet 1790 qui les avait privés de leurs « bons prêtres », c’est-à-dire des réfractaires qui avaient refusé de prêter serment et basculé dans la clandestinité.
Ces mêmes Vendéens ne prisent guère non plus le jacobinisme révolutionnaire qui bouscule leurs coutumes, même s’ils avaient pu applaudir les premières mesures fiscales. Et si la mort du roi les révulse, c’est bien la levée en masse qui va les soulever. Les gardes nationaux qui viennent procéder aux tirages au sort sont hués, bousculés, débordés. Les Vendéens s’arment de fourches, de faux dont on a redressé la lame, de quelques fusils de chasse, et se mettent en quête de chefs expérimentés, surtout des nobles, dont les noms sont restés dans l’histoire : Henri de La Rochejaquelein, Maurice d’Elbée, Charles de Bonchamps, Louis de Lescure, François-Athanase Charette de La Contrie…
Des roturiers, plus rares, rejoignent les rangs de ces chefs, comme Jean-Nicolas Stofflet et Jacques Cathelineau. Ce dernier, surnommé le saint de l’Anjou en raison de sa grande piété, sera proclamé généralissime de l’Armée catholique et royale le 12 juin 1793. Grièvement blessé lors de l’attaque de Nantes, il meurt un mois plus tard, le 14 juillet.
Les poitrines de tous ces hommes s’ornent d’un Sacré-Cœur en signe de reconnaissance.
De l’élan…
L’épopée de la Vendée militaire, qui déborde sur le Maine, l’Anjou et le Poitou se scinde en trois périodes principales : le temps des victoires, le redressement républicain et enfin, l’anéantissement. Les soldats républicains, les « Bleus », sont surpris dans un premier temps par l’impétuosité des révoltés qui connaissent parfaitement le terrain. Cholet, La Roche-sur-Yon, Bressuire, Thouars, Parthenay, Saumur et Angers, tombent entre leurs mains.
À Paris, le Comité de salut public enrage. Sa volonté répressive devient exterminatrice lorsque les Montagnards en prennent la direction à la fin du mois de mai 1793. « Je déclare qu’il faut non seulement exterminer tous les rebelles de Vendée, mais encore tout ce que la France renferme de rebelles contre l’humanité et contre le peuple […]. Il faut exterminer tous ces êtres vils et scélérats », avait prévenu Robespierre dès le 8 mai devant le club des Jacobins. Sur le terrain, le rapport de forces change, d’autant plus qu’il est difficile de structurer l’Armée catholique et royale dont les hommes profitent
de la moindre pause pour retourner dans leurs champs.
… au reflux
Début août, la Convention décide d’envoyer l’armée de Mayence, commandée par Kléber, pour éradiquer le soulèvement. Un décret est pris le 1er août, disposant que « les forêts seront abattues, les repaires des rebelles détruits, les récoltes seront coupées […], les bestiaux seront saisis ».
Le 1er octobre, presque un mois après l’instauration officielle de la Terreur, Bertrand Barère, rapporteur du Comité de salut public, explicite le projet conventionnel : il ne s’agit plus de détruire des groupes, voire des armées rebelles, il ne s’agit plus de priver la Vendée de ses ressources : il s’agit de la faire disparaître, au sens propre du terme. « Détruisez la Vendée », martèle-t-il à six reprises dans un discours. Le 17 octobre, les Bleus, bien qu’inférieurs en nombre, infligent une terrible défaite aux insurgés lors de la bataille de Cholet. Bonchamps est mortellement blessé, d’Elbée grièvement, tandis que Lescure, frappé quelques jours plus tôt, agonise. La panique s’empare des troupes royalistes qui franchissent la Loire et se ruent vers Granville – c’est la Virée de Galerne – où ils espèrent trouver le secours des Anglais. En vain. Revenant vers leurs terres, ils sont de nouveau éreintés au Mans, puis exterminés dans les marais de Savenay. C’est la fin de l’épopée et le début de l’horreur.
Populicide
Le succès des armes n’a pas infléchi la furie exterminatrice exprimée par Robespierre, Barère et tant d’autres. Depuis l’automne, à Nantes, Jean-Baptiste Carrier fait fonctionner la guillotine à plein régime et noie par milliers les prisonniers dans la Loire, lors de ce qu’il appelle les « baptêmes patriotiques ». Après le massacre de Savenay, sonne l’heure des colonnes infernales. Le 30 décembre 1793, Louis-Marie Turreau est nommé commandant de l’armée de l’Ouest. Le 21 janvier 1794, un an après l’exécution de Louis XVI, douze colonnes se mettent en marche et ratissent le territoire. Hommes, femmes, enfants, vieillards : tous sont des cibles pour les soudards de Turreau qui fusillent, brûlent, violent, torturent, mutilent, éventrent. Le 28 février, aux Lucs-sur-Boulogne, 564 personnes sont massacrées par une colonne infernale.
« La Vendée ne doit être qu’un grand cimetière national », avait écrit Turreau à ses hommes le 19 janvier. Si le nombre des victimes des guerres de Vendée est estimé à 200 000, les colonnes infernales, à elles seules, en auraient fait environ 40 000. Au total, 20 à 25 % des habitants auraient péri durant cette période. Le terme de populicide, employé par Gracchus Babeuf pour qualifier cette répression, n’est pas impropre.
Postérité
Après Thermidor et la chute des robespierristes , le 27 juillet 1794, la Convention se décide à mettre fin aux exactions. Des négociations sont entreprises, notamment avec Charette, l’un des très rares chefs ayant survécu à 1793. Les combats reprennent parfois, mais la Vendée est exsangue, et l’espoir qu’elle avait placé en la personne du comte d’Artois, second frère de Louis XVI, fait long feu. Stofflet, capturé, est fusillé le 25 février 1796 à Angers, Charette le 29 mars à Nantes. Son corps sera jeté dans une fosse commune.
La fin de la Vendée militaire n’a pas le parfum de la gloire de tant de grandes défaites mythifiées, d’Alesia à Diên Biên Phu en passant par Crécy. Elle a quelque chose de terne, de gris, qui tranche avec l’élan saisissant du printemps 1793. Et pourtant cette population généralement humble, qui consentit à tous les sacrifices « pour Dieu et pour le Roi », dit quelque chose de l’esprit de résistance propre au peuple, et de cette décence commune qui a montré combien elle était l’un des plus redoutables barrages face aux tentations totalitaires dont 1793 fut le laboratoire.