Rachetés par le sang de l’Agneau
A – Rappel de quelques textes scripturaires
Le « kérygme primitif », tel celui que nous donne saint Paul dans un de ces petits résumés très denses dont il parsème ses lettres, était :
Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, (1 Corinthiens 15, 3-4)
Et dans la suite de ce texte il ajoute bien :
Et si le Christ n’est pas ressuscité, vaine est votre foi ; vous êtes encore dans vos péchés. (v.17)
La rémission des péchés est donc la Bonne Nouvelle. Mais elle est toujours associée à la passion du Christ. Il y aura donc lieu de s’interroger sur ce lien entre le péché et la passion, et sur le fait que cette souffrance du Christ nous libère du péché.
Nous avons tous présent à l’esprit le texte clé, cité par saint Paul dans la lettre aux Philippiens :
Jésus Christ : lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père. (2, 5-11)
Il présente le fait de la mort et de la résurrection, mais en donnant déjà une explication : l’abaissement et l’obéissance, ainsi que le résultat actuel, la glorification du Christ. Mais il ne pénètre pas plus avant dans ce que nous pourrions nommer le « mécanisme » de la rédemption, ce que fait un peu plus le texte suivant de la lettre aux Hébreux :
C’est lui (Jésus Christ ) qui, au cours de sa vie terrestre, offrit prières et supplications avec grand cri et larmes à celui qui pouvait le sauver de la mort, et il fut exaucé en raison de sa soumission. Tout Fils qu’il était, il apprit par ses souffrances l’obéissance, et, conduit jusqu’à son propre accomplissement, il devint pour tous ceux qui lui obéissent cause de salut éternel, (5.2)
N’oublions pas non plus la phrase par laquelle Jésus définit sa mission, en référence avec les prophéties du serviteur souffrant d’Isaïe 53 :
Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. (Matthieu 20,28)
Le mot de rançon qui vient d’apparaître aura besoin d’être élucidé.
Petit résumé tiré du Catéchisme de l’Église catholique :
En ceci consiste la rédemption du Christ : il « est venu donner sa vie en rançon pour la multitude », c’est-à-dire « aimer les siens jusqu’à la fin » pour qu’ils soient affranchis de la vaine conduite héritée de leurs pères. (§ 622)
B – Réflexion théologique
Nous allons donc nous interroger sur les points suivants :
I – En quoi les souffrances de la passion changent-elles les relations de Dieu et les hommes ?
II – Comment le bienfait de la passion nous atteint-il ?
III – Quelle place donner à cette notion de rachat et autres synonymes de rédemption : exemple, rançon… ?
IV – Que doit-on mettre sous le mot de « sacrifice » ?
I – Les souffrances du Christ, spécialement celles de la passion, ont été la pierre d’achoppement des premiers disciples. Aux pèlerins qu’il accompagne sur la route d’ Emmaüs, Jésus précise qu’elles étaient prévues dans les prophètes (Luc 24). Mais le fait que ces souffrances aient été annoncées ne fait que repousser la question : pourquoi ces souffrances étaient-elles inscrites dans le plan de Dieu.
Il faut donc remonter au dessein créateur auquel s’est opposé le péché. Dieu a créé l’homme pour qu’il entre en dialogue d’amour avec lui à travers toutes les activités de sa vie. Le péché est venu opacifier cette relation. La désobéissance de l’homme, depuis le premier péché, a rendu impossible cette rencontre. Comment rendre possible ce qui était devenu lointain ou trop exigeant ? Les préceptes de la Loi et les objurgations des prophètes n’y ont pas réussi.
L’Homme-Dieu, dans toute sa vie, a voulu vivre cette pleine conformité à Dieu, tant dans ses paroles : enseignement sur le vrai visage du Père, que dans ses actes : horreur du péché, car rien dans les Évangiles ne laisse le moindre soupçon dans ce domaine.
Ne le saviez-vous pas, c’est chez mon Père que je dois être (Luc 1,49)
Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé. (Jean 4,34)
Cette fidélité et cette obéissance, dans un monde éloigné de Dieu ne peuvent que lui valoir des oppositions. Celles-ci vont culminer dans les souffrances de la passion.
Il nous faut alors comprendre que ces souffrances, physiques et morales, retentissant avec particulièrement de force chez un être innocent comme Jésus, n’ont pas été voulue pour elles-mêmes, mais comme conséquences inévitables de son obéissance et de sa fidélité.
Comment admettre que le Père puisse se complaire dans le sang de son Fils, lui qui n’a même pas accepté Isaac offert par son père et qui a mis un bélier à la place de la victime humaine ? Il est donc évident que si le Père accepte le sang de son Fils, ce n’est pas qu’il l’eût demandé, ni qu’il en eut besoin, mais à cause de l’économie du salut (nous dirions : du dessein de salut ). (Saint Grégoire de Nazianze, 45° discours théologique)
Que signifient les mots : « justifiés dans son sang » ? Quelle est, je le demande, la vertu de ce sang, capable de justifier les croyants ? Et que signifie ces mots : « réconciliés par la mort de son Fils » ? Faut-il penser que le Père était irrité contre nous, mais qu’en voyant son Fils mourir pour nous il a laissé s’apaiser sa colère contre nous ? Son Fils était-il donc si bien apaisé à notre égard qu’il allât jusqu’à daigner mourir pour nous, alors que le Père restait encore irrité contre nous au point de ne se laisser apaiser que si son Fils mourait pour nous ? (Saint Augustin, La Trinité, livre 13, ch. 14)
Si un innocent mis à mort est agréable à Dieu, ce n’est pas par le fait qu’il est tué, mais parce qu’il a persévéré dans la justice jusqu’à la mort. (Attribué à saint Ambroise) Bien prendre le mot de « justice » au sens biblique : s’ajuster à la volonté de Dieu.
Jésus s’est livré lui-même volontairement, il n’a pas été livré par un autre, malgré lui…Ce parfum si agréable à Dieu, c’est l’amour du Christ. (Texte dans les œuvres de saint Jérôme, mais sans doute de Pélage)
Le Christ, en souffrant par charité et obéissance, a offert à Dieu quelque chose de plus grand que ne l’exigeait la compensation de toutes les offenses du genre humain : 1° à cause de la grandeur de la charité en vertu de laquelle il souffrait, 2° à cause de la dignité de vie qu’il donnait comme satisfaction, parce que c’était la vie de celui qui était homme ; 3° à cause de l’universalité de ses souffrances et de l’acuité de sa douleur. (Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique lll°, q. 48, a. 2)
C’est donc l’amour infini du Christ malgré les souffrances de la passion qui est au cœur de notre réconciliation avec Dieu. À cet parfaite coïncidence à son Père, à sa parfaite « justice », le Père répond par la résurrection.
Cette perspective permet d’éliminer deux fausses pistes que l’on entend encore utiliser de temps en temps :
1 – la souffrance du Christ, et celle demandée aux hommes à sa suite, serait une compensation demandée par Dieu pour les détournements illicites de sa volonté, par exemple des plaisirs dûs au péché. Ceci a le double inconvénient de nous montrer un dieu avide de souffrance et d’oublier que la souffrance du Christ est seule salvatrice, nous n’y rajoutons que notre goutte d’eau.
2 – la souffrance du Christ serait une expiation, un prix à payer pour apaiser la colère de Dieu devant le péché de l’homme. La source biblique en est le texte du serviteur souffrant : « frappé par Dieu » « C’était nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était accablé ». Si cette hypothèse de la « substitution pénale » a eu quelque place dans la théologie, surtout à la fin du Moyen-Âge, et a eu de l’influence sur Luther, on en voit vite les limites dans la mesure où elle présente un Dieu sévère et presque vengeur.
Balthasar a repris cette perspective à un plus haut niveau en disant : « Dans le tournant de la Pâque, du passage suprême, deux choses se rencontrent dans le Crucifié : la colère de Dieu qui ne pactise pas avec le péché mais ne peut que le rejeter et le détruire par le feu, et l’amour de Dieu qui justement commence à se dévoiler à la place de cet attitude inexorable. » (Triple couronne p. 86)
II – Le courant ayant été rétabli entre le Christ et le Père, – c’est le mystère pascal -, comment cela s’étend-il au reste des hommes, – c’est l’aspect subjectif de notre rédemption – ? On peut répondre : par le don de l’Esprit. Mais on peut souhaiter en préciser les fondements anthropologiques.
Il nous faut revenir à notre péché : comment atteint-il le Christ ? Par ce réseau de complicité dans le mal, déjà présent dans le premier péché : « Ce n’est pas moi, c’est elle » dit Adam. Tant par l’exemple que par la complicité, le péché forme une chaîne dont on voit facilement qu’elle rejoint les acteurs de la passion. À cette solidarité dans le mal, va se substituer une solidarité dans le bien. L’immense force d’amour et de justice du Christ peut nous atteindre par ce même réseau qui nous unit dans notre expérience humaine.
On doit ajouter la formule paulinienne en Christ qui souligne l’aspect positif de notre lien au Christ pour recevoir le bienfait de sa passion. Le Christ participe pleinement à notre expérience humaine et ressent violemment les dégâts du péché. Sa victoire deviendra la nôtre lorsque nous adhérerons pleinement à lui par la foi.
Certains penseurs, même parmi les Pères de l’Église, n’ont vu cette solidarité avec le Christ que par la seule incarnation. Devenu homme comme nous, il a pu assainir notre nature humaine. Si nous retrouverons cette perspective dans notre étude de la divinisation, elle insuffisante pour décrire l’œuvre objective du Christ et le lien entre lui et nous opéré par sa mort et sa résurrection.
Il faut dire un mot d’une explication qui a souvent cours aujourd’hui : ce qu’on peut nommer l’exemplarité de la passion : « Voyez comme le Christ nous a aimé et a aimé son Père, comme lui allons jusqu’au bout de cet amour ». Cette explication est insuffisante dans la mesure où elle ne fait pas droit au fait que le Christ ressuscité nous communique plus qu’un exemple, mais une force, en termes technique : sa grâce.
III – Un aspect biblique important de la Rédemption est proposé par le vocabulaire du rachat. Ces mots appartiennent à la fois au domaine juridique : libérer un captif, et au domaine financier donner une somme pour cette libération. Qu’en est-il pour la Rédemption ?
La libération du péché est un thème fondamental, il rejoint l’enfermement dû au péché dont nous parlions plus haut. Seul le Christ, par la force de son amour du Père, peut en venir à bout.
Cette captivité a été longtemps présentée comme la domination du démon. Saint Augustin, après le passage que nous avons cité plus haut, détaille la Rédemption comme victoire sur le démon et la libération de ses griffes. On doit y voir une personnalisation du péché, en sachant bien que le Christ a expérimenté une lutte avec ce prince des ténèbres. Cette perspective a été développée par certains en disant que le démon a cru emporter la victoire sur le Christ, mais qu’au contraire c’est lui qui a été vaincu par la fidélité inconditionnelle de Jésus.
Là où la comparaison s’arrête, c’est quand on veut parler d’un prix versé. Si on veut par là souligner l’aspect onéreux de notre Rédemption, puisqu’elle a coûté le sang du Christ, on est d’accord avec saint Pierre :
Sachez que ce n’est par rien de corruptible, argent ou or, que vous avez été affranchis de la vaine conduite héritée de vos pères, mais par un sang précieux, comme d’un agneau sans reproche et sans tache, le Christ, (1° lettre 1,18-19)
Et aussi avec la phrase de Jésus inspirée d’Isaïe 53 citée plus haut.
Mais si on veut dire qu’il y a eu une somme versée au démon, comme l’ont fait certains commentateurs de l’Antiquité, on bute sur cette affirmation que le démon n’a absolument aucun droit, que Dieu ne lui doit rien et ne peut donc rien lui payer.
IV – Il nous faut maintenant regarder de près le vocable qui est très souvent associé à la Rédemption : sacrifice.
Dans notre langage courant, il signifie une privation douloureuse. Dans le langage biblique, il a d’abord une signification cultuelle : donner quelque chose à Dieu, de préférence quelque chose qui nous coûte. Cela est souvent associé à l’immolation d’animaux. Si Jésus reprend la phrase du prophète : « C’est la miséricorde que je veux plus que les sacrifices » c’est parce que les sacrifices du Temple risquaient de n’être qu’une manière de s’acquitter d’un devoir envers Dieu sans y mettre son cœur, et encore moins en changeant sa vie.
La notion de sacrifice, telle que Jésus va la vivre, va être purifiée pour se rapprocher de la notion d’oblation qui lui était associée. La lettre aux Hébreux s’en fait l’écho lorsqu’elle met dans la bouche du Christ la phrase du psaume 49 :
Tu n’as voulu ni offrande ni sacrifice, alors j’ai dit : « Voici, je viens ». Il est écrit pour moi dans le livre que je dois faire ta volonté.
On passe donc d’un don extérieur à une correspondance du cœur à la volonté de Dieu. Ce n’est qu’en raison de notre histoire de péché que cette correspondance prend un aspect douloureux. Ce qui devait être notre attitude normale de créature, reconnaissante à Dieu de ses bienfaits, devient quasiment impossible, sauf par un retournement douloureux que le Christ, fort de son amour du Père, a pu parfaitement opérer.
Définir le sacrifice par l’oblation permet de comprendre comment la messe est toujours le sacrifice du Christ. Dans son cœur de Ressuscité, Jésus continue à s’offrir à son Père, comme il s’est offert douloureusement au Calvaire. Cette oblation nous est signifiée par le geste que le Christ a choisi pour l’annoncer à ses Apôtres, le geste du pain et du vin, dans un élan d’action de grâce.
C – Les effets de la Rédemption
Il y a un changement objectif pour tous les hommes. Ce ne sont pas seulement nos idées sur Dieu, sur l’homme et sur la vie qui sont changées mais notre mode d’être, presque notre nature. Au delà de la conscience que j’en ai, les relations avec Dieu deviennent possibles. Notre libération du mal nous précède. Le terme paulinien de cette appropriation de l’action du Christ est la justification.
C’est l’annulation de notre histoire de péché depuis les origines, c’est l’abolition de l’esclavage du démon. Mais nous savons, par expérience, que toutes les difficultés ne sont pas aplanies, il reste des séquelles contre lesquelles nous devons lutter. Ce chemin, décrit pas saint Paul dans la lettre aux Romains, est celui de la sanctification.
La tradition parle alors de mérite. L’homme justifié avance dans la voie de la sanctification en recevant le bienfait de la passion du Christ et en la présentant au Père comme un talent qui a fructifié.
Saint Paul ajoute, (8,13) que cela s’achèvera dans la glorification.
Conclusion
Entre deux, il y déjà un étonnante transformation, le cheminement de la vie divine en nous. C’est divinisation, aspect positif de la Rédemption, qui nous occupera dans les prochaines communications.