Dans une précédente chronique (a), j’ai écrit sans l’assortir des explications nécessaires une petite phrase qui me vaut une pile de lettres interrogatives. Il y était question de « découvertes de la physiologie et de la génétique qui ont détruit la psychanalyse »1.
« Détruit la psychanalyse ? demande M. V., de Vannes. Première nouvelle ! J’avais cru remarquer au contraire que la psychanalyse se porte fort bien, merci pour elle. »
De même, Mlle B., professeur de philosophie, et mon excellent confrère Bernard Voyenne, voudraient savoir sur quels faits se base une affirmation si péremptoire. Il nous faut donc revenir sur la psychanalyse.
Postulats rasés au sol
On me permettra de souligner tout d’abord que, dans cette phrase, il était question de la psychanalyse, non des psychanalystes. Les psychanalystes se portent fort bien, merci pour eux, en effet. Ils enseignent dans les Universités et se multiplient donc en formant des adeptes. D’autre part, Jean-Paul Sartre continue d’écrire des kilos de psychanalyse littéraire qui se vendent fort bien et dont on discute dans toutes les publications distinguées, alors que personne ne parle de la génétique du comportement. Que les découvertes de la génétique et de la physiologie aient rasé au sol les postulats de la psychanalyse ne trouble personne, ce qui est très rassurant : ce monde où nous vivons est d’une solidité à toute épreuve, et ceux qui se font du souci pour la disparition des idées reçues ont bien tort. Quand une idée est reçue, c’est pour longtemps, surtout si, comme c’est le cas, elle épargne la peine de réfléchir à ceux dont ce serait le métier de réfléchir.
Le postulat essentiel de la psychanalyse, c’est que les désordres psychiques sont un produit du refoulement et de la répression. Les instincts réprimés se transforment en complexes, et les complexes traumatisent le psychisme, le rendent malade. Un corollaire de ce postulat généralement soutenu par les psychanalystes est que ces maladies du psychisme ne sont que psychiques et n’ont aucune corrélation organique. On a beaucoup parlé de ce corollaire ces dernières années, soit ouvertement, soit par prétérition, quand les psychanalystes ont exposé les raisons pour lesquelles ils estiment n’avoir rien à voir avec la médecine et n’avoir pas besoin, pour exercer leur métier de médecin des âmes, de faire d’abord les mêmes études que les médecins du corps.
Un postulat est en principe indémontrable et, par conséquent, irréfutable. Cependant, dans ce cas particulier, il se trouve qu’un très grand nombre d’études ont permis de le tester. Ces études illustrent, d’ailleurs remarquablement, l’ingéniosité expérimentale des psychologues.
Comment, en effet, imaginer une expérience permettant de décider dans quelle mesure les troubles névrotiques sont inscrits dans le patrimoine génétique et dans quelle mesure ils relèvent de la biographie et de l’environnement ? Voici un névrosé. L’est-il parce qu’il a reçu en naissant un corps névrotique ou bien parce qu’il a souffert de refoulement et de répression ?
Pour en décider, on ne voit a priori que la méthode dite des « variations concomitantes » : il faudrait pouvoir recommencer plusieurs fois la vie du même individu en faisant varier les conditions de son environnement. On verrait alors si sa névrose varie avec l’environnement. Une deuxième méthode consisterait à mettre deux individus différents dans un environnement identique pour voir si, malgré les hérédités différentes, la même névrose se reproduit.
Cette deuxième méthode ne serait, de toute façon, que peu convaincante : on sait d’expérience que l’environnement psychique est quelque chose de très flou et de très difficile à définir. Deux frères apparemment élevés de la même façon ne souffriront jamais exactement des mêmes problèmes. On n’est donc jamais sûr qu’ils subissent des conditions identiques. Si l’un est névrosé et l’autre pas, ce peut être dû, dans le cadre hypothétique de la psychanalyse, à un incident minime, complètement imperceptible à l’observation.
Reste donc la première méthode, à première vue irréalisable : recommencer plusieurs fois la vie d’un même individu.
Aussi surprenant que cela paraisse, c’est cette expérience qui a été faite, refaite et contrôlée un très grand nombre de fois par plusieurs chercheurs de divers pays. Évidemment, il n’est pas possible, quand un être humain a atteint l’âge de, disons, 20 ans, de l’examiner, puis de le ramener à l’âge de 6 mois pour voir si, menant une vie différente, il fera une névrose différente ou pas de névrose du tout. Mais la nature a pourvu aux conditions d’une expérience rigoureusement équivalente en faisant des jumeaux.
Deux vrais jumeaux sont des êtres identiques du point de vue génétique. Rien, absolument rien ne les distingue de ce point de vue. Si donc des jumeaux vrais sont élevés séparément, dans des conditions différentes, on est assuré que les ressemblances psychiques qu’ils présentent sont de nature génétique.
Pour mesurer les coefficients de ressemblance, on dispose de plusieurs points de comparaison. On peut observer les ressemblances et différences entre vrais jumeaux élevés ensemble et séparément, entre faux jumeaux, entre frères, demi-frères, cousins et étrangers également élevés ensemble ou séparément. Tout cela a été fait et refait aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en Suède, au Japon et probablement encore dans d’autres pays (b). Voyons les résultats.
Pour la schizophrénie, par exemple, on constate que si un malade a un frère jumeau, celui-ci est également schizophrène, dans 14% seulement des cas si c’est un faux jumeau et dans 86% des cas si c’est un vrai jumeau ; dans le cas du syndrome maniaco-dépressif, le vrai jumeau souffre du même désordre 90 fois sur cent. Ces chiffres sont ceux de Kallmann. Mais ils sont confirmés en Allemagne par Luxemberger, en Suède par Essen-Moller, en Angleterre par Shield et Slater, ailleurs encore. En Angleterre, Eysenck et Prell ont montré que la probabilité d’une névrose chez le vrai jumeau d’un névrosé est de 83% (c). Bref, tous les auteurs aboutissent à la même conclusion : l’apparition des névroses est imputable d’abord à l’hérédité2.
Sept pages sur sept cents
Ce que les Anglo-Saxons appellent le neuroticisme, c’est-à-dire le terrain d’apparition de la névrose, est essentiellement héréditaire et les chiffres montrent que les chances de passer à côté de la névrose quand le terrain existe sont assez minces. La biographie du névrosé joue donc un rôle infime dans l’apparition de la névrose : on a à peu près autant de chances de se guérir d’une névrose en racontant sa vie à un psychanalyste que de changer la couleur de ses cheveux. Si l’on veut changer la couleur de ses cheveux il faut prendre d’autres moyens.
Ces découvertes laissent prévoir que les névroses sont de vraies maladies, affectant l’âme à travers le corps, et donc qu’il est possible de déceler chez les névrotiques des signes organiques, des symptômes physiques, objectifs. Et c’est bien, en effet, ce que montrent les recherches les plus récentes. C’est ainsi qu’un chercheur de l’Université du Missouri, le docteur Turan M. Itil, a mis en évidence des différences de réaction de schizophrènes aux drogues, différences observables à l’électroencéphalographie (d). Un autre Américain, M. A. Cowen, de l’Université de New York (Syracuse), a découvert un test encore plus simple pour déceler la schizophrénie par la mesure des variations de potentiel électrique entre les régions frontale et occipitale (e)3.
Tous ces résultats montrent que les névroses sont bel et bien des maladies, et des maladies du corps. Les expliquer par des « refoulements » et des « complexes » que l’on pourrait exorciser par des bavardages, c’est revenir au temps des sorciers. Et fonder toute une société, toute une culture, tout un système d’éducation sur ces bavardages, c’est du délire collectif. Toutes les époques ont leur délire.
Je ne sais s’il y en eut jamais d’aussi aberrant. Mais à quoi sert de le dire ? Comme je l’ai déjà signalé, dans la science appelée psychologie, la psychanalyse occupe une place à peu près nulle. Le manuel de Wittaker, qui est le plus répandu dans les universités américaines, lui consacre sept pages (sur sept cents)4. N’importe. La chimère rejetée par la science se survit en prophétisme. Il faut apprendre à la subir.
Aimé MICHEL
(a) Une recette pour ne pas penser (FC, n° 1360, 5 janvier 1973).
(b) F. J. Kallmann : The Genetics of schizophrenia (New York, 1938), et Heredity in Health and Mental Disorders (New York, Norton, 1953) ; C. Stern : Principles of Human Genetics, chapitre du Japonais Kamide (Freeman, San Francisco, 1960) ; J. Shields : Monozygotic Twins Brought up appart and Brought up together (Oxford University Press, 1962) ; J. Shields et Slaters : Heredity and Psychological abnormality, dans le livre de H. Eysenck : Handbook of Abnormat Psychology (New York, 1961).
(c) H. Eysenck et D. B. Prell : The inheritance of Neuroticism : an experimental study (Journal of Mental Sciences, vol. 97, 1951, p. 441).
(d) T. M. Itil : Changes in Digital Computer Analyzed EEG during Dream and. Experimentally Induced Hallucinations (dans W. L. Keup : Origin and Mechanisms of Hallucinations, Plenum, Londres, 1970).
(e) M. A. Cowen : Pathophysiology of Schizophrenic Hallucinosis (dans Keup, note précédente).
(*) Chronique n° 130 parue dans France Catholique-Ecclésia – N° 1365 – 9 février 1973
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 18 juin 2012
- La chronique en question, n° 125, Une recette pour ne pas penser, a paru ici le 21.05.2012. La présente chronique est la première d’une série de quatre sur la psychanalyse, toutes parues en février, mars et avril 1973. Les trois suivantes sont les n° 134, Bâton de chaise, névrose et hérédité, n° 135, Sur la « cure psychanalytique », et n° 138, Psychologie et psychanalyse, que nous ferons paraître prochainement.
- Dans son livre L’inégalité de l’homme (trad. française par Jeanne Etoré, Copernic, Paris, 1977), publié à Londres la même année que la présente chronique, le psychologue Hans J. Eysenck (cité par Aimé Michel) fait le point sur l’influence du rôle des facteurs génétiques dans la névrose telle qu’on a pu l’établir par l’examen des jumeaux et celui des familles de névrosés.
En ce qui concerne les jumeaux, Eysenck fait état de six études menées entre 1953 et 1966. La plus étendue, celle de Shields et Slater en 1966, porte sur 62 couples de vrais jumeaux et 84 couples de faux jumeaux. Ces auteurs montrent que sur leurs 62 couples de vrais jumeaux, 25 (soit 40%) présentent des tendances concordantes aux troubles névrotiques, tandis que sur les 84 couples de faux jumeaux, 13 seulement (soit 15%) présentent une concordance sur ce point. Le regroupement de toutes les études montre que le taux de concordance chez les vrais jumeaux (59% des 141 couples) est presque exactement le double de ce qu’il est chez les faux jumeaux (30% des 173 couples). Eysenck conclut : « ces nombres sont suffisants pour que les résultats aient une signification sur le plan statistique. C’est dans les troubles comme la névrose obsessionnelle, les états d’anxiété et les phobies (…) que la composante génétique semble être la plus forte alors qu’elle paraît moins importante dans les troubles comme l’hystérie. » Les facteurs génétiques agissent davantage sur la nature de la névrose que sur sa gravité.
La seconde approche consiste à étudier directement les familles de sujets névrosés. « De nombreux auteurs ont montré que l’on trouvait un grand nombre de parents névrosés dans les familles de ces patients. Il y a des manifestations de troubles névrotiques chez 15% environ des parents de patients souffrant de névrose d’angoisse, et ce pourcentage est bien plus élevé que celui que l’on trouve dans des familles-témoins. (…) La concordance ne s’établit pas seulement en ce qui concerne le trouble névrotique mais aussi en ce qui concerne les symptômes particuliers présentés par le patient. »
- Attention toutefois de ne pas confondre les névroses et les psychoses. Les états d’anxiété, de dépression, d’hystérie et de compulsion obsessionnelle constituent des états névrotiques. « La psychose, note Eysenck, est une forme de trouble psychiatrique beaucoup plus grave, beaucoup plus proche de ce que l’homme de la rue qualifie de folie. La schizophrénie et la psychose maniaque dépressive et la sont les deux types de troubles psychotiques les plus connus. » (Aujourd’hui, les troubles maniaco-dépressifs sont plus couramment appelés troubles bipolaires).
« D’une façon générale, les troubles névrotiques sont bien plus répandus, mais ils ont des répercussions bien moins catastrophiques que les troubles psychotiques (surtout en ce qui concerne la schizophrénie). En se limitant à une estimation minimale des manifestations névrotiques, on peut dire que 10% des hommes et 20% des femmes vivant dans nos sociétés ont au moins une atteinte psychotique ou névrotique dans leur existence, mais les valeurs réelles sont certainement beaucoup plus élevées car les difficultés de diagnostic et le manque de moyens de traitement dissimulent très vraisemblablement une grande part de l’ampleur véritable de cette calamité. » (On trouvera des indications complémentaires sur ce point dans la chronique n° 132, L’accord sur le pire, parue ici le 20.09.2010).
Eysenck précise que névrose et psychose sont des troubles « de nature différente : ce n’est pas une question de degré et l’on ne peut pas dire que l’une conduise à l’autre. » Ce point est important dans la querelle sur la psychanalyse parce que les psychanalystes ont longtemps considéré « simplement la psychose comme une forme de névrose aggravée ». Pour Eysenck ce n’est certainement pas exact car il existe des différences entre névrosés et psychotiques dans leur biochimie, leurs potentiels électriques corticaux, leurs réponses aux tests psychologiques, leurs réactions à la psychothérapie et à la chimiothérapie, qui « permettent d’affirmer avec une quasi-certitude que la psychose et la névrose sont des troubles de nature assez différente, et qu’il ne servirait à rien de les mettre dans le même sac. »
- Aimé Michel reviendra plus longuement sur ce point deux mois plus tard dans la chronique n° 138, Psychologie et psychanalyse, que nous oublierons dans quelques semaines.