Ce n’est nullement le hasard qui semble commander l’évolution de l’atome à l’esprit. Le miracle, selon le mot de saint Augustin, est dans l’ordre d’où l’homme est sorti en polissant peu à peu son être à travers des milliers de siècles d’aventures et de luttes. Cheminement si obscur que Diogène a plus de chances d’y voir clair que la science avec toutes ses lumières.
Le préhistorien français Henry de Lumley a la main heureuse. On avait déjà remarqué au cours de ces dernières années l’exceptionnelle productivité de ses recherches sur des sites de la côte d’Azur 1 ). Le 22 juillet dernier, en fouillant dans la grotte appelée Caune de l’Arago, au nord-ouest de Perpignan, il a dégagé le plus ancien crâne d’hominien trouvé jusqu’ici en Europe. Comme la chance qui se renouvelle n’existe guère en sciences, cette découverte confirme les exceptionnelles qualités de chercheur de M. de Lumley 2.
Le crâne de la Caune de l’Arago reposait depuis le début de la période glaciaire de Riss, c’est-à-dire depuis un peu plus de deux mille siècles, sur un sol d’habitat, parmi des ossements de gibier (en particulier de cheval) et des outils de pierre très primitifs : pointes, lames « coups-de-poing ». Il était renversé, et c’est sa partie inférieure qui est apparue tout d’abord : maxillaire supérieur, arcade zygomatique, os frontal. Le dessus du crâne était pris par-dessous dans un sédiment très dur.
Un hominien très primitif
Ce crâne de la Caune de l’Arago marque une date importante dans le progrès de la paléontologie humaine. D’après les premières déclarations rapportées par la presse (cf. le Monde du 27 juillet), il est plus massif et primitif que celui des pithécanthropes d’Afrique et se rapprocherait peut-être du paranthrope de Java. Des restes datant d’une époque comparable avaient déjà été trouvés en Europe : mandibules de Mauer et de Montmaurin, pariétaux et occipital de Swanscombe – tous restes bien humbles et cependant toujours cités dans les ouvrages de paléontologie humaine pour l’Europe. Le crâne de la Caune permettra pour la première fois de se faire une idée relativement précise des ancêtres de l’homme ayant peuplé l’Europe à cette époque reculée.
Selon M. de Lumley, il y aurait lieu de situer l’habitat de la Caune entre celui de Terra Amata, près de Nice, datant d’environ trois cent mille ans, et celui de la grotte du Lazaret, dans la même région, remontant à quelque cent vingt mille ans (b). Mais dès maintenant cette découverte invite à quelques, réflexions plus générales.
D’abord, une fois de plus se vérifie la règle qui veut que, presque toujours, un crâne humain nouvellement découvert se différencie largement de ceux que l’on connaissait déjà, fussent-ils contemporains. Celui de la Caune présente un très important bourrelet surorbitaire, un prognathisme prononcé, tous caractères qui, nous l’avons dit, en font un spécimen à l’aspect plus primitif que les hominiens d’Afrique de la même époque déjà étudiés. D’autre part, le crâne de Swanscombe, peut-être plus ancien (fin de Mindel-Riss), vu de derrière (1), présente pourtant un aspect déjà très moderne. La mandibule de Mauer n’est pas, elle non plus, tout à fait identique à celle des pithécanthropes.
Il serait facile de multiplier les exemples. Plus les vestiges sont anciens et plus les différences entre fossiles contemporains s’accusent quand ils ne sont pas découverts sur le même site (et même parfois dans ce dernier cas aussi, d’ailleurs). C’est au point que les paléontologistes doivent résister à la tentation de créer un type nouveau à chacune de leurs découvertes. Ils n’y résistent d’ailleurs pas toujours…
Que signifie cette diversité des ancêtres possibles de l’homme apparemment proportionnelle à leur antiquité ?
Certaines causes semblent évidentes. Les hominiens étaient relativement rares, très dispersés dans tout l’ancien monde, vivant et évoluant en groupes relativement isolés pendant des millénaires. Mais quand on recule au-delà du million d’années, il semble y avoir autre chose, une diversité vraiment embarrassante.
Il y a quelques décennies, on avançait l’hypothèse d’une origine multiple de l’homme. L’humanité actuelle serait née d’un mélange, d’un brassage d’espèces voisines génétiquement proches. Cette idée s’est avérée simpliste à la lumière des découvertes ultérieures en génétique des populations. L’idée d’« espèce » a même a fondu au point de ne plus signifier grand-chose hors de la systématique (qui ne tient pas compte, et pour cause, des intermédiaires inconnus, les missing links).
Alors ? Alors, il semble bien que l’homme actuel soit le résultat de cette infinie recherche de la Nature que le grand paléontologiste américain Loren Eiseney a appelée l’Immense Voyage 3 . L’homme n’est apparu ni par hasard ni par miracle, si du moins on entend ce dernier mot comme une suspension des lois de la nature par leur Créateur. L’homme est le résultat d’un complexe mais irrésistible enfantement. Contrairement à ce qu’écrit Monod, la vie était grosse de lui dès le commencement, comme la matière, elle aussi dès le commencement, était grosse de la vie 4. Le miracle, selon le mot de saint Augustin, est dans l’ordre d’où l’homme est sorti en polissant peu à peu son être à travers des milliers de siècles d’aventures et de luttes.
Un immense voyage
Et le fait que l’homme moderne soit désormais si uniforme derrière des différences raciales génétiquement à peine perceptibles montre que l’immense voyage approche de son but que la Bible appelle l’image de Dieu. Il fallait, pour que ce but fût atteint que les êtres d’effort et de douleur qui ont semé leurs squelettes deshérités dans des fonds de grotte mènent leur vie obscure tout au long de l’abîme des siècles.
Aimé MICHEL
(a) Cf. par exemple la photo reproduite par François Bordes dans son Paléolithique dans le monde (Hachette, 1968), p. 57.
Les Notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 52 parue initialement dans France Catholique – N° 1291 – 10 septembre 1971.
Deux livres à commander :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
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Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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- Henry de Lumley, géologue et préhistorien né à Marseille en 1934, est directeur de l’Institut de paléontologie humaine à Paris, professeur émérite au Muséum d’histoire naturelle dont il fut le directeur, et membre correspondant de l’Institut de France. Il a dirigé avec son épouse, Marie-Antoinette, paléoanthropologue et directeur de recherches émérite au CNRS, plusieurs chantiers de fouille en France. Dans un livre récent, La Grande Histoire des premiers hommes européens (Odile Jacob, Paris, 2007), il retrace l’évolution des hommes depuis leur passage d’Afrique en Eurasie il y a au moins 1,8 millions d’années jusqu’à la domestication du feu par H. erectus il y a 400 000 ans. La date de 1,8 millions d’années a été fournie par la découverte cruciale, le 24 septembre 1991, du site de Dmanissi en Géorgie. Ce site a livré des crânes, mandibules et ossements postcrâniens de plusieurs individus d’une forme intermédiaire entre la première espèce humaine, Homo habilis, et Homo erectus (dans les années 70, H. erectus était encore appelé pithécanthrope, c’est-à-dire singe-homme). Les cinq sites étudiés par les Lumley en France permettent de reconstituer avec assez de précision cette longue période de l’aventure humaine.
Le site le plus ancien, la grotte du Vallonet située à Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes), fut signalée en 1958 par une fillette de 13 ans et fouillée à partir de 1962. Elle a été occupée entre 1,050 et 1 million d’années par des hommes utilisant des galets aménagés pour dépecer des charognes laissées par de grands félins comme les tigres à dents de sabre et le jaguar eurasiatique. Cette découverte donna lieu à des controverses car on estimait, à l’époque, que l’homme n’avait pu arriver en Europe avant 600 000 ans.
La caverne haut perchée de Baume Bonne à Quinson dans les gorges du Verdon en Provence, fouillée à partir de 1958 renferme dans ses couches inférieures des sols d’occupation de chasseurs de chevaux et de thars. Elle fut occupée au cours de la première moitié de la culture dite acheuléenne (d’après le site de Saint-Acheul découvert par Boucher de Perthes) entre 600 000 et 400 000 ans.
En 1965, des travaux de terrassement dans le quartier du port de Nice découvrirent le site exceptionnel de Terra Amata qui fut fouillé en urgence du 25 janvier au 5 juillet 1966. Dans l’une des strates (C1) datée d’environ 400 000 ans ont été découverts les sols d’occupation de chasseurs de cerfs et d’éléphants. Ils ont livrés un riche outillage de galets aménagés et d’outils aménagés sur éclats mais de très rares bifaces. Surtout, on y a trouvé les traces de huttes ovales de 7 à 15 m de long et 4 à 6 m de large avec en leur centre un foyer. Ces campements étaient utilisés temporairement chaque année à la fin du printemps et au début de l’été comme l’attestent l’analyse des pollens contenus dans les coprolithes humains et le fait que les éclats de taille qui se raccordent entre eux sont restés côte-à-côte dans les huttes, à l’endroit même où ils étaient tombés. « Les foyers aménagés de Terra Amata sont, avec ceux de Menez Dregan dans le Finistère, des Beeches-Pit dans le Suffolk, en Angleterre et de Vertesszöllos en Hongrie, les plus anciens actuellement connus en Europe. (…) Il est curieux de constater que, vers 400 000 ans, des hommes qui n’avaient semble-t-il aucune possibilité de se rencontrer, de communiquer ou de s’imiter ont été capables simultanément d’apprivoiser le feu pour leur usage quotidien. Peut-être s’agit-il de convergences induites par un nouveau stade de cognition atteint par le développement des capacités du cerveau humain et d’une circulation rapide des idées plutôt que des hommes. » (op. cit., pp. 225-227).
Enfin le site de Lazaret est le plus récent. C’est une grotte située au pied du mont Boron dans la banlieue de Nice. Connue depuis 1826 elle a été fouillée à partir de 1950 puis de 1962. Les industries lithiques découvertes mettent en œuvre le débitage levallois. H. de Lumley y a reconstitué une cabane acheuléenne mais cette interprétation, contestée par la suite, semble abandonnée de son auteur. Contrairement aux trois sites précédents, quelques restes d’H. erectus (notamment un pariétal droit d’enfant au niveau −170 000 ans et des dents) y ont été découverts.
- La Caune (caverne en catalan) de l’Arago se trouve dans la commune de Tautavel dans le Roussillon, à 80 m au dessus de la plaine où coule le Verdouble. Elle renferme 15 m de dépôts sédimentaires accumulés entre 690 000 et 100 000 ans qui permettent de reconstituer l’évolution du climat et du paysage au Nord des Pyrénées pendant toute cette période. Les périodes de refroidissement et de réchauffement y alternent tous les 100 000 ans et se retrouvent sur toute la planète, les premières étant quatre fois plus longues que les secondes (20 000 ans). On les interprète par la variation périodique de l’excentricité de l’orbite de la Terre autour du Soleil. Les ossements fossiles ont permis de reconstituer l’évolution de la faune : certaines espèces sont liées au climat froid (renne, bœuf musqué), d’autres au climat tempéré (cervidés, macaques), d’autres encore indifférentes (félins, canidés, rhinocéros, éléphants). Comme dans la grotte du Vallonet, les grands carnivores (lion, panthère, loup, chien) s’y installaient aussi en l’absence de l’homme. Mais contrairement aux sites décrits dans la note précédente, la Caune de l’Arago est riche en fossiles humains : l’homme de Tautavel, était un Homo erectus d’une taille de 1,65 m, au menton et au front fuyants, d’un volume crânien de 1100 cm3, au dimorphisme sexuel prononcé, les hommes étant nettement plus robustes et musclés que les femmes. Leur durée de vie moyenne était de 25-30 ans avec une mortalité importante entre 7 et 9 ans, due aux maladies infantiles, et entre 18 et 25 ans, due aux accidents de chasse. L’industrie est acheuléenne à débitage simple (galets aménagés et quelques bifaces). Le débitage dit levallois (qui permet d’obtenir beaucoup plus de longueur de tranchant par pièce) y apparaît après 400 000 ans mais n’a pas encore été bien étudiée. Plusieurs types d’occupation ont été mis en évidence selon leurs durées : de plusieurs années à quelques mois ou quelques semaines, voire simple bivouacs, la saison d’occupation pouvant être déduite du stade dentaire des jeunes animaux abattus. La viande chassée était consommée crue (aucun foyer n’a été découvert). Les différentes parties de squelettes humains ne sont pas retrouvés en égales proportions et diffèrent également de celles des squelettes animaux ce qui suggère des pratiques cannibales, vraisemblablement rituelles.
- Sur Loren Eiseley, voir la chronique n° 24, La quarantaine des dieux, parue ici le 3 mai 2010.
- Affirmation célèbre de Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité (Le Seuil, Paris, 1972) : « L’Univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme. Notre numéro est sorti au jeu de Monte-Carlo » (p. 161). Aimé Michel s’est toujours opposé à cette conception, voir notamment sa chronique n° 33 du 7 mai 1971, Jacques Monod ou les contradictions du matérialisme, reproduite au chapitre 4 « Evolution biologique » de La clarté au cœur du labyrinthe, pp. 116-123 et parue ici le 25 janvier 2010.