Une idée nouvelle en science, vraiment nouvelle, n’est généralement compréhensible qu’à celui qui la découvre, puis à ses pairs. Sa fortune ensuite est très lente. Dans le pays de Descartes, elle n’a guère de chances d’atteindre le public, même cultivé, par d’autres voies que la vulgarisation. J’aurais mauvaise grâce à déprécier la vulgarisation, puisque je consacre une partie de ma vie à tenter de dire facilement des choses difficiles. Mais enfin, quand on a une fois compris que la science, c’est la prévision calculée, et rien autre (a), on a compris du même coup qu’un exposé désossé de ses calculs ne transmet pas l’essentiel. Aussi bien, n’est-ce pas vraiment la science que la vulgarisation, même la meilleure, communique au public, mais (dans le meilleur cas), la démarche générale, ou bien le résultat brut.
Voici par exemple, une idée qui, examinée dans le détail de ses implications physiques, suscite d’infinies interrogations philosophiques : la réversibilité. Si nous comprenions pourquoi certaines choses sont réversibles et d’autres pas, le mystère du vieillissement de toutes choses s’éclairerait soudain devant nos yeux. Pourquoi ne suis-je plus le petit garçon qui, conduit pour la première fois au village, n’en revint pas de voir tant de maisons ? (Il y en avait trente). Pourquoi, en ce moment même, des étoiles apparaissent-elles dans l’espace, tandis que d’autres meurent ? Pourquoi le temps qui ressuscite certaines choses en efface d’autres à jamais ?
Il se trouve que, depuis quelques années, les physiciens commencent dans certains cas à comprendre comment la réversibilité des choses peut se transformer en irréversibilité, et (si j’ose dire) inversement.
Et dès lors, il s’est passé quelque chose de très caractéristique. Dans les pays de langue anglaise, ont commencé à paraître des nouvelles et des romans de science-fiction fondés sur ces idées. Par qui sont-ils écrits ? Par des auteurs ayant une haute culture scientifique et qui, trouvant en science une idée fulgurante mais difficile, ont imaginé des histoires auxquelles l’idée fulgurante dépouillée de sa difficulté, donne tout son éclat : on pénètre dans l’histoire, on la lit jusqu’au bout, et l’on se retrouve à la fin avec en tête l’idée de réversibilité introduite par un biais romanesque (1).
Mais nous sommes au pays de Descartes. Le lecteur qui réfléchit se prend encore trop au sérieux pour admettre cette introduction par des portes dérobées. Quoique lui recommandant vivement les textes cités en note, je vais essayer de faire comme on dit, mon devoir de Français, sans être trop obscur ni dire trop de sottises.
Imaginons un film représentant le carambolage de trois boules de billard. Supposons que le film ait été projeté par un enfant et que nous ne sachions pas si la bobine a été réenroulée. Nous ignorons donc, en mettant la bobine dans le projecteur, si l’image va passer dans le bon sens ou à reculons.
Comment, en regardant ce qui se déroule sur l’écran, devinerons-nous si le sens est correct ou non ? S’il s’agissait d’un spectacle vivant, par exemple d’une course de chevaux, les premières images nous en avertiraient aussitôt : les chevaux ne galopent pas à reculons. Mais les boules de billard ? Elles peuvent rouler indifféremment dans tous les sens, et leur carambolage, à première vue, est exactement semblable à lui-même à l’endroit ou à l’envers (b).
À la réflexion cependant, on voit qu’il existe une différence : dans le bon sens, le mouvement des boules doit subir un léger ralentissement progressif dû au frottement. Si donc nous voyons les boules accélérer, pas de doute, la bobine est à l’envers.
Bien. Mais imaginons maintenant que le film représente le mouvement d’un pendule entretenu, par exemple celui d’un balancier d’horloge.
Là, j’ai beau chercher, je ne vois aucun test permettant de décider si le film se déroule dans le sens du temps, ou à l’envers. Le film est rigoureusement réversible. Son passé et son futur sont identiques, indiscernables. Si je tire une copie du film et que je projette les deux images simultanément sur le même écran, elles se recouvriront exactement, quel que soit le sens du passage de n’importe lequel des deux films.
J’ai dit plus haut que les spectacles vivants sont irréversibles. En fait, tous les spectacles à notre échelle, tous les phénomènes perceptibles directement par nos sens, sont irréversibles. Les rivières ne remontent pas à leur source. Les pierres ne remontent pas la casse. La ruine ne redevient jamais temple. La chaleur ne revient pas à la flamme pour tirer l’arbre brûlé de ses cendres. Et cela nous semble évident, ne requérant aucune explication : Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame… En thermodynamique, on appelle cela l’entropie.
Il s’en va, c’est certain. Mais pourquoi ? Jusqu’à la physique moderne, ce pourquoi n’était que cri de poète. Il n’y avait rien à répondre. C’était une évidence. Quand Thomas d’Aquin (c ) définit le temps comme « la mesure du mouvement selon l’avant et l’après » (secundum prius et posterius) il ne pouvait prévoir qu’un jour ce « prius » et ce « posterius » prêteraient à équivoque. Et c’est pourtant ce qui est arrivé : au-dessous d’une certaine petitesse, tous les phénomènes connus de l’univers, sauf un, sont rigoureusement réversibles ! Les lois de l’électromagnétisme, les lois de la physique quantique, les lois des interactions nucléaires sont réversibles. Si nous pouvions nous mettre au niveau de petitesse où se déroulent tous les phénomènes fondamentaux de l’univers, nous ne percevrions que des mouvements où le futur et le passé sont rigoureusement indiscernables, où rien ne vieillit ni ne rajeunit jamais, où tout reste éternellement semblable à soi : si le temps se mettait soudain à se dérouler à l’envers au niveau de l’infiniment petit, nous ne nous en apercevrions pas, du moins pour autant que l’on sache. Il ne se passerait rien de perceptible. Nous continuerions à vieillir et à mourir comme devant.
Il y a cependant, je l’ai dit, une exception. Autant qu’on le sache, il faut toujours dire cela, elle ne se manifeste que dans les étoiles, dans nos laboratoires et dans quelques corps radioactifs naturels, puisqu’on la trouve dans la radioactivité bêta (consistant en une émission de flux d’électrons). (d)
C’est par la radioactivité bêta et par elle seule, semble-t-il, que le temps a prise sur l’infiniment petit (d). C’est un phénomène quasi inexistant sur la terre, mais essentiel dans l’évolution et la vie des étoiles. Si bien que cette exception, sans portée sur les phénomènes biologiques où s’incarne notre pensée, nous apprend que l’univers ne se borne pas à vieillir globalement au niveau où nous vivons et qui est celui de la thermodynamique. Il y a aussi au fond des choses une fuite par où le temps s’en va, et qui assigne à l’univers que nous connaissons un commencement et une fin. L’infatigable balancier un jour s’arrêtera, et ce sera le commencement d’un autre univers. (e)
Aimé MICHEL
(1) Certaines de ces histoires ont été traduites en français. Voir dans Fiction de novembre 1970, n° 203, page 129, l’admirable nouvelle de J.-T. Rogers : Reflet dans un miroir. Voir aussi de P.-K. Dick : À rebrousse temps (Club du livre d’anticipation).
Notes de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 11 parue initialement dans France Catholique – N° 1252 – 11 décembre 1970. Extraite du chapitre 2 « Physique du temps » de La Clarté au cœur du labyrinthe, pp. 73 à 75.
(a) Dans une autre chronique (n° 108, Baguettes, pendules et sourciers, F.C. N° 1343 du 8 septembre 1972), Aimé Michel précise ce qu’il entend par cette formule un peu lapidaire : « Qu’est-ce, en effet, qu’une science ? C’est une démarche qui permet d’aller du connu à l’inconnu par le calcul. Elle comporte un ensemble de faits, ou plutôt de mesures, reliés entre eux par une théorie permettant de passer d’une mesure à l’autre par le calcul, et surtout de prévoir, toujours par des calculs, des faits nouveaux non encore observés, susceptibles d’un contrôle expérimental. Certaines sciences ont beaucoup de faits et peu de théorie : par exemple, la botanique. D’autres ont beaucoup de faits et beaucoup de théorie : par exemple la physique. »
(b) Dans sa Correspondance avec Michele Besso (Hermann, Paris, 1979), Einstein prend l’exemple d’un gaz à l’équilibre : « Imaginons que l’on ait filmé le mouvement brownien d’une particule et que l’on ait conservé les images dans leur suite chronologique correcte ; seulement on a oublié de noter si la suite temporelle correcte va de A à Z, ou bien de Z à A. L’homme le plus malin sera incapable de trouver la direction du temps à partir de ce matériel. Résultat : ce qui se passe dans le mouvement de cette particule à l’équilibre thermodynamique ne renferme aucune flèche du temps. » (p. 291).
(c ) Qui l’a reprit d’Aristote, voir la dernière chronique Ô toi qui sais… dans La clarté au cœur du labyrinthe, p. 745.
(d) Dans cette désintégration régie par l’interaction nucléaire faible, certaines particules ne se désintègrent pas exactement au même rythme que leurs antiparticules. C’est ce qu’en termes techniques on appelle la « violation de la symétrie CP », où C est la « conjugaison de charge », le remplacement d’une particule par son antiparticule, et P la « parité », le changement de signe des coordonnées spatiales. La raison de cette asymétrie n’est pas bien comprise. Toutefois, une expérience menée au CERN en 1998 a montré que cette violation de CP était accompagnée d’une violation de la symétrie T, où T est le renversement du temps. Les deux violations CP et T se compensent exactement, si bien que l’invariance CPT demeure vraie pour ces particules comme pour toutes les autres. Cette invariance exprime le fait que « les lois physiques qui gouvernent notre monde sont rigoureusement identiques à celles d’un monde d’antimatière [C] observé dans un miroir [P] et où le temps s’écoulerait à l’envers [T] ».
(e) Le lecteur qui souhaite prolonger cette réflexion pourra consulter les livres d’Etienne Klein, notamment le dernier d’entre eux : Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Flammarion, Paris, 2007, d’où sont extraites les citations ci-dessus. L’auteur, physicien au CEA et philosophe, s’attache notamment à distinguer deux notions souvent confondues par les physiciens eux-mêmes : le « cours du temps », qui est le temps proprement dit, et la « flèche du temps », qui n’est pas une propriété du temps lui-même mais des phénomènes physiques irréversibles qui s’y déroulent. « La flèche du temps correspond à une asymétrie des “contenusˮ du temps, c’est-à-dire des phénomènes temporels, non à une asymétrie du “contenantˮ lui-même, c’est-à-dire du cours du temps. » (p. 135-136). L’un des mérites de ce livre est de faire le lien avec les réflexions des philosophes et de montrer que, si les physiciens ont bien clarifié certaines questions relatives au temps, ils sont encore loin de s’accorder sur sa nature.
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Rappel
Entre 1970 et sa mort en 1992, Aimé Michel a donné à France Catholique plus de 500 chroniques. Réunies par le neurobiologiste Jean-Pierre Rospars, elles dessinent une image de la trajectoire d’un philosophe dont la pensée reste à découvrir. Paraît en même temps, une correspondance échangée entre 1978 et 1990 entre Aimé Michel et le sociologue de la parapsychologie Bertrand Méheust. On y voit qu’Aimé Michel a été beaucoup plus que le « prophète des ovnis » très à la mode fut un temps : sa vision du monde à contre-courant n’est ni un système, ni un prêt-à-penser, mais un questionnement dont la première vertu est de faire circuler de l’air dans l’espace confiné où nous enferme notre propre petitesse. Empli d’espérance sans ignorer la férocité du monde, Aimé Michel annonce certains des grands thèmes de réflexion d’aujourd’hui et préfigure ceux de demain.
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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