Comment tout cela a-t-il commencé ? Comment le Soleil, comment la Terre où s’accomplit notre destin ont-ils commencé ?
– Questions dénuées de tout sérieux, me dit cet écrivain. C’est de l’évasion, ce que les Anglais appellent « escapism ». C’est le génie de fantasme que nous nous inventons hypocritement pour détourner notre esprit des seules vraies questions, qui sont morales, sociales, politiques.
– Pourquoi dites-vous que les questions morales, sociales et politiques sont les seules vraies ?
– Parce que seules elles engagent notre responsabilité. Les réponses que nous leur donnons nous obligent à des choix et à des choix concrets, qui requièrent notre action présente. Pendant que vous poursuivez vos chimères sur l’origine de la Lune et du Soleil, vous vous dérobez à ces choix. Je vous reproche d’écrire sur ces chimères. Que telle soit votre tournure d’esprit, que vous ayez ce goût des chimères, passe. Mais vous le répandez. Vous détournez les gens de réfléchir. Voilà pourquoi je réprouve ce que vous faites, pourquoi tous les esprits sérieux doivent le réprouver.
Galilée à sa tour monte
Je soupire. Éternelle discussion ! Qu’est-ce qui est sérieux, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Voilà trois siècles et demi, un homme qui bâillait à une importante cérémonie se mit à considérer les oscillations d’un lustre, puis à y réfléchir. Ses réflexions l’induisirent à grimper au sommet d’une tour, à jeter par-dessus le parapet des objets divers, en pierre, en bois, en plomb, à mesurer leur temps de chute, de là à noircir force papier de calculs abstrus, enfin à conclure qu’Aristote se mettait le doigt dans l’œil et que l’impetus n’était qu’une baliverne. J’imagine le discours que n’eût pas manqué de lui tenir mon interlocuteur : Quoi ! l’impetus, Aristote, le temps que met un caillou pour choir du haut de votre tour, vous n’avez pas honte, quand on se bat en Allemagne, quand l’Espagne intrigue, quand le roi de France est menacé par une faction ?
Dieu merci, Galilée eut le génie de comprendre que l’urgent, vers le début du XVIIe siècle, n’était pas du tout de s’engager pour ou contre l’Espagne, de courir en Allemagne combattre ou soutenir les princes, mais bien de mesurer le temps que mettait un caillou pour tomber du sommet de la tour de Pise et qui se souvient des princes allemands, ou espagnols, ou français ? Qui, hélas, se souvient de ceux qui trouvèrent plus réaliste de s’aller faire trouer la peau dans leurs intrigues ? a)
Il est très important de savoir se faire trouer la peau à point. Quand on lit la vie de Kepler on se découvre devant son héroïsme b). Au fond de la plus noire misère, dans le froid, la faim, les malheurs domestiques, les persécutions, les jalousies, ce grand génie inquiet et sensible alignait sans faiblir les milliers d’opérations qui devaient le conduire à la détermination de l’orbite de Mars, et de là aux trois lois fameuses d’où Newton, en les rapprochant des découvertes de Galilée, tirerait un peu plus tard la gravitation universelle. Kepler, Galilée, Newton ont à eux trois plus modelé l’histoire, sans jamais se soucier d’elle, que les énergumènes qu’elle obsède et qui nous la ressassent : qu’est-ce donc qui est sérieux ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Quatre milliards d’années
Vers la fin de la dernière guerre, tandis que de l’autre côté de l’Atlantique s’effondrait le pays de ses ancêtres, l’astronome américain d’origine allemande G.H. Herbig eut une idée qui lui sembla de la plus haute importance :
Depuis Kant et Laplace (sans parler de Descartes, voire d’Épicure), les théories sur l’origine du système solaire et des planètes se succèdent ; au lieu de faire des hypothèses, pourquoi ne pas voir directement, pourquoi ne pas photographier et étudier sur pièces le système solaire en formation ?
Certes, le système solaire s’est formé il y a quatre. milliards d’années. Comment photographier un événement si ancien ? Réponse : le Soleil étant une étoile ordinaire, il suffit de chercher une étoile ordinaire en train de naître et de la photographier.
Questions sur les photos
Cette étoile, Herbig la trouva au début de 1946. J’ai sous les yeux la série de photos prises du 24 janvier 1946 au 5 janvier 1968. Il ne s’agit que de quelque taches sur des émulsions, mais que d’idées naissent à les considérer ! Ainsi, voilà comment cela commença ! Comme cette naissance est rapide ! En vingt-deux ans on voit le nuage originel de poussières et de gaz se scinder, se préciser, se rassembler ici et là. En 1947, il y a quatre points de condensation. En 1954, on en voit six. En 1960, une douzaine. C’est en réalité une famille d’étoiles, un amas, qui se forme ainsi.
Le processus est déclenché. Y aura-t-il là, dans quatre milliards d’années, des êtres pensants, des Kepler, des Newton, un Herbig en train de photographier un autre point du ciel pour tenter d’y saisir le mystère de ses origines ? Et encore cette question : voilà quatre milliards d’années, un Herbig photographia-t-il ainsi notre Soleil et formation ? c)
Peut-être y a-t-il plus urgent que de se poser ces questions. Je ne sais. Dans le Pavillon des cancéreux, un des héros de Soljenitsyne consacre ses derniers instants à essayer de savoir si les sources radio-actives sont un indice de gisement métallifère. Il va mourir. De le savoir ne lui servira à rien. Est-il fou ? Je crois plutôt qu’il est homme. Ne reconnaître que les urgences du moment, les reconnaître infailliblement, c’est le propre de l’animal. Etre homme, c’est voir plus loin que la vie et que la mort.
Aimé MICHEL
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Notes de Jean-Pierre Rospars
* Chronique n° 189 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1434 – 7 juin 1974.
a) Il s’agit d’un thème récurrent de la pensée de l’auteur, presque toujours à l’arrière plan de ses réflexions. La prééminence du politique, qui s’impose à nous par l’actualité et par la manière dont l’histoire est enseignée, est un bel exemple de la tyrannie des apparences, du court terme, du seul visible. Par cette remise en perspective Aimé Michel nous invite, non pas à nous désintéresser de la politique (il la suivait avec attention), mais à ne pas lui donner une importance trop exclusive et à ne pas attendre d’elle des solutions qui n’en relèvent pas directement.
b) Aimé Michel revient à plusieurs reprises sur la grande figure de Kepler, « toujours prêt à renoncer à ses chimères, à recevoir d’autrui la vérité ». Arthur Koestler, dont s’était le génie préféré, lui consacre la 4ème partie de son célèbre Les somnambules. Essai sur l’histoire des conceptions de l’univers (traduit par G. Fradier, Calmann-Lévy, 1960).
c) Interrogation symétrique de celle qui clôt L’étang pétrifié, chronique publiée ici le 13 avril.
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Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
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