Dès 1943 (en fait, bien avant), Arthur Koestler avait percé la vraie nature de L’ange des ténèbres1. En pleine guerre, il la montrait à la face du monde. Fatale impuissance de l’intellectuel ! Si Roosevelt avait lu Le Zéro et l’infini, ou si, l’ayant lu, il l’avait compris, peut-être que le monde en eût été changé, que les nations captives d’Europe seraient libres et que le Tiers-Monde, au lieu de se ruiner en guerres, émergerait de sa misère. Si… 2
Mais la grande apocalypse molle appelée Histoire va son chemin sans se soucier des hommes, laissant sortir de l’ombre tel ou tel livre où il leur plaît de se reconnaître.
En 1943, le nazisme aveuglait même ses adversaires. Ceux mêmes qui se battaient pour la liberté ne pouvaient croire que Hitler et Staline, c’était bonnet rouge et bonnet brun. On pouvait bien, écoutant la radio de Londres, entendre parler de ce livre. Mais sa vérité semblait impossible. Impossible ! D’ailleurs, on verrait après, quand Hitler serait à terre.
Le nazisme abattu, on le découvrit plus atroce qu’on ne l’avait imaginé. Quelques rares amis revenaient de déportation, racontant l’inconcevable. Comment prêter l’oreille à Koestler ? Traître, renégat, complice, tels étaient quelques-uns des noms qu’on lui donnait3. Les témoins du stalinisme ! Où étaient ces témoins ? On voyait Koestler seul avec un maigre brelan de rescapés. Rescapés ? Ou bien traîtres, renégats, etc. ?
Quand l’ange du mensonge reprend force
Puis Kravtchenko « choisit la liberté » (a). Son livre épais, accablant, confirmait le brelan de traîtres. Le livre accusateur fut transformé en une « affaire Kravtchenko ». Ceux qui maintenant crachent sur la tombe nous expliquèrent que Kravtchenko était un agent stipendié de l’impérialisme. On lui fit un procès. Il dut se cacher aux États-Unis. Qui s’en souvient ? Est-il encore vivant ?4
Enfin vinrent Khrouchtchev, Soljénitsyne, la deuxième émigration russe, et la vérité éclata.
Mais ne sentez-vous pas déjà comme sa lumière se brouille ? Insensiblement l’ange du mensonge reprend force dans les fumées de sa molle apocalypse.
Cela aussi Koestler l’avait prévu. J’avais fait sa connaissance au moment où l’on voyait l’Occident à jamais guéri de ses fantasmes. Lui n’en croyait rien, ayant été celui qui crie dans le désert. Il avait renoncé, non sans amertume, à parler seul. Il s’était recyclé dans la réflexion intemporelle, du moins apparemment, puisque chacun ne trouve dans l’histoire qu’une démonstration de ses partis pris. Il renonçait au discours historique et parlait sur la force motrice du siècle, la science. Dans Les somnambules, le Cri d’Archimède et la suite de ses livres, il étudiait les heurs et malheurs de la découverte5.
Le Père a-t-il décroché le téléphone ?
Je crois que secrètement il ambitionnait d’enseigner les voies difficiles de la découverte et de la vérité, surtout aux intellectuels, ses lecteurs, qui, selon le mot de Picasso, « trouvent d’abord, cherchent après ». Son génie préféré était Kepler. Humble, obstiné, surmontant toujours son malheur personnel, toujours prêt à renoncer à ses chimères, à recevoir d’autrui la vérité. « Cette terre serait moins abreuvée de sang, me disait-il, si plus de gens décidaient de se servir de leur esprit comme Kepler. »6
Il disait que la Nature n’est pas un orphelinat. Il la ressentait comme une tragédie où les idées versent le sang en se battant par le truchement des hommes. « La Nature, disait-il encore, est pleine d’enfants perdus qui appellent leur père. Mais leur Père a décroché le téléphone ».
Je n’ai jamais pensé à Koestler sans me rappeler le « Frappez et l’on vous ouvrira »7. Pourquoi cet homme qui passa sa vie à frapper est-il étendu, mort, aux côtés de sa femme ? Nul ne peut sonder les cœurs.
Pierre Debray-Ritzen, le grand médecin des enfants malheureux, qui fut son ami, nous dira peut-être un jour pourquoi Koestler ne parlait jamais de son enfance. C’était comme la tache aveugle de sa vie8.
Pourtant, l’éveil d’un tel esprit ! D’où tenait-il son infaillible instinct de toujours choisir les causes perdues ? Rescapé des purges staliniennes, du sionisme avant Israël, de la cellule des condamnés à mort en Espagne, de la débâcle de juin 40 en France, il réussit à se trouver à Londres pendant la bataille d’Angleterre.
S’est-il vraiment suicidé ? La police anglaise a d’abord dit oui, apparemment, puis que ce n’était pas sûr, puis, autant que je sache, s’est tue9. Il faut au héros un courage puisé ailleurs pour assister sans défaillir à l’effondrement de toutes ses causes. Koestler était un héros comme Malraux et Hemingway en ont décrit. A-t-il perdu courage ? Il est certain qu’Arthur et Cynthia Koestler devaient parfois se voir comme en un songe dans leur belle maison de Montpelier Square, irréelle parmi l’universelle violence. On ne voit cela ni dans Malraux ni dans Hemingway.
La figure de Jésus, le Juste mis à mort, il a voulu la peindre à sa façon, comme un vitrail, dans une nouvelle atroce, et il a choisi de disposer cette nouvelle en conclusion de son autobiographie (b).
Seigneur, prends cette main qui n’a su Te trouver
C’est Jésus qui parle à son Père en gravissant le Golgotha. « J’ai voulu moi-même cette horreur, dit-il, pour te mettre au pied du mur. Pour que tu interviennes dans ce monde sanglant comme tu arrêtas le bras d’Abraham. »
Koestler était non pas athée mais agnostique. On ne peut lire sans larmes ces lignes blasphématoires, car ce n’est pas Jésus qu’elles blasphèment, loin de là ! mais la solitude de Koestler et le monde orphelin, comme jadis Nerval :
Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité !… Hasard qui t’avançant
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle…
… Sais–tu ce que tu fais, puissance originelle … ?10
Que de distance entre Koestler le combattant et le tendre Nerval ! Pourtant cette nouvelle, Le malentendu, est un écho moderne du Christ aux Oliviers de Nerval. Les deux œuvres sœurs annoncent deux morts également énigmatiques. Mais Koestler rejette toute littérature. Il est atroce et nu. Sur ses épaules pèse le siècle des crématoires et des goulags. Je crois que Koestler l’agnostique a placé Le Malentendu comme une prière en conclusion de son livre et de sa vie. Peut-être sa mort même fait-elle mystérieusement partie de sa prière, car, dit-il, « quel père ne serait induit au repentir par le suicide de son fils ? »
Ce n’est pas là notre prière, mais nul de nous, je pense, n’osera s’en prévaloir. « Ô Père, dirons-nous plutôt, ne nous juge ni sur nos faiblesses, ni sur nos violences, ni sur nos erreurs, mais sur ta pitié seule et ton amour. Accorde la paix à ce fils de notre siècle qui ne l’a pas connue. Prends, ô Père, sa main tendue qui n’a pas su te trouver, car c’est aussi la nôtre, et cet enfant perdu a jalonné notre désert. »
Aimé MICHEL
Note : la plupart des œuvres de Koestler en français sont éditées chez Calmann-Lévy.
(a) Kravtchenko : J’ai choisi la liberté
(b) Kaleidoscope : The Danube Edition, 1981.
Chronique n° 372 parue dans F.C. – N° 1894 – 1er avril 1983
[||]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 2 mars 2015
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 2 mars 2015
- Cet Ange des ténèbres est sans doute une allusion à un essai de Koestler, Le Dieu des Ténèbres, publié en France en 1950, en collaboration avec Ignazio Silone, Richard Wright, André Gide, Stephen Spender et Louis Fischer, avec une postface de Raymond Aron. Les auteurs sont d’anciens militants ou sympathisants communistes qui fort de leur expérience expliquent comment on devient communiste par foi en un idéal, en une société humaine et fraternelle. Ils expliquent aussi comment on cesse parfois de l’être lorsque les illusions se dissipent et que la réalité de l’État policier instauré en Union soviétique s’impose à l’esprit.
- Arthur Koestler fut un écrivain multiforme aux intérêts multiples, tour à tour journaliste, pamphlétaire, romancier, essayiste ; il excella dans tous ces domaines par une pensée brillante et originale. Sa vie, au moins la première, des années 20 aux années 40, car il en eut deux fort distinctes, est digne d’un roman d’aventure. Ses récits à hauteur d’homme des évènements auxquels il fut mêlé sont un témoignage exceptionnel sur les espoirs et les malheurs du siècle. Ses réflexions demeurent instructives pour comprendre le siècle passé (sionisme, franquisme, nazisme, stalinisme…) et éventuellement le nôtre, toutes transpositions faites. Sa vie, si elle montre les difficultés d’une juste compréhension du monde à cause du manque d’informations fiables et du poids de ses propres préjugés, révèle aussi les vertus d’une réflexion prolongée corrigeant les erreurs de jugement passées. Enfant unique il nait le 5 septembre 1905 à Budapest de parents juifs non pratiquants, une mère viennoise et un père hongrois, industriel prospère avant de faire faillite dans l’inflation qui suit la Première Guerre Mondiale. A 20 ans, il traverse une crise grave née de « l’impression de vivre dans un monde dénué de sens », abandonne ses études à l’Institut polytechnique de Vienne et devient membre d’une association sioniste. « Poussé par une impulsion romantique », il tente d’entrer dans un kibboutz de Palestine, mais, au bout d’une période d’essai de quelques semaines on lui préfère deux autres candidats « physiquement et moralement mieux équipés » que lui à la vie de pionnier dans un désert pierreux qui « n’avait pas vue la charrue depuis un millénaire et demi ». Les mois suivants il connaît la faim, vivant difficilement d’activités diverses tout en envoyant des articles à des journaux européens. Certains sont publiés, si bien qu’en 1927 on lui propose le poste de correspondant à Jérusalem d’une chaîne de journaux de langue allemande. Mais deux ans plus tard, saturé d’Orient et assoiffé d’Europe, il demande sa mutation. Il est nommé à Paris où il réalise une interview de Louis de Broglie qui vient de recevoir le prix Nobel de physique. La nuit même il écrit un article sur les conséquences révolutionnaires de la mécanique ondulatoire. L’article est remarqué et on lui offre un poste de rédacteur scientifique à Berlin. Il y arrive le 14 septembre 1930, le jour des élections du Reichstag qui voit le nombre de sièges du parti nazi passer de 12 à 107 en raison de l’augmentation du chômage. Il y vit l’atmosphère pesante des derniers mois de la République de Weimar. La lecture de Marx, Engels, Lénine et de la littérature soviétique, pleine de hauts-faits économiques en contraste avec le chômage massif en Occident, lui font voir une nouvelle Terre Promise : il s’inscrit (secrètement) au parti communiste allemand et milite à son profit. Mais, trahi par un jeune collègue, il en perd son emploi. Son amitié avec un poète bavarois, président de la Ligue des écrivains révolutionnaires prolétaires d’Allemagne, lui vaut une invitation officielle pour écrire un livre sur l’Union soviétique vue par des yeux bourgeois, qui sera le récit de voyage d’un journaliste libéral anticommuniste convertit par les résultats du Plan quinquennal. Bien des années plus tard, il méditera ces évènements de sa jeunesse dans le premier volume de son autobiographie, La Corde raide (Arrow in the Blue, 1952). Il arrive en Ukraine en 1932, au pire de la famine qui y fait des millions de morts, sans en rien savoir. Il voit le désastre mais, éberlué, l’interprète dans le sens de ses convictions : ce qui le choque est « legs du passé », ce qui lui plaît « germe du futur ». Au Turkestan, il assiste à un procès d’épuration qui le déprime où tout le monde semble étrangement somnoler. Après un périple de cinq mois il revient en Ukraine. Il y achève son livre dans une chambre presque toujours gelée sans chauffage ni électricité tandis que le peuple se meurt et que le journal de la ville ne parle que du Plan surpassé, d’usines en construction et d’ouvriers souriants… Il revient à Paris via Vienne en réfugié politique en raison de la prise du pouvoir par Hitler. Désenchanté du communisme il milite dans le mouvement international antifasciste dont Paris est alors le siège mais il lui faudra attendre encore cinq ans, les Grandes Purges et l’exécution du président de l’Internationale communiste, Nicolas Boukharine, pour démissionner du Parti. Lors de la guerre civile espagnole il part pour Séville où se trouve le quartier général de Franco comme correspondant d’un quotidien libéral anglais. Dénoncé comme communiste par un de ses anciens collègues il doit prendre la fuite mais il en a assez vu pour témoigner de l’aide militaire d’Hitler à Franco. De retour en Espagne, il est fait prisonnier par les franquistes et condamné à mort. Presque tous ses compagnons de la prison centrale de Séville sont fusillés. Au bout de plusieurs mois il échappe au peloton d’exécution grâce à un échange de prisonniers. Dans Un Testament espagnol (1938) il rapporte ces évènement et les méditations métaphysiques qu’elle lui inspire, à l’exception toutefois de l’un d’entre eux : l’expérience « mystique » de fusion du moi et de la réalité, répétée plusieurs fois, qu’il connaît en prison et qui le convainc de l’existence d’un « ordre plus haut de réalité » mais dont il refuse toute interprétation religieuse. Cette épreuve est le tournant de sa vie. Il lui faudra cinq ans, trois romans (Le Zéro et l’Infini, 1940, Spartacus, 1944, et Croisade sans croix, 1943, sur un thème commun : dans quelle mesure une fin noble peut-elle justifier d’ignobles moyens ?) et un essai (Le Yogi et le Commissaire, 1944) pour l’assimiler ; il n’en parlera que 16 ans plus tard dans Hiéroglyphes (The Invisible Writing, 1954), le second volet de son autobiographie. Elle inspirera également plus tard sa campagne pour l’abolition de la peine de mort (Reflections on Hanging, 1955, publié en France avec un essai parallèle d’Albert Camus sous le titre Réflexions sur la peine capitale, 1957). En France, en raison du pacte germano-soviétique il est arrêté par la police comme communiste (alors qu’il ne l’est plus depuis un an) puis relâché suite à l’intervention d’hommes politiques anglais. À la capitulation il s’engage brièvement dans la Légion étrangère, avant de se rendre à Bristol via Marseille, Casablanca puis Lisbonne. Comme il n’a pas de visa on l’arrête avant de le libérer. Tout en contribuant à l’effort de guerre par des activités diverses, du creusement de tranchées à l’écriture de scénarios pour des films de propagande, il commence une carrière d’écrivain en langue anglaise. En 1945, il est à nouveau correspondant spécial en Palestine (La Tour d’Ezra, 1946) et en 1948, correspondant de guerre durant la guerre israélo-arabe. La même année il devient sujet britannique tout en partageant sa vie entre le New Jersey et Fontainebleau. En 1952, il est de retour en Angleterre mais il continue de voyager à travers le monde. Commence alors une autre aventure, purement intellectuelle celle-là : presque toute la seconde partie de sa vie sera consacrée aux sciences, à la philosophie et « à la recherche d’une Synthèse ». Nous avons déjà dit quelques mots de cette seconde vie de Koestler dans la note 2 de la chronique n° 262, « Miaou ». et tout est dit ? – Ce monde mystérieux et cruel vient de l’amour et y retourne (08.04.2013) et nous y revenons brièvement ci-dessous (voir la note 5).
- En légende de la photo d’Arthur Koestler qui illustre l’article, Aimé Michel ajoute : « Je plains ceux qui ont craché sur sa tombe. Une fois de plus on a pu voir que nul ne suscite plus de haine que le prophète solitaire. » Parmi ceux qui ont craché sur Koestler, il y avait Sartre. Avant la guerre, Sartre et Koestler se fréquentaient. Mais quand Koestler a publié Le zéro et l’infini, Sartre et son groupe l’ont exclu comme un traître à la Cause prolétarienne. [Note de B. Méheust] Koestler analysant les faits dénonça dès 1945 la vraie nature du régime stalinien et prédit l’asservissement de l’Europe centrale et orientale. Cela lui attira les foudres d’une gauche progressiste aveugle. Il décrit ainsi l’attitude des intellectuels français à son égard : « [L]a revue mensuelle de Sartre, Les Temps modernes, publia une série d’articles intitulée Le Yogi et le prolétaire (paraphrase parodique du Yogi et le commissaire). L’auteur de ces articles qui firent plus tard l’objet d’un livre, était le Pr Merleau-Ponty, successeur d’Henri Bergson à la chaire de philosophie du Collège de France. Il y justifiait chacune des mesures prises par le régime russe, y compris le pacte germano-soviétique considéré par lui comme une nécessité historique, taxait la politique anglo-américaine d’impérialisme et qualifiait toute critique du régime soviétique d’action belliciste déguisée. « À un niveau moins élevé, les attaques lancées dans les publications du Parti communiste étaient encore plus personnelles et plus virulentes. J’en donne pour exemple le livre de Jean Kannapa, Le Traître et le prolétaire (…). Plus vil encore fut l’article publié en première page de l’hebdomadaire communiste L’Action : on pouvait y lire que la petite villa que je possédais dans la région de Fontainebleau pendant l’après-guerre était un camp d’entraînement où “des bandes de voyous fascistes se constituaient en milices terroristes”. A son tour, L’Humanité-Dimanche publia une carte de la région indiquant avec beaucoup d’obligeance l’endroit exact où se situait la villa. Détracteur avant l’heure du régime de terreur instauré par Staline, il était inévitable que je fusse stigmatisé comme partisan de la guerre froide. Je dois ajouter que je portai ces stigmates avec fierté, comme une marque distinctive comparable au numéro tatoué que portent sur le bras les survivants des camps de concentration nazis. » (La quête de l’absolu, trad. G. Fradier et M. Zygband, Calmann-Lévy, Paris, 1981).
- En 1944 Victor Kravchenko (1905-1966), dignitaire soviétique en poste à Washington, demande l’asile aux États-Unis, encouragé par son père, ancien ouvrier révolutionnaire emprisonné par la police du Tsar, malgré les risques encourus par sa famille restée en URSS. En 1946, il y publie son livre qui sort l’année suivante en France sous le titre J’ai choisi la liberté. La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique. Il y raconte son entrée au parti communiste en 1929, son ascension dans la hiérarchie jusqu’à devenir dirigeant d’un conglomérat métallurgique et accéder au Kremlin. Surtout il y décrit en témoin oculaire les effroyables conditions de travail des ouvriers, la déportation des paysans riches, la famine organisée en Ukraine, les tortures pratiquées par le NKVD. Les Lettre françaises, dirigées par Claude Morgan, André Wurmser et Louis Aragon, publient des articles injurieux l’accusant d’être un faussaire à la solde des États-Unis. Kravchenko poursuit l’hebdomadaire communiste en justice. Le procès s’ouvre en janvier 1949. Y témoignent contre lui des personnalités comme Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Frédéric Joliot-Curie, Roger Garaudy, Vercors, Jean Bruhat, etc. et en sa faveur des inconnus rescapés du goulag. Les uns racontent leur déportation, les autres nient qu’elle ait jamais eu lieu. Le débat tourne, non sur le fond de l’affaire, mais sur la trahison de la cause antifasciste : les plaignants ne sont que « l’arrière-garde du nazisme » (Garaudy). L’éloquence de Kravchenko et la force de conviction de certains témoignages de rescapés l’emportent : en avril 1949, Les Lettres françaises sont condamnées par la justice. Mais l’opinion n’est pas convaincue. Il faudra attendre la déclaration officielle de Nikita Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique, en février 1956, pour que les faits soient progressivement reconnus. C’est un événement majeur car « la voix qui dénonce les crimes de Staline ne vient plus d’Occident mais de Moscou, et du saint des saints à Moscou, le Kremlin. (…) Au lieu donc d’être atteinte par le soupçon qui frappe le discours des ex-communistes, elle est revêtue de l’autorité suprême dont le système a doué son chef. » (François Furet, Le Passé d’une illusion, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 513). En 1966, Kravchenko, oublié de tous, dépressif, apprenant que son père est mort dans un camp et que sa mère y est toujours détenue, se suicide d’une balle dans la tête. Dans leurs mémoires André Wurmser (Fidèlement vôtre, Grasset, Paris, 1979) et Claude Morgan (Les “don Quichotte” et les autres, Éditions Guy Roblot, Paris, 1979) expliquent leur attitude par leur confiance dans le Parti et leur ignorance de la situation réelle en URSS.
- Ces deux livres sur les activités créatrices de l’homme, Les somnambules. Essai sur l’histoire des conceptions de l’univers (Calmann-Lévy, 1960) et Le cri d’Archimède. L’art de la Découverte et la découverte de l’Art (Calmann-Lévy, 1965), furent effectivement suivi de beaucoup d’autres qui conduisirent Koestler de la physique, sa science préférée, à la métaphysique et de la psychologie à la parapsychologie. Plusieurs d’entre eux ont été commentés par Aimé Michel dans les présentes chroniques ou par moi dans leurs notes : Le cheval dans la locomotive (Calmann-Lévy, Paris, 1968) est mentionné à propos de la chronique n° 142, Notre crocodile intérieur – Les bases neurophysiologiques de la dualité de notre nature (02.04.2013). L’Étreinte du crapaud (Calmann-Lévy, Paris, 1972) est l’objet d’une recension dans les chroniques n° 77, La science sauvage – Koestler, Kammerer, la loi des séries et l’hérédité des caractères acquis (16.05.2011) puis n° 82, La question et le carcan – Poseurs de questions et spécialistes de la non-spécialisation (12.08.2011). Face au néant (Calmann-Lévy, Paris, 1975) est signalé dans la chronique n° 223, La ci-devant matière ? – L’inachèvement de la science en général et de la physique en particulier (22.11.2011) : « livre passionnant, facile à lire et qui va au fond de plusieurs des problèmes actuels de la science ». Le Hasard et l’infini (avec Alister Hardy et Robert Harvie, Tchou, Paris, 1977 ; titre original : The challenge of chance. A mass experiment in telepathy and its unexpected outcome, 1973) fait l’objet de la chronique n° 101, Le scientisme disparaît – Les phénomènes qui relèvent de la pensée et l’avenir de la science (14.01.2013). Un article de Koestler sur Gandhi reproduit dans Janus est évoqué à propos de la chronique n° 225, Supplément au premier chapitre de la Genèse – A quoi peut bien servir Vénus ? (08.09.2014). Le lecteur pressé qui souhaiterait prendre connaissance de façon plus approfondie de l’œuvre d’Arthur Koestler pourra lire les résumés qu’il en a lui-même donnés : d’abord dans Janus. Esquisse d’un système (trad. de Janus, a summing up, Calmann-Lévy, 1979), dédié à Pierre Debray-Ritzen, avec une annexe sur « Les OVNI, festival de l’absurde » (pp. 318-323) qui emprunte titre et citations à Aimé Michel, et, surtout, dans l’anthologie La quête de l’absolu (trad. de Bricks to Babel, Calmann-Lévy, 1981).
- La quatrième partie des Somnambules. est une passionnante biographie de Kepler dont on trouvera quelques échos dans la chronique n° 38, La petite lampe de Prague (12.04.2010).
- « Demandez, et il vous sera donné ; cherchez et vous trouverez ; frappez et il vous sera ouvert. Car quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve, et à qui frappe il sera ouvert. » (Matthieu, 7, 7-8 ; Luc, 11, 9-10).
- Il est vrai que Koestler n’a guère écrit sur son enfance. Une remarque en passant ne manque pas d’intriguer : « enfant, on m’avait enseigné que tout ce que je faisais était mal, pénible aux autres et déshonorant pour moi-même. » (La quête de l’absolu, op. cit., p. 86). Il ne donne quelques indications que sur son enfance de surdoué (La corde raide, 1955) : « On rapporte que John Stuart Mill écrivait des vers latins à l’âge de trois ans. » Je n’ai rien d’aussi impressionnant à offrir. Toutefois, mes premiers mots en français, prononcés à l’âge de trois ans, ont été recueillis de façon digne de foi. Ils s’adressaient à une nouvelle gouvernante et consistaient en cette déclaration lapidaire : “Mademoiselle, pantalon mouillé.” » J’apprenais avec ardeur, lisais avec avidité, témoignais d’une passion précoce pour les mathématiques, la physique et la construction de jouets mécaniques, et, peu après dix ans, parlais hongrois, allemand, français et anglais de façon assez courante. Lorsque, à dix ans, je découvris l’art de changer les plombs et de réparer les lampes électriques et eus construit un sous-marin qui naviguait dans la baignoire, il fut décidé, d’accord avec mes propres désirs, que j’étudierais la physique et les sciences expérimentales. C’est ainsi que, ayant terminé l’enseignement primaire, j’entrai à la Realschule, dont je suivis les cours pendant sept ans, d’abord en Hongrie puis en Autriche. »
- On découvrit les corps de Cynthia et Arthur Koestler dans le salon de leur maison le 3 mars 1983, lui assis, un verre de cognac à la main, elle allongée, un verre de whisky posé à côté du divan, tous deux morts par absorption de barbituriques. Dans une lettre-testament de juin 1982 il écrivait « que mes amis sachent que je quitte leur compagnie en paix, avec l’espoir timide d’une après-vie dépersonnalisée au-delà des limites de l’espace, du temps et de la matière et au-delà des limites de notre compréhension. » Arthur Koestler et Aimé Michel étaient amis (voir la chronique n° 262, « Miaou ». et tout est dit ? – Ce monde mystérieux et cruel vient de l’amour et y retourne, 08.04.2013). Ils partageaient les mêmes idées politiques et les mêmes intérêts et interrogations sur la science et ses grandes énigmes, de la critique du néodarwinisme au soutien de la parapsychologie. Pendant l’été 1982, je crois, Aimé Michel reçut une lettre écrite de la Côte d’Azur, où Koestler lui demandait de venir le voir. Il n’était pas allé à ce dernier rendez-vous et il m’avait dit le remord qu’il en éprouvait. Koestler se savait atteint d’une leucémie qu’il cacha à ses amis ; en 1983, elle était en phase terminale.
- Le Christ aux oliviers se trouve dans le recueil les Chimères (1854). On y lit en exergue « Dieu est mort ! le ciel est vide… Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père ! » et aussi « En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite / Vaste, noir et sans fond, d’où la nuit qui l’habite / Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours ». Gérard de Nerval, en proie à des crises de folie depuis 1841, se pend dans la nuit de Noël 1855 à 46 ans.