PASCAL EN CARTES PERFORÉES (*) - France Catholique
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PASCAL EN CARTES PERFORÉES (*)

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Pascal est mort à trente-neuf ans 1. Ses portraits, son œuvre, son écriture (j’entends l’écriture de sa main), les épisodes de sa vie, les symptômes de sa maladie, ses migraines, tout cela a été étudié. On convient que dans son cas la lame usa le fourreau. Pascal était ce que nos psychologues appellent maintenant un anxieux. Mais fut-il malade parce que anxieux, ou anxieux parce que malade ? Son âme eût-elle été la même dans le corps infatigable d’un Rabelais ? Ou bien eût-elle usé aussi ce corps sans elle-même changer ?

Je voudrais, par l’exemple d’une récente étude de laboratoire, montrer combien de telles questions, naguère purement spéculatives, mériteraient de retenir l’attention de ceux qui s’interrogent sur l’avenir de l’homme dans une civilisation dominée par la science et la technique. L’envahissement de notre société par l’artifice, sa mécanisation, la fin du voisinage animal et végétal, le rôle grandissant de l’intelligence artificielle, tout cela pose assurément des problèmes. Mais que dire de la science qui met Pascal et les anxieux en cartes perforées et libère les moyens d’action ayant l’âme pour objet ?

Des mesures et des calculs

Raymond B. Cattell est un physicien anglais qui, voici une quarantaine d’années, abandonna la physique pour se consacrer à la psychologie car, disait-il, « si notre connaissance de la seconde ne s’élève pas rapidement au niveau de la première, nous aurons bientôt des ennuis ». Emigré aux Etats-Unis en 1937, il est maintenant « Distinguished Research Professor » à l’Université d’Illinois, où il dirige un laboratoire de psychologie doté de gros moyens techniques et d’une importante équipe de chercheurs.
Ses méthodes sont strictement expérimentales : il procède à des mesures et analyse ces mesures par le calcul. Aussi incroyable que cela paraisse, son étude de l’anxiété n’a pas procédé autrement : des mesures et des calculs (a).

Une telle étude exigerait d’abord, semble-t-il, que l’on définisse l’anxiété. Cattell cependant refuse de tomber dans le piège de la définition. Sa démarche est la suivante : des gens qui se disent ou que les praticiens disent anxieux se font soigner étudions-les sous toutes les coutures ; voyons s’ils présentent des caractères communs ; examinons si l’ensemble de ces caractères existe chez tous les anxieux ; assurons-nous que tous ceux qui présentent ces caractères se reconnaissent ou sont reconnus comme anxieux ; nous verrons bien alors si le mot « anxieux » recouvre une réalité psychologique.

Ce qu’il fait. De 1948 à 1960, lui et ses collaborateurs examinent des milliers de personnes reconnues comme « anxieuses » : tous les âges, tous les états de santé physique et mentale, toutes les situations sociales, toutes les races, toutes les professions y passent, et bien entendu les deux sexes. D’innombrables tests physiques, physiologiques et psychologiques sont proposés à toutes ces personnes. Et voici les points communs (il y en a beaucoup) qui se dégagent de l’examen de tous ces « anxieux » : sensibilité aux contrariétés, facile reconnaissance des erreurs, forte tendance à être d’accord, rythme cardiaque rapide, réactions lentes, écriture peu appuyée, force physique peu élevée, esprit critique élevé, taux de conditionnement autonome élevé, manque de fermeté manuelle, caractère émotionnel du langage, tendance à l’autocritique, hypoalcalinité salivaire, lenteur des jugements perceptuels, hypercholestérolémie, hyperacidité hippurique, rythme respiratoire accéléré, haut niveau des hormones stéroïdes, haute pression systolique, fréquente hypersalivation, non conformisme, tendance au complexe de culpabilité, peu d’habileté au calcul mental, tendance au bégaiement, retard dans les réactions auditives, retard dans la reconnaissance des formes inversées, ambition très élevée par rapport aux possibilités, faible habileté pour les coordinations spatiales, réactions métaboliques lentes aux stimuli, lenteur à entreprendre les activités désagréables, nombreuses réponses indécises aux questionnaires, tendance à s’embrouiller quand il faut se hâter, rigidité perceptuo-motrice, sensibilité plus grande aux couleurs qu’aux formes, haute suggestibilité physique.

Toutes ces caractéristiques peuvent être mesurées par des tests avec une grande sûreté (le mot « sûreté » signifiant que la même mesure faite sur la même personne par un autre expérimentateur donne des résultats identiques).

Ces mesures étant acquises il reste à les interpréter, car le savant ne tombe pas dans l’illusion de prêter à l’homme la simplicité d’une substance chimique. Il réserve entièrement la part d’inconnu, voire d’inconnaissable. Il tient compte du fait qu’il n’existe ni deux hommes semblables ni deux états semblables du même homme. C’est ce qu’il faut bien comprendre pour mesurer l’effrayante efficacité de la méthode expérimentale, pour ne pas la sous-estimer par un défaut d’appréciation.

Cattell sait parfaitement que toutes ces valeurs qu’il a mesurées sur chacun des milliers de patients sont des variables éminemment personnelles. C’est en tant que variables qu’il les étudie. Et c’est ici qu’interviennent les mathématiques. La technique utilisée requiert l’ordinateur.

Ce qu’il s’agit en effet de déterminer (et qui dépasserait le pouvoir du calcul « humain »), ce sont les corrélations entre toutes les variables compte tenu de ces centaines de milliers de mesures, existe-t-il une corrélation observable et mesurable, par exemple entre l’hypoalcalinité salivaire et la tendance à l’autocritique, entre le taux en hormones stéroïdes et l’ambition, entre le goût des couleurs et l’hyperacidité hippurique ? C’est ce que détermine l’ordinateur. Et la réponse de l’ordinateur n’est pas seulement positive, elle est chiffrée. Non seulement la corrélation existe, mais on la mesure.

Le guérir de ses Pensées

Quand d’autres savants publieront des critiques de Cattell, ce qui ne saurait tarder, ces critiques s’appuieront sur des mesures mieux faites et des calculs plus raffinés. Elles aboutiront à des corrélations mieux établies et plus précises.

Il est bien fâcheux que les savants ne s’occupent que de leurs problèmes et les philosophes des leurs, que personne ne réfléchisse à des problèmes tels que celui-là. Toute science qui progresse produit aussitôt sa technologie. La psychophysiologie est en train de produire la sienne. Elle pourra bientôt guérir Pascal d’écrire ses Pensées. Et cela n’intéresse personne. 2

Aimé MICHEL

(a) Contemporary Psychology, édition du Scientific American, 1971 ; pp. 358 et suivantes : The Nature and measurement of anxiety.

Les Notes (1) et (2) sont de Jean-Pierre Rospars

(*) Chronique n° 69 parue initialement dans France Catholique – N° 1307 – 31 décembre 1971.

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Rappel :

Deux livres qu’il faut absolument faire connaître :

Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).

Aimé Michel, « L’apocalypse molle ». Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Éditions Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).

À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,

case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.

Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com

  1. Si Aimé Michel choisit d’ouvrir et de refermer sa chronique sur Pascal ce n’est pas seulement parce que ce penseur anxieux illustre son propos, c’est aussi parce qu’il en était un lecteur assidu et que cet exemple lui vient spontanément à l’esprit. Bertrand Méheust analyse avec beaucoup de sagacité cet aspect de la personnalité d’Aimé Michel dans sa longue introduction à L’apocalypse molle (Aldane, 2008). « Le recueil des Pensées, écrit-il, constituait un des livres de chevet d’Aimé Michel. Il n’est pas une seule de ses propositions qui ne puisse être accompagnée de quelque fragment célèbre et il lui arrive d’ailleurs parfois de le citer sans s’en rendre compte et sans mettre les guillemets. (…) Revisiter Pascal, c’est ce qu’Aimé Michel, sans le dire, entreprend de faire (…) dans tout ce qu’il écrit. » (pp. 34-35). Remarque profonde qui invite à relire l’un et l’autre dans une perspective renouvelée.
  2. Cette chronique revient, sans y insister, sur l’importante question du lien entre la pensée et le cerveau. Personne n’ignore plus que l’état du cerveau influe sur la pensée mais la plupart des gens éprouvent toujours une grande difficulté à reconnaître à quel point cela est vrai.
    Cette réticence provient du sentiment profond qu’admettre cette influence serait nier la dimension spirituelle de l’homme. La même difficulté se retrouve d’ailleurs dans la réticence vis-à-vis des origines animales de l’homme, comme s’il y avait plus de dignité à être pétri directement du limon de la terre qu’à en provenir indirectement par évolution. Admettre que la mémoire, la pensée, la personnalité même, dépendent du cerveau ne revient pas du tout à adopter la position matérialiste selon laquelle la conscience et la liberté sont des illusions, position qu’il est impossible de vivre en pratique tant les notions liberté, donc de responsabilité et de dignité, sont indispensables à une vie véritablement humaine. Il faut conserver fermement les deux extrémités de la corde : reconnaître à la fois que le corps (le cerveau) façonne la pensée et que la pensée commande le corps. Contradiction que la science actuelle ne résout pas car ni la conscience ni la liberté, bien que nécessaires à la démarche scientifique, ne peuvent être actuellement formalisées scientifiquement. Une hypothèse possible pour résoudre cette contradiction est d’une part que la conscience est une composante de l’univers au même titre que la masse et la charge électrique et d’autre part que la matière-énergie peut dans certaines conditions se transformer en conscience et vice-versa.

    Le lecteur intéressé par ce sujet pourra lire notamment l’Annexe 3 « Conséquences métaphysique de la relation de transformation pensée-matière-énergie » du livre de Dominique Laplane, Un regard neuf sur le génie du Christianisme, 2e édition, François-Xavier de Guibert, Paris, 2006. Il y trouvera une excellente mise au point de la question.