Ce n’est pas seulement les rabâchages de l’histoire qui nous donnent l’illusion que rien ne change, car cette illusion était déjà ancrée dans l’esprit des anciens, de qui nous l’avons héritée. L’amertume d’un Marc Aurèle se fonde sur la vanité du temps qui, dit-il, ensevelit tout dans l’oubli sans jamais rien changer1.
Marc Aurèle ne connaissait (mal) que quelques siècles d’histoire. S’il croyait, et si maintenant encore tant de gens croient, que l’homme reste immuable derrière toutes les variations de la culture, c’est que nous naissons et mourons avec cette conviction.
D’où tenons-nous cette conviction qui ne doit rien à la connaissance des faits réels, je ne sais. Peut-être est-ce une idée héréditaire, si cela existe. Peut-être est-ce un effet de notre orgueil convaincu, avant toute réflexion, que l’homme est le sommet de toute pensée et qu’un surcroît d’évolution est une absurdité vide de sens2.
Sartre, ai-je lu, avait l’ambition de créer une « anthropologie totale ». Ce qui posait implicitement le postulat que rien d’imprévisible ne pouvait plus survenir dans l’essence de l’homme puisqu’une « anthropologie totale » ne laissait aucune place, par définition, à des métamorphoses qu’un petit philosophe du XXe siècle ne pût imaginer.
Citons, pour commencer, quelques faits montrant que, même au plus profond de notre âme, notre évolution est très, très loin d’être achevée, si tant est que l’idée d’« achèvement » ait ici un sens. Mais, d’abord, une remarque à propos du « Faisons l’homme à notre image et ressemblance » de la Genèse, car l’inachèvement de l’homme pourrait apparaître à certains comme un désaveu de la Bible.
Oh ! c’est une remarque banale : je veux seulement faire observer que Dieu n’a pas dit : « Faisons un autre moi-même doué de toutes mes infinies perfections. » Cela, c’est le serpent qui le dit : « Vous serez comme les dieux. » Dire que l’homme peut encore évoluer, et même indéfiniment, sans cesser d’être une créature à l’image de Dieu, mais toujours limitée, ce n’est, je le répète, qu’une banalité. Dussions-nous évoluer encore pendant des milliards d’années, nous serons toujours infiniment éloignés d’« être des dieux ». Mais nous sommes à l’« image et ressemblance de Dieu » dès l’instant que nous sommes capables de penser et agir librement. Plus ou moins librement3, c’est là l’évolution de notre espèce.
Venons-en aux faits. Comme toujours en science, ces faits paraîtront d’abord insignifiants. Mais il faut y réfléchir.
L’homme qui a froid grelotte et son poil se hérisse. Pourquoi son poil se hérisse-t-il ? Des savants allemands, avec une patience toute germanique, ont examiné chaque centimètre carré de notre corps et noté la direction du poil hérissé4.
Conclusion : chaque poil se hérisse exactement comme s’il appartenait à une vraie toison recouvrant entièrement le corps humain. Notre réaction cutanée au froid est restée celle d’un être couvert d’une toison. C’est une réaction physiquement dénuée de sens chez l’homme en ce qui concerne nos rares poils qui ne forment plus la moindre toison. Mais nous continuons à hérisser notre toison disparue, comme nous pouvons le voir faire aux chats, aux renards, aux ours, aux singes.
Ce hérissement périmé est accompagné d’autres réactions qui le sont moins parce que ne concernant pas la toison : grelottement, vaso-constriction, réactions diverses du système nerveux. Tenons-nous-en au hérissement (appelé pilo-érection par les physiologistes)5.
La pilo-érection n’est pas seulement provoquée chez l’homme par le froid, mais aussi par la colère et la peur intenses. Cette réaction serait elle aussi très utile si nous avions une toison, car on voit les animaux à toison hérisser le poil sous l’effet de la colère et de la peur et le but en est clair. Regardez le chat furieux : le poil hérissé, il paraît presque deux fois plus gros, d’autant plus redoutable à son adversaire, et pour multiplier encore l’effet d’intimidation, il se montre à celui-ci par le travers et la queue tendue. En une fraction de seconde, ces réactions bien coordonnées font du petit chat un animal volumineux, visible de l’adversaire sous l’angle où le changement est le plus impressionnant, par le travers.
Ces réactions sont observables, je l’ai dit, chez tous les animaux à toison, y compris chez l’homme, où le hérissement d’une toison inexistante – par exemple, sous mon vêtement, quand je tempête de colère avec mon chef de bureau – est, il faut l’avouer, d’un parfait ridicule ! Cette réaction involontaire, réflexe rigoureusement dénué de tout sens actuel, renvoie notre mécanique émotionnelle et physiologique à un passé très lointain, dont aucune mémoire collective, aucun mythe, n’a gardé nulle trace, au temps où notre ascendance était encore dotée d’une toison. Alors oui, certes, le poil hérissé, nous devions être impressionnants.
Une autre circonstance, enfin, très instructive et qui prête même à de profondes descentes en nous-mêmes, provoque en nous chair de poule et pilo-érection : c’est l’émotion collective, l’enthousiasme. Une grande foule qui chante sa prière de tout cœur, un choral qui monte vers de vastes voûtes résonnantes, le passage pathétique d’une symphonie, d’un discours, le tonnerre d’un orgue, la perception soudaine du sublime, quel qu’il soit, et nous voilà le poil hérissé, parfois le cheveu même ! Einstein, ce grand génie quelquefois aveugle, disait que quiconque se met à marcher au pas derrière une musique militaire « ne mérite pas d’avoir un cerveau, la moelle épinière lui suffit » (la moelle épinière est apparue dans l’évolution avant le cerveau : le cerveau est une vertèbre dont le volume s’accroît au cours de la gestation, comme on peut le voir en embryologie). Einstein entendait par-là que le grand frisson d’enthousiasme collectif tel qu’on le voit exprimé dans des chefs-d’œuvre comme la Marseillaise de Rude ou les Soldats de l’An II de Hugo est indigne de l’homme en qui il ne remue que de méprisables vestiges animaux.
Vestiges animaux sans doute car l’étude du cerveau montre que nos émotions ont leur siège dans cette partie que notre crâne primitif abritait avant de devenir humain et qui, chez l’homme actuel, est encore à peu près identique à ce qu’on voit chez les animaux supérieurs comme le chat6. Mais pourquoi méprisables, alors qu’il en est de même de toutes les émotions ? Dans ce cerveau animal des émotions réflexes que nous partageons avec les mammifères supérieurs, les émotions humaines trouvent aussi leur chemin et indirectement leur expression (le poil qui se hérisse, par exemple) ; les plus nobles, celles que Jung, je crois, appelait « océaniques »7, comme le silence sacré d’une foule recueillie, l’héroïsme collectif devant le danger.
Que la physiologie de ces émotions soit localisée dans la partie animale de notre cerveau signifie que depuis un temps très long nous les avons connues et éprouvées. Que notre poil se hérisse montre que ce temps est très ancien, antérieur à l’humanité : un temps où nous portions encore une toison. On peut rêver à cette préhistoire lointaine du sublime. Je crois – mais c’est évidemment délicat à prouver – que ce sublime pré-humain, naturellement très différent du nôtre dans ses motifs, était alors ressenti dans les grands moments de la vie collective, par exemple, l’affrontement unanime des périls, où chacun se sentait transporté par l’émotion de tous les autres et éprouvait, comment dirais-je, la grandeur de l’entité collective.
Il faudrait, pour une preuve convaincante, s’attarder longuement sur la physiologie du cerveau, science ingrate, voir dans le détail le mécanisme des larmes et l’activité des nombreuses hormones8. Laissant de côté une analyse qui n’a pas ici sa place9, nous nous rappellerons seulement cette profonde vérité, paradoxale comme toutes les profondes vérités : que ce que nous appelons les passions « humaines » exprime en réalité ce qui en nous subsiste de l’animal. Transformé, transfiguré par l’esprit10. L’enthousiasme, le désir, la peur, la colère, l’amour, la haine datent d’avant ce moment que les savants appellent le Rubicon, moment mystérieux dont le franchissement – sous l’effet de quoi, de qui ? nul ne le sait, j’entends en science – marque l’apparition de l’espèce humaine.
Aimé MICHEL
Chronique n° 349 parue dans F.C. – N° 1827 – 18 décembre 1981
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 23 mai 2016
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 23 mai 2016
- Marc Aurèle (121-180), qui dirigea l’Empire romain à son apogée de 141 à sa mort , était aussi un philosophe stoïcien (sur le stoïcisme, voir la chronique n° 227, Le coq d’Asclépios – La mort devient un acte délibéré, 26.01.2015, notamment la note 3). Dès l’âge de onze ans il prit la tunique rêche du stoïcien à l’instigation d’un de ses maîtres et se mit à dormir à même le sol. Selon l’historien Dion Cassius, il « était faible de tempérament et donnait à l’étude presque tout son temps » ; même empereur il continuait de fréquenter ses professeurs. Il exposa sa philosophie pratique de la vie dans un unique ouvrage, Pensées pour moi-même. Il le rédigea en grec durant les dix dernières années de sa vie, en partie pendant les campagnes militaires qu’il mena contre les tribus germaniques d’Europe centrale près de l’actuelle Tchéquie. C’était un journal intime qui n’était pas destiné au public et devait être détruit à la mort de son auteur. Dans les prolégomènes à sa traduction, Mario Meunier écrit : « la lecture et la méditation de ses Pensées nous restent comme un ferment d’énergie vitale, d’acceptation détachée, de conscience sereine, de dignité divine et, en un mot, comme l’introduction à la vie la plus noble et la plus généreuse que puisse mener un mortel à son poste, en vivant en compagnie des dieux et en se consolant, en pratiquant le bien, du mal que font les hommes » (ce texte et les Pensées sont disponibles sur http://ugo.bratelli.free.fr/MarcAurele/MarcAurelePensees.pdf ; sur Mario Meunier voir la note 8 de la chronique n° 246, Les ruines d’Athènes – L’effondrement de la civilisation antique et l’irrationnel dans la Nature, 07.09.2015). Voici deux extraits du livre II des Pensées pour moi-même qui donnent une idée des conceptions stoïciennes, si proches de l’enseignement du Qohelet, dont nous parlions dans la précédente chronique de cette série mise en ligne il y a deux semaines (n° 348, L’auteur biblique à Polytechnique – La Science et le récit de la Genèse – 2, voir la note 3) : XIV. – Quand tu devrais vivre trois fois mille ans, et même autant de fois dix mille ans, souviens-toi pourtant que nul ne perd une vie autre que celle qu’il vit, et qu’il ne vit pas une vie autre que celle qu’il perd. Par là, la vie la plus longue revient à la vie la plus courte. Le temps présent, en effet, étant le même pour tous, le temps passé est donc aussi le même, et ce temps disparu apparaît ainsi infiniment réduit. On ne saurait perdre, en effet, ni le passé, ni l’avenir, car comment ôter à quelqu’un ce qu’il n’a pas ? Il faut toujours se souvenir de ces deux choses : l’une que tout, de toute éternité, est d’identique aspect et revient en de semblables cercles, et qu’il n’importe pas qu’on fixe les yeux sur les mêmes objets durant cent ans, deux cents ans, ou durant l’infini du cours de la durée. L’autre, que celui qui a le plus longtemps vécu et que celui qui mourra le plus tôt, font la même perte. C’est du seul présent, en effet, que l’on peut être privé, puisque c’est le seul présent qu’on a et qu’on ne peut perdre ce qu’on n’a point. XVII. – Le temps de la vie de l’homme, un instant ; sa substance, fluente ; ses sensations, indistinctes ; l’assemblage de tout son corps, une facile décomposition ; son âme, un tourbillon ; son destin, difficilement conjecturable ; sa renommée, une vague opinion. Pour le dire en un mot, tout ce qui est de son corps est eau courante ; tout ce qui est de son âme, songe et fumée. Sa vie est une guerre, un séjour sur une terre étrangère ; sa renommée posthume, un oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous guider ? Une seule et unique chose : la philosophie. Et la philosophie consiste en ceci : à veiller à ce que le génie qui est en nous reste sans outrage et sans dommage, et soit au-dessus des plaisirs et des peines ; à ce qu’il ne fasse rien au hasard, ni par mensonge ni par faux-semblant ; à ce qu’il ne s’attache point à ce que les autres font ou ne font pas. Et, en outre, à accepter ce qui arrive et ce qui lui est dévolu, comme venant de là même d’où lui-même est venu.
- Pour Aimé Michel l’homme n’est que temporairement la pointe avancée de l’évolution biologique ; il n’est pas le sommet de toute pensée : il sera dépassé à l’avenir sur la Terre et il l’est déjà dans l’univers. « Pensée difficile, peut-être insoutenable » écrivait-il dans une de ses premières chroniques (n° 22, L’étang pétrifié, 11.05.2009) et qui y affleure souvent par la suite (voir note 5 de la chronique n° 326, L’amour n’est pas une erreur de la nature – Nous cherchons librement notre achèvement dans un monde infiniment compliqué, 03.03.2014).
- Tout indique que la liberté de l’homme est moindre que ce qu’il croit spontanément (voir la note 5 de la chronique n° 325, Einstein, prophète de l’imprévisible – La querelle du déterminisme, 13.04.2015), ce qui n’autorise pas à nier la notion même de liberté, tout inexpliquée qu’elle soit.
- Ce texte précise les faits déjà signalés dans la chronique n° 131, À propos d’un cousin éloigné – L’animal d’où monte l’homme était déjà un être au visage prédestiné tourné vers les étoiles, 25.06.2012.
- La pilo-érection, qui se traduit chez nous par la « chair de poule », est due à la contraction de muscles, appelés muscles horripilateurs. En effet, il existe à la base de chaque poil, dans la partie profonde de la peau, un petit muscle lisse reliant le poil à la peau. Placé sous le contrôle du système nerveux autonome sympathique, la contraction de ce muscle provoque le redressement du poil. L’une des fonctions de ce redressement est d’emprisonner de l’air dans la toison quand la température extérieure baisse car cette couche d’air isolante aide à maintenir constante la température de l’organisme. Chez l’homme la perte de la toison rend bien sûr ce mécanisme thermorégulateur peu efficace.
- La partie du cerveau qui contrôle les émotions chez les mammifères est le système limbique. Le neurophysiologiste Paul MacLean dans son schéma du cerveau triunitaire a proposé de distinguer trois couches cérébrales : le cerveau reptilien, le cerveau paléomammalien et le cerveau néomammalien, apparus dans cet ordre et l’un au-dessus de l’autre au cours de l’évolution. Le cerveau reptilien (tronc cérébral) assure les fonctions vitales (respiration, réflexes, comportements stéréotypés). Le cerveau paléomammalien (système limbique) donne de la flexibilité aux comportements en fonction de l’état émotionnel et des souvenirs : c’est lui qui est responsable des émotions. Enfin, le cerveau mammalien (cortex, néocortex) dispose d’une grande plasticité et est capable d’inhiber les deux autres ; on l’appelle aussi cerveau rationnel. Pour plus de détails sur le schéma de MacLean et le système limbique, voir la chronique n° 142, Notre crocodile intérieur – Les bases neurophysiologiques de la dualité de notre nature, 01.04.2013, et la note 3 de la chronique n° 273, Le choc de la drogue – L’âme endormie se réveille mais se découvre en enfer, 22.06.2015.
- Cette notion d’émotion, ou plutôt de sentiment (ou sensation) « océanique » n’est pas due à Carl Jung mais à Romain Rolland qui l’a introduite pour la première fois en 1927 dans une lettre à Sigmund Freud. Elle est si importante et a connu un tel succès qu’elle mérite qu’on s’y arrête. Cette année-là, Sigmund Freud envoie le livre sur la religion qu’il vient d’achever, L’avenir d’une illusion, à Romain Rolland, prix Nobel de littérature 1916. Ce dernier lui répond le 5 décembre : « Votre analyse des religions est juste. Mais j’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est toute différente des religions proprement dites… le fait simple et direct de la sensation de l’Éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique)… je suis moi-même familier avec cette sensation. Tout au long de ma vie, elle ne m’a jamais manqué. » Autrement dit, pour Rolland l’origine de la religion n’est pas une croyance illusoire mais une expérience. En réponse, Freud déclare avec regret n’avoir jamais rien éprouvé de pareil, puis il confie à son correspondant : « Vos remarques [sur le sentiment océanique] (…) ne m’ont point laissé de repos » mais il ajoute : « Je cherche seulement, grâce à une dérivation analytique, à l’écarter, pour ainsi dire, de mon chemin. Combien me sont étrangers les mondes dans lesquels vous évoluez ! La mystique m’est aussi fermée que la musique ». Trois ans plus tard, dans son Malaise dans la civilisation, Freud persiste et interprète ce « sentiment comme un reliquat de l’expérience du nourrisson qui n’est pas encore capable de distinguer entre son moi et le monde extérieur ». Michel Hulin, normalien, professeur de philosophie indienne et comparée à la Sorbonne, auquel j’emprunte les citations sur la correspondance éclairante entre Rolland et Freud, appelle « mystique sauvage » ces expériences dans lesquelles « le sujet éprouve l’impression de s’éveiller à une réalité plus haute, de percer le voile des apparences, de vivre par anticipation quelque chose comme un salut ». Dans son excellent livre La mystique sauvage. Aux antipodes de l’esprit (P.U.F., Paris, 1993 ; réédité en 2014), il étudie ces expériences lorsqu’elles surviennent à l’improviste sans s’inscrire dans un cadre religieux particulier, telles qu’elles ont été rapportées par des « laïcs », écrivains célèbres ou anonymes, surtout en Occident aux XIXe et XXe siècles. Nous avons déjà parlé de ces expériences remarquables avec les exemples d’Arthur Koestler détenu dans une prison espagnole où il attend son exécution (note 2 de la chronique n° 372, Prière pour Arthur Koestler – Prends, Ô Père, sa main tendue qui n’a pas su te trouver, 02.03.2015) et celle d’André Frossard entré par hasard dans une chapelle (chronique n° 253, Au cœur de l’inconnu (Suite et fin) – Ceux qui portent au mystique un mépris « scientifique » sont des ignorants, 4.02.2013) dont les conséquences furent bien différentes puisque, à la différence de Koestler, elles conduisirent Frossard à se convertir au christianisme. Hulin défend le phénomène mystique face au réductionnisme freudien et psychiatrique (qui l’assimile à une psychose). Il en montre la réalité et l’unité, notamment thématique, avec ses trois idées-forces : « 1/ la révélation écrasante d’une Réalité face à laquelle le monde sensible et l’existence sociale ne sont que théâtre d’ombres ; 2/ l’intégration des hasards et contingences de nos vies dispersées dans une Nécessité qui est en même temps ordre et perfection ; 3/ la conscience qu’un seul et même élan vital, une seule et même émotion éternelle nous anime tous pareillement, depuis toujours et à jamais. » (p. 275). Dans l’expérience mystique, écrit-il, « le Moi, le monde et Dieu (…), ont été (…) engloutis ensemble ». Hulin note à la fin que ces expériences se multiplient dans « toutes les périodes de transition historique et de crise religieuse » quand « les codes se brouillent et perdent de leur efficacité ». « C’est le cas aujourd’hui, à un degré de profondeur et sur une échelle que l’histoire n’avait encore, semble-t-il jamais connus ». Face à « l’actuel déferlement du sentiment océanique dans ses formes les plus frustes et souvent les plus destructrices », il s’agit de « concevoir les digues et canaux capables d’en contenir demain la sauvage expansion ». On aurait aimé que ces remarques intrigantes aient été plus développées…
- Arthur Koestler propose le schéma suivant : « [L]es émotions d’affirmation de soi opèrent à travers le puissant système adrénalo-sympathique qui galvanise le corps et le fait agir sous l’empire de la faim, de la douleur, de la colère et de la peur. En revanche, la division parasympathique n’exerce pas d’action d’ensemble ; elle ne dispose pas d’une puissante hormone telle que l’adrénaline agissant directement sur tout l’organisme. L’on a comparé le système sympathique aux pédales d’un piano qui affectent toutes les notes frappées ; et le parasympathique à des touches séparées agissant localement sur les divers organes. En gros, il a pour fonction de contrecarrer et de compléter l’excitation adrénalo-sympathique : de diminuer la pression sanguine, de neutraliser les excès de sucre et d’acidité, de faciliter la digestion et l’excrétion des déchets de l’organisme, d’activer les sécrétions lacrymales, etc. Autrement dit l’action générale du parasympathique est tournée vers l’intérieur, calmante purifiante. Tous ces arguments et d’autres plus techniques indiquent une corrélation entre les émotions de participation et le système parasympathique. » (Le cri d’Archimède, trad. G. Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1965, p. 256 ; réédition Les Belles Lettres, Paris, 2011). Toutefois, il ajoute en note : « il est juste de signaler que si l’on a de nombreuses preuves de la liaison entre le système adrénalo-sympathique et les émotions du type faim-colère-peur, il n’y a pas de preuve directe de la corrélation symétrique dont j’expose l’hypothèse. Ces preuves ne pourront se manifester que lorsque les émotions autres que celles du type faim-colère-peur seront jugées dignes d’étude par la psychologie expérimentale – ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle. » (Il écrivait cela en 1964 ; les recherches ont progressé depuis et inclus d’autres émotions mais je ne sais si elles ont pu apporter des éléments en faveur de l’hypothèse de Koestler). Pour ce qui est du sentiment océanique, Koestler le situe au sommet d’une gradation d’émotions plus communes : « Que l’on écoute l’orgue à la cathédrale, que l’on contemple un paysage de montagnes, que l’on guette le premier sourire d’un enfant, que l’on soit amoureux – autant d’expériences qui peuvent provoquer une marée d’émotions et faire venir les larmes aux yeux, en laissant le corps apaisé, et délivré de ses tensions. Si l’expérience gagne un peu en intensité, il semble que le Moi s’y perd comme un grain de sel dans l’eau ; la conscience se dépersonnalise et se répand dans “le sentiment océanique d’étendue sans limite et d’unité avec l’universˮ (Le cri d’Archimède, op. cit., p. 255). Plus tard, il ajoute : « Le commun des mortels s’élève rarement à ces hauteurs mystiques, cependant il nous arrive à tous d’atteindre au moins le pied de la montagne. » (Janus, trad. G. Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1979, p. 147).
- Aimé Michel laisse ici entendre qu’il s’est livré à des analyses plus approfondies. Ce n’est guère conforme à ses habitudes : en général il préfère évoquer en passant, sans insister, des idées dont je me suis aperçu sur le tard qu’il les avait ruminées une bonne partie de sa vie. Il n’a livré qu’une fraction des faits sur lesquels il s’appuyait et des réflexions que ces faits lui suggéraient. On trouvera dans l’Apocalypse molle des fragments de ses analyses, sur la genèse de l’homme notamment, et aussi une explication de sa réserve.
- La formulation d’Aimé Michel se garde d’assimiler les émotions de l’homme à celle des animaux (il pense bien entendu aux mammifères) car elles sont « transfigurées par l’esprit », ou pour parler comme les scientifiques, par la cognition. George Mandler, professeur de psychologie à l’université de Californie, San Diego, présente les choses un peu différemment dans son article « Emotion » du dictionnaire encyclopédique Le cerveau cet inconnu (sous la dir. de R.L. Gregory, coll. Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1993). « Dès les premières spéculations philosophiques et jusqu’à nos jours, écrit-il, les émotions ont souvent été considérées comme altérant notre rationalité, comme des restes de notre héritage préhumain – les émotions semblant représenter la nature “bruteˮ, sans contrainte, de l’homme. » Brossant l’historique des travaux dans ce domaine en partant de ceux de Charles Darwin sur L’expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872) en passant par l’article de William James « Qu’est-ce qu’une émotion ? » (1884) et sa contestation par Walter B. Cannon à la fin des années 1920, il en vient à la vision actuelle où l’émotion sert à marquer les évènements importants en les distinguant des évènements ordinaires ; le point commun à ces évènements importants serait l’incohérence ou le conflit entre l’état du monde et ce que l’individu attendait de la situation. Sur ces bases, Mandler estime que les émotions « ne sont pas nécessairement des souvenirs de notre héritage préhumain ; au contraire, elles représentent une caractéristique importante de l’être humain actif, curieux et pensant. Les nouveautés, les incohérences et les ruptures engendrent des réactions viscérales, tandis que notre système cognitif interprète le monde comme menaçant, exaltant, effrayant ou joyeux. Le monde des hommes est empli d’émotions, non parce que nous ne sommes au fond que des animaux, mais plutôt parce qu’abondent toujours des signaux qui nous exaltent ou nous menacent, et qu’il ne manque pas d’évènements ou de personnes à l’origine d’incohérences et de rupture ». Il n’est pas trop difficile de concilier ces deux vues qui n’ont rien de contradictoires. D’un côté, nous partageons bien avec les autres mammifères un même système nerveux autonome dont les centres situés dans le cerveau (hypothalamus, tronc cérébral) commandent les réactions émotionnelles. D’un autre côté, ces émotions ne sont pas que des réactions « parasites, inadéquates, chaotiques », elles servent aussi à diriger l’attention et à mobiliser la mémoire sur les évènements importants qui surviennent.