Ce crâne humanoïde vieux de 200 000 ans dont j’ai rapporté la découverte par Henri de Lumley dans une récente chronique (a)1 semble avoir stimulé la réflexion de nos lecteurs. Certains en sont troublés : la science se mêlerait-elle de réfuter Adam et la Genèse ?
Qu’ils se rassurent : Adam se porte bien. De toute façon, la Genèse et la paléontologie ne parlent pas du même problème (b). La paléontologie ne se préoccupe (et ne peut se préoccuper) que des corps. Aidée de la préhistoire et de la physiologie, elle pourra probablement dire un jour de quand datent, par exemple, l’apparition du langage ou la domestication du feu.
Mais l’âme ? L’âme ne laisse pas le fossile. Il en est de sa présence dans la préhistoire comme de sa présence dans le fœtus, qui commence par être une espèce de bactérie et qui ensuite, en neuf mois, franchit en un développement accéléré toute l’épaisseur du monde animal, récapitulant, selon l’expression de Haeckel, toute la phylogenèse 2. Haeckel était athée et tirait de cette récapitulation des conclusions de son cru, aussi gratuites que la croyance au Père Noël. Quand on ne croit à rien, on croit au Père Noël.
Les éléments de l’homme
Mais si la paléontologie s’interdit par nature de faire de la théologie 3 , elle n’en donne pas moins à réfléchir sur la place de l’homme dans l’univers. Une autre science est peut-être encore plus suggestive dans ce domaine : c’est l’astronomie, et surtout la plus récente. Comme la paléontologie, elle écrase apparemment l’homme dans son insignifiance et sa petitesse. Et pourtant…
Considérons par exemple la composition chimique de notre corps. Il est fait essentiellement, à plus de 95% de quatre éléments : l’hydrogène, l’oxygène, le carbone et l’azote. Or, dans l’atmosphère solaire, dont la composition chimique est directement identifiable par le spectrographe, les éléments les plus abondants sont dans l’ordre : l’hydrogène, l’hélium, le carbone, l’azote et l’oxygène.
Ce n’est pas tout. Parmi les éléments les plus importants pour toute vie animale, il y a le fer (qui fait l’hémoglobine, c’est-à-dire le sang) et le magnésium (qui joue un rôle capital notamment dans le système nerveux, donc le cerveau). Or, ces deux éléments viennent. dans l’atmosphère solaire, en sixième et septième positions.
De ces chiffres, on est forcé de conclure que le corps humain, support de la pensée, était déjà préfiguré dans la composition du gaz stellaire en train de se condenser il y a quelque 5 milliards d’années dans l’immensité de l’espace, quand ce qui devait être un jour le soleil et les planètes et l’homme opérait sa nucléosynthèse au sein de la galaxie. L’homme n’a pu apparaître 5 milliards d’années plus tard que parce que les éléments dont son corps est constitué se trouvaient précisément répandus dans les proportions requises parmi les ténèbres que le soleil n’éclairait pas encore.
Voilà qui est déjà bien remarquable. Mais où cela confond, c’est quand on suit à travers le lointain cosmique l’histoire de ces éléments.
Les corps célestes les plus anciens de la galaxie sont les amas globulaires, dont certains semblent remonter à 20 milliards d’années au moins. Les plus récents sont certaines étoiles très brillantes qui jettent leurs premiers feux sous le regard de nos instruments. Entre les deux, les astrophysiciens retrouvent tout l’échantillonnage des âges successifs. Et, de même qu’en pénétrant dans une forêt on peut d’un coup d’œil survoler la vie du chêne depuis le gland jusqu’au géant craquant de vétusté de la même façon on peut, à partir de l’hydrogène primitif, voir apparaître successivement dans l’espace les éléments plus lourds, l’hélium, puis le carbone, puis l’oxygène, puis le néon, puis le magnésium, le silicium, le soufre, l’argon et enfin le calcium. Tous ces éléments se synthétisent successivement au sein des étoiles dans l’ordre indiqué ci-dessus selon le processus appelé « processus alpha » et où l’hélium joue le rôle essentiel., celui, pourrait-on dire, de matière première.
Au-delà du calcium, et pour les éléments qui ne sont pas des multiples massiques de l’hélium, il faut une véritable révolution, dans le sens le plus dramatique et le plus spectaculaire du mot. Remarquons que, pour que le corps de l’homme soit possible. cette révolution est nécessaire : nous n’avons encore ni l’azote, ni le fer, ni aucun des nombreux oligo-éléments qui jouent un rôle indispensable dans le métabolisme de la vie.
En quoi consiste cette révolution ? Pour la comprendre, il faut suivre minutieusement l’évolution des divers types d’étoiles telle qu’elle apparaît sur les diagrammes utilisés par les astrophysiciens, et dont le plus simple est celui de Hertzsprung-Russel. Nous ne pouvons le faire en quelques paragraphes (c) 4. Mais nous pouvons le résumer en une phrase : au-delà du processus alpha, les éléments n’apparaissent qu’au prix d’une complète métamorphose des étoiles, impliquant notamment leur explosion (ce sont les novas et supernovas), la redispersion à travers l’espace d’une partie de leur masse et le recommencement du processus de nucléosynthèse d’où sortira une étoile de deuxième génération. Tout l’espace cosmique dans son immensité devra se remettre une deuxième fois (et probablement un grand nombre de fois) en gésine, faute de quoi les étoiles de type solaire, riches en éléments lourds, ne sauraient apparaître. Faute de quoi aussi l’homme lui-même, évidemment ne saurait exister. 5
Une seule aurait suffi
Or, le rendement de cette prodigieuse machine est tout à fait remarquable : 98% des étoiles appartiennent à la famille solaire. Peut-on, constatant cela, résister à l’impression d’une finalité globale organisant l’univers entier, qui nous écrase, en vue de l’enfantement de la vie et de l’homme ?
Notons cependant – et c’est un « cependant » qui compte – que, s’il en est ainsi, la solitude de l’homme dans l’univers apparaît comme immensément invraisemblable. Une seule étoile eût suffi à faire la chair de l’homme. Ces 98% étaient inutiles. Et ces 98%, je le rappelle, font environ 100 milliards d’étoiles dans notre seule galaxie, qui est elle-même répandue dans l’espace à des milliards d’exemplaire, et peut-être à l’infini…
Aimé MICHEL
(a) France Catholique, 10 septembre 1971.
(b) Signalons à ce sujet une excellente étude (en latin) publiée par l’abbé Denis Lepoutre, curé de Dury, 80-Amiens, dans le numéro 213 de Palaestra Latina (San Antonio Ma. Claret, 9, Saragosse, Espagne).
(c) Les meilleurs textes disponibles en français sur ces problèmes sont : Structures de l’univers, d’Evry Schatzman (Hachette, 1968), et Planètes et Satellites, de Pierre Guérin (Larousse, 1970). Schatzman et Guérin sont deux astrophysiciens français. Voir notamment le chapitre 3 de Schatzman et dans le livre de Guérin les chapitres du même Schatzman et la conclusion de Guérin 6.
Notes de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 58 parue initialement dans France Catholique – N° 1296 – 15 octobre 1971.
- Il s’agit de la chronique n° 52, Sur un crâne de deux mille siècles (L’homme n’est apparu ni par hasard ni par miracle), parue ici le 11 octobre 2010.
- Sur cette thèse dite de la récapitulation, voir la chronique n° 55, Jean-Paul au berceau ou comment fabriquer un contestaire (Certains changements sont à attendre non des autres, mais de moi), parue ici le 22 novembre 2010, en particulier la note 4.
- Sur ce point on méditera la citation de Richard Lewontin, en note de la chronique n° 13, La physique en panne, parue ici le 12 octobre 2009.
- Le chapitre 3 du livre d’Evry Schaztman cité par Aimé Michel est intitulé « Le Temps ». « La caractéristique évidente des mondes qui nous entourent, y écrit Schatzman, est qu’ils évoluent. La Galaxie n’a pas toujours été identique à ce qu’elle est aujourd’hui. Les étoiles y naissent, changent et, pour la plupart, finissent probablement par disparaître à notre vue et par errer, obscures et invisibles, dans la Galaxie » (p. 116). Il y décrit en particulier les étapes essentielles de la synthèse des noyaux atomiques (ce que l’on appelle la nucléosynthèse) qui se produisent à l’intérieur des étoiles. Schatzman présente aussi ces résultats aux chapitres 4 à 6 de l’ouvrage de Pierre Guérin, également cité par Aimé Michel, sous le titre « Structure des planètes et origine du système solaire ». On en trouvera aisément des exposés plus récents ; les uns plus détaillés, par exemple dans Patience dans l’azur : l’évolution cosmique d’Hubert Reeves (Seuil, coll. Points Sciences ; voir notamment les appendices 4 sur l’évolution nucléaire et 5 sur l’évolution stellaire) ; les autres plus synthétiques comme dans le dictionnaire de Trinh Xuan Thuan cité dans la note suivante (voir notamment l’article Étoile).
- Cette question de l’interdépendance des propriétés de l’univers à différentes échelles, des plus petites (noyaux atomiques et particules élémentaires) aux plus grandes (étoiles et galaxies), pour que soit simplement possible l’émergence de la vie, est toujours de grande actualité. Sa formulation s’affine et on quantifie aujourd’hui l’improbabilité de l’univers qui est le nôtre. Voici ce que l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan écrit à ce propos : « La précision du réglage de certaines constantes fondamentales et de certaines conditions initiales est proprement époustouflante. Prenons par exemple la densité initiale de matière dans l’univers. La matière exerce une force gravitationnelle attractive qui freine l’expansion universelle. Si la densité initiale était trop élevée, l’univers s’arrêterait de se diluer et inverserait son mouvement (…) [en un temps] trop court pour que les étoiles naissent et procèdent à leur alchimie nucléaire. Sans éléments lourds la vie ne serait pas possible. Par contre, si la densité initiale était trop basse, la force de gravité serait insuffisante pour faire s’effondrer les nuages d’hydrogène et d’hélium issus du big bang et former des étoiles. (…) En fait, le réglage de la densité initiale de l’univers doit être d’une précision stupéfiante, comparable à celle dont devrait être capable un archer pour planter une flèche dans une cible carrée de un centimètre de côté qui serait placée aux confins de l’univers, à une distance de 14 milliards d’années-lumière ! Cette précision est de l’ordre de 10-60. (…) La précision du réglage n’est pas aussi spectaculaire pour les autres conditions initiales et constantes physiques, mais la conclusion reste la même : vous les variez un tant soit peu et les étoiles ne pourront plus se former ni accomplir leur alchimie nucléaire. Sans éléments lourds, adieu vie et conscience ! » (Dictionnaire amoureux du ciel et des étoiles, Plon-Fayard, 2009, p. 38).
L’interprétation de ces faits est l’objet de vives discussions. Pour certains cet ajustement fin des paramètres de notre univers n’est qu’une apparence. En effet non seulement notre univers ne serait que l’un parmi un grand nombre (sinon une infinité) d’univers parallèles, mais une modification des lois de la physique, et en particulier des constantes qui y interviennent, pourrait conduire à des univers différents et néanmoins habitables. L’idée ici est, non pas de modifier une seule constante fondamentale, mais d’en changer plusieurs à la fois de manière à obtenir des compensations. Les équipes de Gilad Perez de l’Institut Weizmann à Rehovot en Israël et Alejandro Jenkins de l’université d’état de Floride ont récemment illustré cette thèse. La première a étudié un univers dépourvu de l’interaction nucléaire faible qui est l’une des quatre forces fondamentales de notre univers. Elle a montré que des étoiles pourraient quand même y apparaître, les éléments se former au cœur de ces étoiles (jusqu’au fer) et donc qu’une vie semblable à la nôtre pourrait s’y développer, à condition toutefois de modifier un peu les paramètres des trois autres forces. La seconde équipe a montré qu’on pouvait fortement modifier la masse de certains quarks et obtenir malgré tout dans certains cas favorables des formes stables d’hydrogène, de carbone et d’oxygène. Voir A. Jenkins et G. Perez, La vie est-elle possible dans d’autres univers ? « Pour la Science », n° 390, pp. 28-35, avril 2010.
D’autres, dont Olivier Costa de Beauregard, tiennent l’hypothèse des univers multiples (ou multivers) pour une échappatoire. Comme l’écrit Trinh Xuan Thuan : « Sans vérification expérimentale, le concept de multivers et celui de hasard ne constituent rien d’autre qu’un pari métaphysique. Pour ma part, je parie pour l’autre hypothèse, celle de la nécessité. Ce pari d’un seul et unique univers est un pari au sens pascalien du mot. » (op. cit., p. 42). En effet, il n’est pas exclu que les valeurs des constantes fondamentales ne soient pas arbitraires, comme le pensent Gilad Perez, Alejandro Jenkins et bien d’autres, mais nécessaires car liées par une théorie encore à découvrir.
- La réunion de ces deux noms, Schatzman (1920-2010) et Guérin (décédé en novembre 2000), dans une même note mérite d’être relevée car elle peut masquer ce que les relations de ces deux hommes, si différents par le style et par les idées, ont pu avoir de conflictuel. Pas assez cependant pour que Schatzman, brillant théoricien de l’astrophysique, alors professeur à la Faculté des sciences de Paris, refusât sa collaboration à Guérin, observateur des planètes, maître de conférence à l’Institut d’Astrophysique de Paris (dépendant du CNRS). Schatzman fut ainsi l’auteur de trois des chapitres de Planètes et satellites, un volumineux in-quarto Larousse coordonné par Guérin. Pourtant tout opposait les deux hommes : « J’avoue que Schatzman me mettait mal à l’aise, écrit Guérin. Ses yeux pénétrants, d’un bleu très clair dans un visage émacié, semblaient sonder les pensées intimes de son vis-à-vis ; et il parlait presque toujours d’une voix douce, mais curieusement, sa diction détachait analytiquement les syllabes en privilégiant les sifflantes. » (OVNI les mécanismes d’une désinformation, Albin Michel, Paris, 2000 p. 173). Schatzman, président de l’Union rationaliste de 1970 à 2001, aura été toute sa vie le pourfendeur des ovnis et Guérin, bien que lui-même membre de l’Union rationaliste à l’époque, leur défenseur intransigeant, ni l’un ni l’autre n’évitant les excès de la cause qu’ils avaient choisi de défendre.
Les relations entre Guérin et Michel ne furent pas toujours sereines non plus. Leur première rencontre en 1954 fut houleuse. Guérin, qui la raconte dans son livre, conclut par ces mots. « Ainsi débuta une solide amitié qui devait se poursuivre jusqu’à la fin de sa vie, non sans que des divergences nous séparent parfois. », p. 233).
C’est ici que l’incitation discrète d’Aimé Michel à lire « la conclusion de Guérin » prend tout son sel. Cette conclusion, intitulée « Communications interstellaires », défend l’idée que « s’il existe, sur d’autres systèmes planétaires, des extra-terrestres ayant développé une civilisation intelligente, il y a toutes chances que ces êtres — fruit d’une évolution biologique immensément plus longue que celle qui a mené jusqu’à l’homme — utilisent, pour étudier l’Univers des techniques complètement inconnues de nous et peut-être, dans certains cas, fondamentalement inaccessibles à notre raison. » (p. 296-297) et que si ces êtres nous visitent cela « ne pourra se faire qu’au moyen d’engins fondamentalement différents de ceux que nous employons actuellement ou que nous pouvons imaginer en l’état actuel de nos connaissances. » (p. 299). On aura reconnu là l’une des thèses majeures d’Aimé Michel dont il présenta les grandes lignes dès 1958 au dernier chapitre de son livre Mystérieux Objets Célestes (Arthaud, Grenoble). Pierre Guérin la présenta lui-même en novembre 1960 dans une conférence à l’Union rationaliste intitulée « Le Rationalisme et la pluralité des mondes habités », en présence de Schatzman. Dans OVNI les mécanismes d’une désinformation il reconnaît qu’il doit ses idées sur ce point à Aimé Michel. Après avoir reçu l’invitation à faire cette conférence à l’Union rationaliste, « je mis au courant Aimé Michel de ce projet, écrit-il, ce qui l’amusa énormément. Il me donna son accord pour que je ne le cite pas. » (p. 243).