J’ai lu récemment l’exhortation apostolique Gaudium Evangelii (la joie de l’Evangile) du pape François ; et j’ai été frappé par le fait qu’il y soit tout autant question de joie que de l’Evangile. Si vous demandez à Microsoft Word combien de fois le mot joie apparaît dans le texte, il vous répond 110.
Cette comptabilité mathématique quelque peu artificielle colle néanmoins parfaitement à la personne de François. Comme les médias le rapportent tranquillement, il semble toujours exulter de joie, comme quelqu’un qui se lève le matin et brûle de se mettre aussitôt à ses tâches papales.
Franchement, du coup, je ne me sens pas à la hauteur. Le pape met en garde les évangélisateurs de ne pas avoir l’air « de revenir de funérailles ». Je ne crois pas être du nombre. J’ai été « surpris pas la joie » – pour prendre les termes de C.S. Lewis. Mais je connais des gens qui sont comme des clones de François. Et je ne suis pas comme eux.
Il y a une part de tempérament dans tout ça. Et le tempérament, on naît avec. Aristote, se référant à la classification d’Hippocrate en « quatre tempéraments », dit que le tempérament mélancolique est plus naturellement orienté vers la philosophie (ma profession) et qu’une personne de tempérament mélancolique pourrait trouver son bonheur (?) en devenant philosophe.
Les tempéraments « sanguins » et flegmatiques » manquent de motivation pour entreprendre une analyse approfondie des idées et des valeurs. Les tempéraments « colériques » sont plus orientés vers l’action et le pratique, cela fait d’eux de bons chefs et de bons hommes d’action, mais probablement pas des penseurs de qualité.
Une théorie plus récente, due au psychologue de Harvard William Sheldon, relie les tempéraments aux trois couches de l’œuf embryonnaire – l’endoblaste, le mésoblaste et l’ectoblaste – débouchant sur trois types de corps et trois tempéraments, respectivement viscérotonique, somatotonique et cérébrotonique.
Le troisième de ces tempéraments rejoint assez le « mélancolique » d’Hippocrate, et Seldon le dit naturellement orienté vers l’introspection, l’étude et les travaux artistiques – tout à l’opposé du viscérotonique, qui est par nature sanguin, entreprenant, d’humeur joyeuse. Je soupçonne fortement qu’une personne viscérotonique soit la plus apte à être le missionnaire extraverti et joyeux dont rêve François.
Bien sûr, dans la mesure où nous dépassons l’héritage de la nature sous le règne de la grâce, l’expérience que nous faisons de la joie devient plus nuancée. Les « mystères joyeux » du Rosaire sont également pleins de tristesse. Après l’Annonciation, Marie – récemment fiancée à Joseph – a dû souffrir l’agonie en attendant que l’ange informe Joseph du mystère de l’Incarnation.
Et lors de la Nativité, la scène de Bethléem ne se déroule-t-elle pas dans le contexte de tenanciers d’auberge incapables de faire un geste en faveur d’une femme sur le point d’accoucher et d’un monde qui n’est pas prêt à accueillir le Roi des Juifs ?
La joie de la Présentation est profondément assombrie par la prophétie de Siméon selon laquelle l’âme de Marie serait transpercée de chagrin. Dans les répercussions de la Présentation, la fuite en Égypte pour éviter le meurtre de l’enfant Jésus impliquait des années de survie dans le dénuement parmi un peuple étranger, avec une langue et des coutumes étrangères.
Et pouvons-nous imaginer le tourment et l’inquiétude de Joseph et Marie avant qu’ils ne retrouvent Jésus égaré dans le Temple ?
Cependant, le pape François a raison. Pensez aux Apôtres et aux disciples, suite à la Résurrection, qui se répandent dans le monde pour prêcher la Bonne Nouvelle. On pourrait, mutatis mutandis, les comparer à des journalistes qui viendraient de tomber sur le scoop le plus incroyable et ne pourraient attendre pour l’écrire, le proclamer sur les ondes, donner des conférences et continuer de répandre le message, approfondissant les détails et les ramifications.
Bien sûr, le message des Apôtres et des disciples concernait le pardon des péchés, le salut et la résurrection finale. Beaucoup de leurs auditeurs étaient prêts pour ces nouvelles – déçus par les dieux sourds et muets du paganisme, qui profitaient de leur félicité sur l’Olympe sans se sentir concernés par les événements d’ici-bas. Certains grecs cherchaient le « dieu inconnu » qui avait toujours semblé si caché et inaccessible. Des Juifs étaient impatients d’accueillir le Messie si longtemps attendu.
Malheureusement, les auditeurs que rencontrent les évangélisateurs contemporains sont souvent d’une nature très différente, particulièrement dans le monde occidental : très occupés, souvent très gentils, mais complètement au diapason de la vie séculière.
Certains peuvent bien valoriser la famille et les amis, ils ne sont pas pour autant intéressés par Dieu ou la religion. Ils n’ont tout simplement pas de temps pour des pratiques religieuses, ou pour des messages à propos d’un Dieu-homme venu sur terre il y a deux millénaires. Et ils n’éprouvent certainement pas le besoin d’être sauvé.
Ou bien ce sont des post-chrétiens ou des adeptes du Nouvel-Age, qui pensent que tout un chacun ira au ciel – ou tout au moins ceux qui suivent « le courant de l’esprit » et sont gentils avec tout le monde. De toute façon, tout le monde ira parce que Dieu est si merveilleusement compréhensif, n’est-ce pas ?
Alors, comment de telles personnes vont-elles répondre à des chrétiens qui viennent à eux pleins de joie chrétienne ? Ils peuvent être tolérants, mais dans bien des cas la joie du message sera loin d’être contagieuse. Le monde matériel, avec ses soucis et ses plaisirs, étouffe l’esprit, lui ôte sa sensibilité et donne l’idée que les pensées de transcendance et de vie éternelle sont des fables anti-scientifiques.
Si nous cherchons des auditeurs plus sensibles à la Bonne Nouvelle, il se peut que nous les trouvions au Moyen-Orient et en Extrême-Orient. Dans mon livre L’existence de Dieu et la foi instinctive, j’évoque le développement extraordinaire et souvent miraculeux des églises domestiques en Chine. Et un livre récent de David Garrison, Un souffle dans la maison de l’Islam : comment Dieu conduit des musulmans du monde entier à la foi en Jésus-Christ, présente les conversions au christianisme, clandestines et nécessairement secrètes, de centaines de milliers de musulmans à travers le Moyen-Orient, en dépit de la mise à l’écart, de la persécution et de constantes menaces d’exécution.
Mais en ce qui concerne les sécularistes, les adeptes du Nouvel-Age, les athées et les post-chrétiens ? Quel scoop serait susceptible de retenir leur attention ? C’est difficile à dire. Si le prophète Élie réapparaissait pour annoncer joyeusement la Seconde Venue du Christ, il serait universellement pris pour un cas de dérangement mental. Quelqu’un peut-il imaginer que cela ferait la une du New York Times ?
Photo : notre pape évangélique
Howard Kainz est professeur émérite de philosophie à l’université de Marquette. Il est l’auteur de plusieurs livres.
Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/02/04/joy-limitations/