JEAN ZIEGLER est ce qu’on peut appeler un aimable énergumène. Ethnologue, professeur à l’Université de Genève, il étudie la diaspora des Noirs déportés jadis en Amérique du Sud par les marchands d’esclaves. Il les aime, il aime leur culture et leur sagesse, il est plein de pitié pour leurs souffrances et c’est ce qui le rend attachant (a). 1
Mais M. Ziegler est un énergumène. Son amour et sa pitié l’ont fait prendre en haine l’Occident et ses œuvres en bloc ; tous les péchés du monde sont occidentaux et l’Occident doit mourir. Il le dit : « J’ai pris pour ennemie ma culture ». Il appelle sur elle le feu du ciel et annonce une apocalypse prochaine où tout ce qui est occidental sera détruit dans le sang et remplacé par le socialisme, un socialisme d’ailleurs beaucoup plus utopique, radical que celui de Moscou ou de Pékin, quoique fondé sur les mêmes promesses de Marx. Après l’apocalypse et grâce au socialisme, les rapports entre hommes deviendront « transparents ».
L’apocalypse attendue
M. Ziegler revient souvent sur cette idée : la société succédant à l’apocalypse sera « transparente, égalitaire et juste ». Comment, par quel miracle ? Cela ne nous est pas expliqué, sinon par l’incantation : citant un commentateur de Marx (Rubel), il définit l’apocalypse attendue comme un « calvaire rédempteur ».
Si j’ai compris quelque chose à ce salut des hommes par l’extermination de l’Occident (au sens littéral, car, dit-il page 290, rien ne s’obtient qu’au prix du sang), M. Ziegler a retenu du christianisme l’affirmation de l’apocalypse (car il semble chrétien) et de Marx celle du salut terrestre. Son système (toujours si j’ai bien compris) consiste à faire confiance aux promesses de Jésus pour casser la baraque et à celles de Marx pour la reconstruire.
Cela ne se discute guère. L’auteur a été frappé par l’atroce vision de petits Noirs de l’ex-Congo belge mourant de faim et de coups de crosse sur les barbelés « protégeant » les hôtels de luxe de Kinshasa 2 . Son indignation sera partagée par tout homme de cœur. Mais la haine qu’il en a tirée ? Alors s’il avait assisté à la déportation de Phnom Penh 3 ou bien au calvaire des camps russes du Grand Nord4 , maintenant il haïrait les communistes ? Est-ce ainsi qu’on va vers la vérité ?
D’autre part, comment ne se rend-il pas compte, lui, ethnologue, que la déculturation dont il parle est l’effet non de l’Occident, mais de la culture technicienne également délétère (du point de vue qui le touche) où que ce soit dans le monde, chez les « marchands » de l’Occident comme chez les technocrates socialistes ? Sur ce point (entre beaucoup d’autres), il manque bien de lecture et d’expérience.
Délétère, mais pas seulement délétère d’ailleurs, cette civilisation technique ; que la société qu’il vomit s’effondre ce n’est pas l’Occident qui en souffrira le plus, c’est le tiers monde. La société technicienne ne fait pas que détruire : elle tient le monde entier à bout de bras. La société technicienne sera la dernière à s’effondrer.
Mais laissons cela, je voudrais commenter surtout la partie « scientifique » de son livre.
Je suis toujours effaré par l’ignorance des idéologues, même enseignant l’ethnologie dans une Université. Dans sa bibliographie, M. Ziegler nous dit qu’il a pris l’essentiel de son « outillage conceptuel » dans le matérialisme dialectique. Fort bien. Mais alors il faut un peu se soucier des sciences de la matière, comme faisait Marx en son temps. M. Ziegler croit que l’on peut construire une cosmogonie à partir de l’homme. Comment ? De l’homme seul ? Le sens de l’univers dans l’homme seul ? M. Ziegler ne reconnaît-il donc pas dans cette croyance celle de l’hermétisme astrologique le plus épais, le plus superstitieux, qui croyait que « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » ?
Je connais des matérialistes parmi les savants. Du moins s’informent-ils de ce qu’on peut croire à propos de la matière en 1975 et de ce qu’on ne peut plus croire. Et le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont bien embêtés. La matière des physiciens (la seule ! Il n’y en a pas d’autre, sauf dans les rêves des ignorants !) est de plus en plus inapte et rebelle à fonder un matérialisme philosophique et elle fonderait plutôt le contraire. En physique pure, elle postule obligatoirement un observateur subjectif, l’existence d’une pensée présente et active dans toute mesure, toute expérimentation5.
Elle a, de plus, détruit à jamais l’idée d’éternité matérielle : tout change, tout s’use, tout se dégrade et, en même temps, tout s’organise, tout se complexifie. Les « lois éternelles de la nature » n’étaient qu’une illusion d’ignorants. Comment peut-on disserter sur la destinée mortelle de l’homme en passant par profits et pertes tout ce qui a fait son corps tel qu’il est ? Il y a une double supercherie dans les plus prétentieuses des « sciences » humaines, celles qui veulent nous dire qui nous sommes : d’abord leur revendication du statut scientifique.
La science, fichtre, ce n’est pas cela ! Le pathos ne suffit pas, il faut encore, s’il vous plaît, un peu de contrôle expérimental. Puis il y a leur structure close, où aucune connaissance positive ne peut pénétrer pour modifier quoi que ce soit à mesure des découvertes.
Ces prétendues sciences sont de pédantes dogmatiques. Quand j’entends Lacan ou d’autres énoncer que l’homme n’existe pas, qu’il n’est qu’une structure6, je me tape le menton : il faut donc qu’ils sachent tout de l’homme pour avoir découvert qu’il n’existe pas ? S’ils en savent tout, pourquoi les voit-on tomber malades, vieillir ? Auraient-ils éclairci le mystère du temps ? Voilà qui intéresserait les physiciens qui, eux n’y comprennent rien. 7
Vieilles vertus européennes
Revenons à M. Ziegler. Ses passions ne se discutent pas. Un jour, il verra quelque chose d’encore plus horrible que les enfants de Kinshasa et changera de passion. Mon Dieu ! Que je redoute les cœurs sensibles ! C’est eux que l’on fait le plus docilement marcher au massacre, j’entends comme bourreaux. Dieu garde mes enfants de tomber entre les mains de M. Ziegler si, comme je l’espère, ils acquièrent quelques-unes des vieilles vertus européennes comme le goût du contrôle, l’amour de la nature et de la science, le respect des connaissances exactes, le rejet de l’éloquence !
Je n’ai encore pas dit que le livre de M. Ziegler contient quelques chapitres sur l’étude expérimentale de l’agonie dans les hôpitaux américains. Cette partie est passionnante. M. Ziegler estime que la science de l’agonie suggère fortement la survie de l’âme. Ce professeur a de très bonnes idées quand il les puise à des méthodes sûres…8
Aimé MICHEL
(a) Jean Ziegler : les Vivants et la Mort (Le Seuil)
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(*) Chronique n° 224 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1 509 – 14 novembre 1975
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Les notes sont de Jean-Pierre ROSPARS, datées du 18 août 2012
- Jean Ziegler est né en Suisse dans le canton de Berne en 1934. Ce professeur de sociologie (à Genève et à la Sorbonne), homme politique d’extrême gauche et altermondialiste est une personnalité contrastée et controversée. (Voir la note 480, p. 433 dans la clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com).
- Colonisé par la Belgique à la fin du XIXe siècle, le Congo obtient son indépendance en 1960 avec Patrice Lumumba comme Premier ministre (il sera assassiné l’année suivante). En 1965, Joseph-Désiré Mobutu prend le pouvoir par un coup d’état, bien que l’administration et l’armée continuent d’être encadrées par des Belges. Il installe une dictature qui mène une politique nationaliste de « zaïrinisation » intensive en tentant de faire oublier tout ce qui pouvait rappeler l’Occident (à commencer par le nom du pays qui devient le Zaïre) et privatise de nombreuses entreprises à son nom (il sera l’un des hommes les plus riches du monde en 1984). À partir de 1973, la montée du prix du pétrole et la baisse du prix du cuivre, provoquent une grave crise économique et une inflation galopante. Le pays exporte du café mais est incapable de couvrir ses besoins alimentaires. Ce sont sans doute les conséquences de cette paupérisation qui sont évoquées ici.
- Les Khmers rouges s’emparèrent de Phnom Penh le 17 avril 1975. La capitale de ce petit pays de 8 millions d’habitants comptait 600 000 habitants avant la guerre. Les bombardements américains sur les Khmers rouges soutenus par les Nord-Vietnamiens, surtout en 1973 (ils furent interdits par le Congrès en août de cette année-là) provoquèrent l’exode des paysans et un afflux de réfugiés dans les villes. La population de Phnom Penh monta alors a peut-être 2 ou 3 millions d’habitants. Dans la nuit du 17 au 18 avril 1975, les nouveaux maîtres du Cambodge vidèrent la ville de toute sa population, puis, dans les jours suivants, toutes les autres villes du pays. Il s’agissait de partir deux ou trois jours seulement pour protéger la population d’éventuels bombardements américains et assurer l’approvisionnement. Les habitants durent quitter leur domicile en quelques heures et malheur à ceux qui partirent sans produits échangeables au marché noir (or, bijoux, dollar car la monnaie khmère fut immédiatement abolie) car ils furent une condition de survie dans les années qui suivirent. Les récalcitrants et de nombreux soldats vaincus furent exécutés. Bien que les avis diffèrent à ce propos, le nombre de victimes de l’évacuation n’aurait pas excédé une dizaine de milliers (personnes hospitalisées, malades isolés, suicidés…) car la population était plutôt bien nourrie et ne fut pas systématiquement brutalisée. De nombreuses familles furent divisées dans le désordre indescriptible qui suivit.
Un premier tri eut lieu aux carrefours routiers : on demanda à ceux qui pouvaient servir de fonctionnaires de grade moyen ou élevé de se désigner pour revenir servir dans la capitale. La plupart furent immédiatement exécutés ou périrent en prison. Les Khmers rouges (environ 120 000 dont la moitié de soldats) étaient trop peu nombreux pour encadrer ces foules. Une partie des exilés purent rejoindre la famille proche qu’ils avaient encore à la campagne. Ils furent généralement bien accueillis, mais le régime fit de son mieux pour attiser la « haine de classe » d’une part entre les villageois et les nouveaux venus, contraints de vivre séparément, d’autre part entre paysans pauvres et propriétaires chez les villageois, entre non-scolarisés et scolarisés chez les exilés. Les exilés scolarisés furent progressivement éliminés avec femmes et enfants.
A peine arrivés, les exilés furent déportés de nouveau. En septembre 1975, plusieurs centaines de milliers de personnes furent déplacées de l’Est et du Sud-Ouest vers le Nord-Ouest, à pied, en charrette ou en trains lents et bondés. Ils ne purent récolter ce qu’ils avaient semés (la moisson principale est en décembre-janvier), ni emporter leurs peu de biens. Malnutrition et manque de médicaments aggravèrent leur sort. De terribles famines sévirent les années suivantes, avec recours à l’anthropophagie, avant que l’armée vietnamienne n’envahisse le pays en janvier 1979 et ne mette fin au régime khmer rouge. Selon Marek Sliwinski (Le Génocide khmer rouge : une analyse démographique, L’Harmattan, Paris) la surmortalité dans les années 1975-1979 frappa davantage les hommes (34%) que les femmes (16%), ce qui suggère une prépondérance des assassinats, les personnes âgées (54% des plus de 60 ans des deux sexes) que les plus jeunes, et les habitants de Phnom-Penh (42%) que ceux d’autres villes ou régions. Les moines bouddhistes furent systématiquement exécutés (leur nombre serait tombé de 60 000 à un millier), les monastères brûlés, les statues de Bouddha détruites. Les catholiques, qui avaient tout contre eux en tant que citadins, souvent d’origine vietnamienne, et liés à l’« impérialisme », furent le groupe ethnique ou religieux le plus frappé (près de la moitié disparurent). La cathédrale de Phnom Penh fut rasée (c’est le seul édifice de la ville à avoir subi ce sort).
« Paradoxe du régime des Khmers rouges : il a affirmé vouloir mettre en place une société d’égalité, de justice, de fraternité, d’oubli de soi, et, comme les autres pouvoirs communistes, il a provoqué un déchaînement inouï de l’égoïsme, du chacun pour soi, de l’inégalité en pouvoir, de l’arbitraire. Pour survivre, il fallait d’abord et avant tout savoir mentir, tricher, voler, et rester insensible. » (J.-L. Margolin, « Cambodge : au pays du crime déconcertant » in S. Courtois et coll., Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression. Robert Laffont, Paris, 1997, p. 661). A comparer avec les « qualités humaines » qui, selon l’historien Alain Besançon, assuraient la promotion en URSS dans la note 3 de la chronique n° 220, La crise dans les pays de l’Est (II), Avantages et inconvénients de la vie dans les pays de l’Est, parue ici la semaine dernière.
- Longtemps les élites ont refusé de reconnaître l’existence des « camps russes » au « pays du socialisme ». Il faudra attendre la déstalinisation de 1956 et 1961 pour que l’ampleur du phénomène commence d’être admise. Le livre d’Alexandre Soljenitsyne, l’Archipel du Goulag, en 1973, fait entrer le terme Goulag (abréviation de « Direction principale des camps ») dans la conscience commune de l’Occident. Pourtant ces camps sont créés par Trotsky dès l’été 1918. En 1921 ils comptent 120 000 détenus « socialement dangereux » (« koulaks, popes, gardes blancs et autres » selon un télégramme de Lénine lui-même). Ultérieurement ils sont organisés et reçoivent également des prisonniers de droit commun. La population des camps grimpe avec la collectivisation de l’agriculture (2 millions de paysans déportés en 1930-31, femmes, enfants et vieillards compris, soumis au travail forcé, le nombre exact des victimes est inconnu) ; elle atteint près d’un million de personnes en 1935, près de deux en 1941 pour culminer à 5,5 millions en 1945.
Le Goulag en tant que division administrative est créé en 1934. Le complexe pénitentiaire des îles Solovki, un archipel de la mer Blanche au large d’Arkhangelsk, créé au début des années 20, est complété par plusieurs autres. Ce sont des camps de travail forcé pour l’exploitation du Grand Nord et de l’Extrême-Orient qui visent la rentabilité économique sans considération des pertes humaines. La mortalité dépasse 18% en 1942 et atteint 30% dans les mines d’or, de charbon, de plomb, de radium réservés aux trotskistes et contre-révolutionnaires. Toutefois, l’étude des archives a montré que, contrairement à des idées répandues, entre un tiers et un quart seulement des détenus sont des opposants politiques, les autres sont des prisonniers de droit commun ; entre 20 et 30% sont relâchés chaque année et remplacés par d’autres. Plusieurs centaines de milliers de soldats allemands faits prisonniers de 1943 à 1945 meurent au Goulag.
Après la guerre, les prisonniers politiques isolés dans une quinzaine de camps spéciaux fomentent des grèves et des émeutes (une trentaine entre 1948 et 1954). Des bandes rivales s’affrontent dans les camps de travail que l’administration (plus de 200 000 personnes) est incapable de maîtriser. On y meurt plus souvent de mort violente que de faim ou de maladie. Un assouplissement des conditions de travail à partir de 1948 vise, sans grand succès, à augmenter la production en prolongeant la survie des prisonniers dans un pays saigné à blanc par la guerre. Moins de deux semaines après la mort de Staline, 45% des 2,75 millions de détenus sont libérés. Les prisonniers politiques ne sont libérés qu’à partir de 1956. La population du Goulag tombe sous le million en 1957 et se stabilise autour de 500 000 vers la fin de la décennie avec environ 2000 condamnés politiques par an.
Voir l’article « Goulag » de Nicolas Werth dand l’Encyclopedia Universalis, et sa contribution au Livre noir du communisme, op. cit. - L’importance de la physique quantique pour toute réflexion philosophique est un thème récurrent des présentes chroniques d’Aimé Michel. Voir par exemple parmi celles déjà parues ici : n° 3, L’univers est-il intelligible ?, le 22.06.2009 ; n° 33, Un biologiste imprudent en physique, le 25.01.2009 ; n° 35, Un bébé encombrant (La biologie peut-elle aider à résoudre les énigmes de la physique ?), le 25.10.2010 ; n° 119, Heisenberg ou le non représentable, le 19.06.2010 ; n° 412, Critique du beau livre que je n’ai pas lu, le 01.06.2009.
- Sur cette affirmation de certains structuralistes, voir la chronique n° 199, L’homme n’existerait pas ? (Les pires fausses sciences ne sont pas celles que l’on croit), mise en ligne le 02.03.2012.
- Sur la question du temps voir les chroniques n° 11, Quand le temps s’arrêtera, parue ici le 22.08.2009 ; n° 116, Le paradoxe de Langevin démontré, le 31.03.2010 ; n° 143, Correspondance : La physique et ses fictions, le 03.04.2010 ; n° 120, In pulverem reverteris, 19.07.2010 ; et n° 121, Le temps et la germination, le 06.09.2010.
- Sur l’agonie et la survie de l’âme voir notamment la fin de la chronique n° 196, L’euthanasie et les nouveaux Lazare (Ce mystère de la mort, qui l’a sondé ?), parue ici le 05.09.2011.