Pour se purger l’âme des sottises qui traînent, j’ai déjà recommandé aux lecteurs de cette chronique le livre admirable d’André Frossard, Il y a un autre monde (a). Entendre parler de la suprême grandeur avec tant de bonhomie, quelle délectation !1
Cependant, j’ai un reproche à lui faire : il n’est jamais méchant. Or, parfois, il devrait. Il est d’autant moins excusable qu’il saurait, s’il voulait ! Nul ne l’ignore ! Ou alors, qu’il évite de nous tendre la perche, de par tous les diables ! C’est très vilain, d’exposer ainsi le lecteur à la tentation et de s’en aller sur la pointe des pieds.
À moins, ce que pour ma part je suis très enclin à croire, qu’une vertu de méchanceté se dissimule sous un autre nom dans le catalogue des vertus homologuées par les théologiens.
Venons-en au fait, car c’est précisément un théologien qui m’inspire ce regret, un « penseur ecclésiastique » qu’on aurait, dit Frossard, entendu naguère « s’écrier devant un parterre de monseigneurs et de dignitaires protestants, sans qu’aucun d’eux proposât de lever la séance en signe de deuil, qu’il n’était plus aujourd’hui un théologien sérieux pour défendre l’idée d’un Dieu personnel » (p. 78).
Voilà qui est troublant. Je me demande ce que peut être un « théologien sérieux » ? Et à supposer que ce pauvre homme existe, ce qu’il peut bien savoir du créateur des galaxies, du concepteur de la double hélice et du principe de Pauli ? Qui donc lui a expliqué la pensée que sous-tend l’Universelle Programmation ? A-t-il pu, au moins, garder son sérieux en voyant apparaître le premier atome d’hydrogène ?
Vraiment, je suis troublé. J’ignorais qu’il existât sur cette planète, l’esprit sublime instruit de ces choses inconnues des savants. J’admire son humilité si bien cachée. Mais d’autre part, quelle affreuse nouvelle ! Il renonce à défendre l’idée d’un Dieu personnel ! Mon père, c’est pour nous faire peur que vous nous dites cela ? Ce n’est, si j’ose ainsi vous parler, qu’une blague ? Si vous ne soutenez plus Dieu, que va-t-il devenir ? N’aurez-vous donc aucune pitié de lui ?
Frémissons.
L’autre jour, Pauwels me demandait si je crois à la prochaine fin du monde. Lui n’y croit pas, c’est pourquoi il se dissipe. Mais depuis qu’il sait que la Personne divine n’est plus soutenue par aucun théologien sérieux, il a peur : et si le principe de Pauli s’effondrait avec son Inventeur ?2 C’est là qu’on voit les mécréants. « Toi qui es bien avec les curés, m’a-t-il dit d’une voix tremblante, tâche d’arranger ça. »
C’est facile à dire. Les quelques théologiens que je connais croient tous à la Personne divine ! Ils ne sont pas sérieux ! L’affaire se présente très mal pour les mécréants qui se dissipent.
Je connais des gens contrariants qui se demandent à quoi servent les théologiens sérieux. Ils voudraient les voir se recycler dans quelque métier utile, tel que coureur cycliste, ou chanteur de charme.
Mais pourquoi empêcher les gens d’enseigner ce qu’ils ignorent ? C’est la règle. Après tout, est enseigné qui veut. Je souhaiterais plutôt qu’en tête de tout livre se proposant d’expliquer l’insondable, on ait le droit d’être averti, par exemple en ces termes : « Dieu est seul à savoir s’il y a le moindre grain de vérité dans le tissu d’obscurités que je vais dire ; c’est pourquoi, avant de le coucher sur le papier, j’ai prié à genoux sept jours et sept nuits chaque semaine pendant sept ans pour que fût écarté de moi tout désir de parler en vain et de dire des sottises ; je ne cède à ce désir qu’avec crainte et doute ; mon lecteur est-il sûr de ne pas avoir plutôt envie de lire Tintin ? Que si toutefois il se pose de vraies questions, il peut se reporter aux vieux livres que je commente et où il est écrit en toutes lettres que seuls les enfants y comprennent quelque chose, et non point les savants. »3
Dire que l’on croit à la Personne divine ou aux trois Personnes divines, c’est énoncer un acte de foi. Il n’y a là rien à discuter. L’objet de la foi peut rester mystérieux. Mais dire que l’on ne saurait soutenir l’idée d’un Dieu personnel, c’est faire acte de critique intellectuelle, et il faut tout expliquer. Celui qui parle ainsi doit dire ce qu’est une personne. Le peut-il ?
S’il le pouvait, le paradoxe de Turing serait résolu et cesserait d’être un paradoxe. Le mathématicien anglais Turing a montré, voilà quelque quarante ans, qu’il n’existe aucune définition possible de la conscience permettant de dire qu’une machine « pense » ou non (b). Dans le raisonnement de Turing, la machine n’est évidemment qu’un prétexte. Il se passera encore au moins vingt ans avant qu’apparaissent des « machines de Turing » commençant à se comporter comme des interlocuteurs conscients. Le sens du paradoxe n’est pas là ; mais dans la démonstration que la conscience n’est connue que de la conscience et n’est pas objet de science4.
Cela étant, sur quoi se fonde un raisonneur ignare (je veux dire un théologien sérieux) pour décider de Dieu ce que le mathématicien est incapable de décider d’une machine, je me le demande, mais sans curiosité, préférant tout compte fait la conversation des coureurs cyclistes et des chanteurs de charme, qui eux peuvent m’apprendre sur leur métier des choses que j’ignore. Et des enfants, qui ont encore le cerveau branché sur la double hélice originelle.
Seul le mystique, dans la mesure de sa finitude, sait ce qu’est l’Infini personnel. Mais le mystique confesse son impuissance à dire ce qu’il sait. C’est justement parce qu’il le sait ! Sa connaissance tarit la présomption : celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas.
Le physicien Louis Néel, prix Nobel de physique, me disait qu’il se méfiait des découvertes assaisonnées de trop d’équations ou d’équations trop compliquées5. « La complication sert toujours à cacher que l’auteur n’a pas compris son affaire. Le signe infaillible de la vérité, c’est qu’elle est simple. » Simple ne veut pas dire raisonnable. Plus on avance dans la connaissance du monde, et plus ce qu’on découvre est déconcertant. « Nous pensons tous, disait Niels Bohr à Pauli, que votre principe est un machin complètement fou. La question est de savoir s’il l’est assez. À mon avis, non. Ce doit être encore plus cinglé (crazy) que cela. »6 Le principe de Pauli est pourtant très simple et très « crazy ».
Je sais sur quoi se fondent les raisonneurs ignares qui enseignent avec assurance des parterres ébahis de Monseigneurs et de pieux notables protestants sur ce que ceux-ci ont le droit de croire pour avoir l’air sérieux. Ils se fondent sur les pseudo-évidences des « sciences humaines », qui ne nous apprennent rien sur l’homme dans un langage farci de mathématiques inapplicables à la moindre expérience. Quand les sciences humaines auront découvert quelque chose, cela se saura7. En attendant cet improbable événement, laissons-les tournoyer comme des mouches et déposer ici et là leurs petites taches noires. Il faut apprendre à vivre avec les mouches, nos fidèles compagnes depuis la caverne. Mais on n’est pas obligé de confondre le bruit qu’elles font avec un langage articulé (c).
Aimé MICHEL
(a) Fayard éditeur, 1976.
(b) A. M. Turing : Can a machine think? (la publication originelle est désormais une pièce de collection ; mais le texte en est réédité dans l’anthologie des grands textes mathématiques : The World of Mathematics, de James R. Newman, édité par G. Allen and Unwin. Londres, 1956, vol. VI, page 2099.
(c) La juge habituel de mes articles8, qui veut bien les relire avant leur expédition à F.C.-E., s’est écriée ici : « Mon Dieu, quel mépris ! Est-ce bien de mépriser ainsi ? »
Mais j’ai bien cherché : il m’est demandé d’aimer mon prochain, non de l’admirer. Sauf erreur, je crois pouvoir mépriser à mon aise, non sans souhaiter tout le bien possible aux personnes dans ce monde et dans l’autre. Paix, les mouches ! On a le droit, je pense, de ne pas aimer qu’elles vous posent sur le nez ces petits points noirs qui portent un autre nom.
* Chronique n° 255 parue initialement dans F.C.-E. – N° 1552 – 10 septembre 1976
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 février 2013
- Ce livre de Frossard est l’objet de la seconde moitié de la chronique n° 253, mise en ligne la semaine dernière, Au cœur de l’inconnu – Ceux qui portent au mystique un mépris « scientifique » sont des ignorants.
Dans une lettre datée du 12.9.1976, André Frossard remercie Aimé Michel de la recension de son livre. Il ajoute avoir « toujours eu plaisir et profit » à lire ses chroniques et remarque : « il y a même chez vous un humour qu’on trouve rarement sous les plumes scientifiques ».
- Le principe d’exclusion de Pauli, découvert en 1925 par Wolfgang Pauli, stipule que les électrons ne peuvent pas se trouver au même endroit dans le même état quantique. Quelques années plus tard, en 1930, Dirac montre que ce principe n’est pas fondamental, qu’il peut se déduire des principes fondamentaux de la mécanique quantique, et qu’il ne s’applique pas seulement aux électrons mais également à d’autres particules (le proton, le neutron, plus tard le neutrino, les quarks) qui sont caractérisées par un spin demi-entier et que l’on regroupe sous le nom de fermions, par opposition aux bosons. Le « principe » d’exclusion interdit donc à tout fermion d’un système de se trouver dans le même état quantique (d’avoir les mêmes « nombres quantiques ») qu’un autre fermion du système.
La meilleure présentation que je connaisse de l’importance du principe d’exclusion est celle du grand physicien Alfred Kastler : « Les fermions, écrit-il dans son livre Cette étrange matière (Stock, 1976, p. 259), obéissent à un principe fondamental formulé par Pauli, le principe d’exclusion. D’après ce principe, un état quantique donné ne peut contenir qu’un seul fermion. Si les fermions n’obéissaient pas à ce principe – qui reste inexpliqué – il pourrait y avoir un nombre indéfini de fermions dans un état quantique donné. La matière s’effondrerait dans une fournaise d’énergie. Le principe d’exclusion assure l’édification de la structure des noyaux, puis de la structure des couches électroniques, base de l’identité et de la différenciation des éléments chimiques. Toute la structure de l’univers matériel repose sur ce principe. » Nous y reviendrons la semaine prochaine.
- Ces « vieux livres » sont les Evangiles de Matthieu (11, 25-26) et Luc (10, 21) :
Je te bénis, Père,
Seigneur du ciel et de la terre,
Parce que tu as caché cela aux sages et aux habiles
Et que tu l’as révélé aux tout petits.
- Il s’agit d’une idée fondamentale sur laquelle Aimé Michel n’a cessé de revenir. Le matérialisme se fonde sur l’idée « évidente » que la matière est première et l’esprit second mais il s’agit là d’une reconstruction problématique car la seule « chose » à laquelle nous ayons directement accès est la conscience elle-même. Tout le reste, y compris la « matière », n’ait perçu qu’au travers de notre conscience.
Dans une lettre à Pierre Schaeffer datée du 22 juillet 1972 il exprime cette idée d’une manière radicale et apparemment paradoxale : « Je tiens fermement à ceci (…) : en dehors de l’expérience scientifique et de l’expérience religieuse, il n’y a que le roman policier, tout le reste est du flan, de la m…, de l’imposture. »
« La conscience n’est pas objet de science » affirme-t-il ici. En effet, en toute rigueur, la méthode scientifique est incapable de démontrer positivement la présence d’une conscience, d’une intériorité, chez un être vivant, homme ou animal, et a fortiori chez un hypothétique ordinateur à la Turing encore à venir. Toutefois, la formule est un peu trop tranchée car, en accordant à tout homme cette conscience que nous éprouvons, la science peut se livrer à des expériences associant psychologie et neurobiologie qui permettent d’en établir les conditions et les caractéristiques. Au demeurant, quelques années plus tard, Aimé Michel écrit : « Je pense que la science est en train de découvrir [un] nouveau paradigme en introduisant le phénomène de la conscience dans ses théories. Je pense aussi que le phénomène de la conscience jouera un rôle de plus en plus grand dans la nouvelle physique, peut-être au point de devenir le seul objet de la science. » (Article « Aimé Michel » in R.D. Story ed., The encyclopedia of UFOs, Doubleday, New York, 1980, p. 232). Nous aurons l’occasion d’y revenir…
- Sur Louis Néel et son entretien avec Aimé Michel, voir la chronique n° 199, L’homme n’existerait pas – Les pires fausses sciences ne sont pas celles que l’on croit, mise en ligne le 12.03.2012. La méfiance de Néel à l’égard « de trop d’équations ou d’équations trop compliquées » est une forme de sagesse classique en science. Ainsi Lavoisier, l’un des pères fondateurs de la science expérimentale, encourage à « supprimer ou au moins simplifier autant que possible le raisonnement, qui est de nous, et qui seul peut nous égarer ; à le mettre continuellement à l’épreuve de l’expérience ; à ne conserver que les faits, qui sont des données de la nature et qui ne peuvent nous tromper ; à ne chercher la vérité que dans l’enchaînement naturel des expériences et des observations… » (Traité élémentaire de chimie, 1789, discours préliminaire ; cité par Jean Fourastié, Les conditions de l’esprit scientifique, Gallimard, Paris, 1966, pp. 120-121).
- Cette répartie célèbre de Bohr pose plusieurs questions : a-t-elle été prononcée ? si oui, dans quelles circonstances ? enfin, visait-elle le principe d’exclusion de Pauli ?
Un texte de W. O. Baker publié dans les actes d’un congrès (Symposium on Basic Research, sous la direction de Dael Lee Wolfle, American Association for the Advancement of Science, Washington D.C., 1959, p. 66) permet de répondre à la première question : « (…) le professeur Dyson cite un commentaire fait récemment par le professeur Bohr après un séminaire donné par le défunt Wolfgang Pauli : “Nous sommes tous d’accord que votre théorie est folle. La question qui nous divise est de savoir si elle est assez folle pour avoir une chance d’être correcte. Mon sentiment est qu’elle n’est pas assez folle”. » C’est la plus ancienne référence que j’ai trouvée relative à cette déclaration dont elle confirme la formulation (ce qui est déjà beaucoup) et précise la date (vers 1959) mais non l’objet.
Dans un livre plus récent (Great Physicists: The life and times of leading physicists from Galileo to Hawking, Oxford University Press, 2004), William H. Cropper donne davantage de détails qu’il emprunte au physicien théoricien Jeremy Bernstein. Selon ce dernier, l’histoire s’est passée lors de la visite de Wolfgang Pauli aux Etats-Unis en 1958, peu avant sa mort qui advint la même année. Pauli était venu avec une nouvelle théorie générale de la physique des particules proposée par son ami Werner Heisenberg. Il présenta cette théorie devant un auditoire de l’Université Columbia dans lequel se trouvait Bohr. « Après que Pauli eut fini [écrit Bernstein], Bohr fut prié de faire un commentaire. Pauli remarqua qu’à première vue la théorie pouvait sembler “quelque peu folle”. Bohr répondit que le problème était qu’“elle n’était pas assez folle”… [Alors] Pauli et Bohr commencèrent à tourner autour de la grande table devant la salle de conférence. Quand Pauli apparaissait devant la table il disait à l’auditoire que la théorie était suffisamment folle. Quand c’était au tour de Bohr il disait qu’elle ne l’était pas. C’était la rencontre étrange de deux géants de la physique moderne. Je me demande encore ce qu’un visiteur non-physicien en aurait pensé. »
On pourrait croire à lire cet épisode cocasse que Pauli et Bohr ne se connaissaient pas et ne s’appréciaient guère. Rien ne serait plus inexact. Wolfgang Pauli, né à Vienne en 1900, enfant surdoué, brillant élève de Sommerfeld, après avoir publié en 1921 un article sur la relativité qui fit l’admiration d’Einstein lui-même, passa un an à Copenhague sur l’invitation de Niels Bohr qui était de quinze ans son aîné. Ce fut le début d’une profonde amitié entre les deux hommes et ils échangèrent par la suite une abondante correspondance.
Cropper commente que Bohr devait penser autant à ses propres théories passées qu’à celle exposée par Pauli. En effet la théorie de l’atome de Bohr (1913) fut qualifiée de folle par plus d’un de ses collègues, mais en fait la théorie s’avéra n’être pas assez folle. Ce qu’il proposa était seulement la moitié de la théorie atomique complète – une théorie qui n’était qu’à moitié folle.
Plus récemment Roger Penrose a repris la formule de Bohr à propos du temps rétrograde, voir la note Erreur : source de la référence non trouvée82 de la chronique n° 328, L’invraisemblable vérité dans le recueil La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com).
En tout cas, l’usage de cette formule par des physiciens éminents traduit une idée qui s’est installée au cœur de cette discipline, que le vrai n’est pas nécessairement vraisemblable, qu’il peut violer les attentes de notre logique, voire que de deux idées, la plus invraisemblable, celle d’apparence la plus folle, a le plus de chances d’être vraie. Elle exprime, sous une forme extrême, surprenante et paradoxale, le fait, si bien souligné par Jean Fourastié, que la pensée de l’homme n’est pas en accord spontané avec le réel.
- Aimé Michel s’est régulièrement moqué des théologiens et ecclésiastiques « sérieux » mais ignares, voir par exemple Zadig, La rose et les imans de Babylone (chronique n° 6, mise en ligne le 20.07.2009) et Mythes et mythologues (n° 93, 16.01.2012). Mais quand il écrit « Quand les sciences humaines auront découvert quelque chose, cela se saura », il pousse évidemment un peu loin le bouchon. En d’autres endroits, par exemple la chronique n° 114, L’homme chiffré – Les sciences humaines aussi permettent de prévoir : l’exemple du QI (23.04.2012), il se montre un peu plus indulgent à leur égard.
- Son épouse.