Feu Jacques Bergier, né à Odessa d’une famille juive de lointaine souche française, d’où son nom1, disait qu’il n’existe qu’un communisme « en état de marche », le stalinisme, mais qu’il existe deux stalinismes : le « paternel » et le « sévère ». Quand le stalinisme paternel vous a assez vu, il vous met une balle dans la nuque, paternellement. Quand les circonstances l’exigent, le stalinisme sévère n’hésite pas à faire exactement la même chose, « mais avec la plus extrême sévérité »2.
Bergier illustrait le fonctionnement de la société communiste par l’apologue du Chauffeur et du Commissaire3. Je suis ton chauffeur, tu me fournis les bons d’essence, et je ne veux pas savoir comment tu t’y prends pour en avoir trois fois ta ration, quoique je n’en ignore rien ; j’en revends une partie au marché noir pour acheter une paire de chaussures au marché noir (car là je peux discuter, refuser, par exemple qu’on me donne deux pieds droits), et tu n’as pas intérêt à entrer dans ces détails.
La société soviétique, de haut en bas et de large en travers, disait Bergier, fonctionne de cette façon. C’est donc une société indestructible puisque, tout ce qui s’y passe étant illégal, aucune loi, décision, décret, arrêté ou oukase n’y peut rien changer4. Si mon vieil ami n’était pas mort, je crois qu’il accepterait de définir la société soviétique comme le parangon des « sociétés libérales avancées ». Comment en effet imaginer une forme chimiquement plus pure de la loi de l’offre et de la demande ?
M. Balladur peut essayer de changer les lois de la bourse5, mais alors gare aux prochaines élections et à la surveillance sourcilleuse des hebdomadaires satiriques paraissant le mercredi6. La loi d’airain du libre échange est bien mieux garantie en URSS, car, que peut toute la Nomenklatoura soviétique contre une Bourse de l’ombre qui d’ailleurs assure sa survie ? Rien.
M. Gorbatchev, hélas, semble vraiment déterminé à faire ce qu’il annonce, c’est-à-dire « réformer la société soviétique ». Je dis « hélas » parce que j’ai de la sympathie pour lui. Des votes à bulletin secret ! et à plusieurs candidats ! c’est épouvantable, et le porte-parole du PC de Prague voit déjà le danger : « Tous ces changements, a-t-il tenu à rappeler, se font sur initiative venue d’en haut et sous la direction vigilante du PC. »
Supposez que le bon peuple tchèque commence à se rappeler son propre Printemps de Prague, à rêver lui aussi de quelques petites élections libres ! Les autres PC des « pays frères » se posent la même question : le camarade Gorbatchev serait-il fou ?
Je me pose cette question avec un respect naissant. M. Gorbatchev connaît mieux que personne la loi d’airain du Taxi et du Commissaire. Il n’ignore pas qu’il est dans la position du Grec de la Fable qui voulait apprendre à son âne à ne pas manger, et qui y était arrivé. Mais comme on sait, ô sort cruel, l’âne réformé n’avait trouvé rien de mieux que de défunter aussitôt.
L’âne soviétique (je veux dire la société soviétique) quand les petits jeux démocratiques inventés par M. Gorbatchev commenceront à le lasser, il s’en débarrassera d’une ruade7. M. Gorbatchev n’en ignore rien, et voilà pourquoi je commence à l’admirer. Qui sait ? Il est peut-être l’un de ces personnages héroïques comme il y en a dans l’histoire russe. Peut-être a-t-il choisi de jouer sa vie dans le terrible rodéo où son âne l’attend. Je ne parie pas un kopek sur lui : je prie pour lui, c’est plus réaliste et moins parié. Priez, mes amis.
Que M. Gorbatchev soit peut-être un nouveau Guillaume qui n’a pas besoin d’espérer pour entreprendre est une hypothèse à laquelle l’attitude de Sakharov donne une consistance certaine. Sakharov appartient à la terrible race des martyrs. Plutôt que de prêter la main à une imposture, ce fanatique se fera hacher menu. En se montrant en toute occasion aux côtés de M. Gorbatchev, et sans donner aucun gage à ce qu’il réprouve, il prépare l’heure du rodéo8.
On les expédiera peut-être d’une ruade, lui et son Gorbatchev. Mais quel vacarme alors, mes enfants ! Le monde entier assistera au spectacle. Ce sera si énorme et si clair que même les soviétologues du Monde comprendront peut-être ce qui se passe (enfin on peut toujours rêver), (n’oublions jamais la maxime de Guillaume).
Si, du fond de mon Occident douillet, j’osais donner un conseil aux « pays frères » qui piaffent, je leur dirais : Encore un peu de patience ! N’affolez pas l’âne rétif ! Bien sûr l’espoir est mince qu’il soit finalement dompté, c’est-à-dire libéré. On ne voit pas comment. Ce serait la plus glorieuse inconséquence de l’Histoire universelle. Mais Dieu est grand. Prier ne coûte rien.
Aimé MICHEL
Chronique n° 435 parue dans France Catholique − N° 2098 − 20 mars 1987 dans la rubrique « Feuillets au vent ».
[||]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 27 février 2017
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 27 février 2017
- Jacques Bergier né à Odessa le 8 août 1912 est mort à Paris le 22 novembre 1978. Le célèbre co-auteur du Matin des Magiciens, a marqué Aimé Michel, moins par ses livres, souvent bâclés, que par son incomparable conversation, voir la chronique n° 318, Adieu à Jacques Bergier – Trente-sixième anniversaire de la disparition d’un homme hors du commun, 24.11.2014.
- Cette définition de Bergier est également reprise dans la chronique n° 463, L’histoire au jour le jour, qui sera mise en ligne ultérieurement.
- Cet apologue qui donne son titre à la chronique « Le taxi et le commissaire » est un clin d’œil au fameux essai d’Arthur Koestler, Le yogi et le commissaire. Publié en 1945 c’est une anthologie d’articles écrits pendant la guerre. Déjà connu pour ses livres précédents, Un testament espagnol (1937), Le zéro et l’infini (Darkness at Noon, 1941) et L’écume de la terre (1941), Koestler y présente les deux voies proposées pour résoudre les problèmes de l’humanité. La première est celle du yogi qui vise la transformation intérieure par l’effort spirituel sans recours à la violence. La seconde est celle du commissaire politique qui entend transformer le monde de l’extérieur, par la révolution et la violence s’il le faut car la fin excuse les moyens. Koestler rejette fermement les deux voies car l’expérience montre qu’elles sont également impraticables : elles conduisent l’une à accepter tout passivement et l’autre à perpétrer des massacres de masse. Koestler est ainsi l’un des premiers à dénoncer le stalinisme et son utopie meurtrière. La Gauche française lui en tiendra rigueur : il sera en butte aux attaques des communistes et les socialistes le jugeront infréquentables. Sur Koestler et son amitié avec A. Michel, voir la chronique n° 372, Prière pour Arthur Koestler – Prends, ô Père, sa main tendue qui n’a pas su te trouver (02.03.2015).
- Aimé Michel précisera ce sévère jugement dans deux autres chroniques, les n° 436, Le Verbe et le Plan, et n° 439, Vertus d’une société délinquante ; nous y reviendrons à cette occasion. Toutefois, de nombreuses chroniques antérieures pointent dans la même direction, voir par exemple la n° 220, La crise économique à l’Est (II) – Avantages et inconvénients de la vie dans les Pays de l’Est (13.08.2012).
- Au moment où cette chronique est écrite, en mars 1987, François Mitterrand est président de la République mais, depuis un an, il doit cohabiter avec un gouvernement de droite. Jacques Chirac, Premier ministre, s’appuie sur Édouard Balladur pour réformer l’économie. Cet homme, fils de banquier, proche de Georges Pompidou, s’est éloigné de la politique à la mort de ce dernier en 1974. Ambassadeur de France au Vatican et PDG de sociétés privées de 1977 à 1986, il n’est revenu en politique que depuis 1984. Il est donc pratiquement inconnu des Français quand Jacques Chirac le nomme, à 63 ans, ministre de l’Économie, des Finances et de la Privatisation et lui fait l’honneur d’être le seul Ministre d’État de son gouvernement. Deux semaines après son arrivée au gouvernement, Balladur procède à une dévaluation du franc (elle suit de nombreuses autres mais ce sera la dernière) puis s’attache à un des axes prioritaires de son action : la privatisation de plusieurs grandes entreprises nationalisées en 1945 puis en 1982 (la Compagnie financière de Suez, Paribas, la Société générale, TF1), ce qui rapporte 70 milliards de francs. Il diminue les dépenses de l’État et le nombre de fonctionnaires, libère les prix, veille à l’indemnisation des victimes des attentats de l’automne 1986 à Paris, ratifie l’Acte unique qui prépare l’union économique et monétaire de l’Europe des douze. Le chômage baisse, ainsi que le déficit (de 44 milliards) et les impôts (de 70 milliards). C’était il y a trente ans et pourtant, comme on le voit, ses préoccupations n’étaient pas si éloignées de celles de ses homologues d’aujourd’hui. Malgré ses succès, les législatives de mai 1988 mettent un terme à son action gouvernementale : Jacques Chirac est battu au second tour de l’élection présidentielle de mai 1988 et Pierre Bérégovoy lui succède au ministère de l’économie… Par la suite, Édouard Balladur sera nommé Premier ministre par François Mitterrand en 1993 dans un contexte de crise économique. Favori des sondages, il se portera candidat à l’élection présidentielle de mai 1995 contre Chirac « son ami de trente ans » mais, contre toute attente, il sera battu par ce dernier. Les « élections surprises » ne sont donc pas non plus une particularité récente…
- L’emploi du pluriel à propos « des hebdomadaires satiriques paraissant le mercredi » est de prime abord surprenante tant est grande la prééminence du Canard enchaîné en la matière. Fondé en 1915, en pleine guerre, c’est l’un des journaux les plus anciens encore en activité et le plus ancien de la presse satirique. Libre de toute publicité, le journal ne vit que de ses ventes. Celles-ci, de l’ordre de 400 000 exemplaires, tendent à baisser comme pour l’ensemble de la presse. Malgré tout, il est l’un des rares hebdomadaires à dégager un bénéfice après impôt. La santé financière du Canard est toujours excellente et ses salariés sont, dit-on, parmi les mieux payés de la presse. Il est fréquemment attaqué en justice pour ses révélations économiques et politiques mais ses dossiers sont bien argumentés et rédigés, si bien qu’il perd rarement les procès qui lui sont intentés. Plutôt anticlérical et de gauche, il n’en est pas moins craint par les partis politiques tant de droite que de gauche. Aimé Michel appréciait, semble-t-il, ce journal. Il avait d’ailleurs des amis au sein de sa rédaction dont certains, sauf erreur, avaient des hobbies bien inattendus pour des collaborateurs de ce journal (comme d’expérimenter avec des sujets en trance médiumnique). Je me souviens que dans les années 70 ou 80, ayant eu l’occasion de commander des livres pour lui dans la librairie étrangère des Presses Universitaires de France, le libraire en blouse grise (comme les temps ont changé) m’avait dit : « Ah, Aimé Michel ! Lisez-vous le Canard ? Non ? Vous devriez ». Je crus comprendre qu’un article fort élogieux à son propos avait été publié dans les colonnes de l’hebdomadaire. Je n’ai jamais creusé l’affaire même si je serais curieux d’en savoir plus…
- C’est bien ce qui s’est passé : en août 1991, alors qu’il est en vacance dans sa résidence de Crimée, Gorbatchev y est enfermé. C’est le début d’un putsch fomenté par Guennadi Ianaïev. Le putsch finalement échoue mais c’est Boris Eltsine qui en bénéficie et qui prend le pouvoir. Le 24 août, Gorbatchev doit démissionner d’abord de son poste de secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique puis de Président de l’URSS le 25 décembre 1991. Voir la chronique n° 433, Le grand cadavre somnambule – Faut-il aider M. Gorbatchev ? (28.11.2016)
- Sur le physicien et prix Nobel de la paix Andrei Sakharov (1921-1989), un des pères de la bombe H soviétique ensuite exilé, voir la note 2 de la chronique n° 433 citée ci-dessus.