LE SEPTIÈME JOUR - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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LE SEPTIÈME JOUR

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Les biologistes, surtout anglais, sont en train de découvrir par un autre biais le problème sur lequel certains physiciens méditent depuis une quinzaine d’années : celui de la conscience1. Problème philosophique s’il en fut : qu’est-ce que « je » ? Qu’est-ce que « moi » ? Rappelons-nous Descartes et son Cogito : « Je pense, donc je suis », et la réponse de Gassendi : « Vous savez que vous pensez, c’est vrai ; mais vous ignorez quelle sorte de substance vous êtes, vous qui pensez ». Quelle somme de réflexion, depuis trois siècles et demi, sur ce Cogito, sur cette conscience d’être ! Rappellerai-je encore Nietzsche, qui en une page dévastatrice nous laisse complètement déconcertés, ne sachant plus ce que veulent dire les mots « je », « être », « donc », ni « penser » ? Ou enfin la position de la nouvelle gnose scientifique qui se borne à constater que « ça pense »2 ? Ou enfin le mot fulgurant de Rimbaud : « Je est un autre » ? Pour les physiciens, la conscience (jusque-là mot strictement banni, et même « anti-scientifique »3) est apparue quand il a fallu concevoir que toute mesure implique l’activité de celui qui mesure. Dans sa dernière simplicité, ce fait est parfaitement illustré par la particule appelée photon, le « grain de lumière ». Les vulgarisations de ce « grain de lumière » sont trompeuses : on imagine de petites balles lancées en ligne droite dans l’espace à 300 000 kilomètres par seconde. Ce n’est pas cela du tout ! En réalité, tant qu’on n’a pas enregistré le photon, il n’existe pas, c’est une onde ; et dès qu’on l’a enregistré, il n’existe plus, c’est autre chose (par exemple une modification électronique). Alors qu’est-ce que le photon ? Il faut, pour essayer de répondre, analyser l’expérience par laquelle on fait passer un état d’onde à un autre état d’onde. Le lecteur trouve cela difficile : eh bien, c’est qu’il a compris ! Car le problème est en effet si difficile qu’il n’existe peut-être pas deux physiciens pour le comprendre de la même façon (je répète ici ce que me disait récemment l’un d’eux)4. Ce qui reste sûr pour tous, c’est l’expérience, c’est-à-dire l’intervention de l’expérimentateur, d’un être qui regarde, qui constate, qui fait des projets, qui imagine des modèles, bref, d’un je, d’un moi : le sujet du verbe cogito. Je n’essaie pas de clarifier ce qui n’est pas encore clarifiable, à supposer que ce le soit : laissons les physiciens se pencher sur ces profondeurs, et enregistrons simplement que la physique la plus moderne est entrée dans la méditation de ce je que se renvoyaient Descartes et Gassendi. Enregistrons aussi ce formidable progrès : en trois siècles et demi, le problème, de métaphysique qu’il était, est devenu physique, il commence à se poser expérimentalement, par le truchement d’appareils qui répondent par oui et non, réduisant à néant toute spéculation erronée. Avec les biologistes, la même énigme se présente de façon plus facile. Elle se laisse exprimer en mots, ce que vient par exemple de faire avec une admirable clarté R. L. Gregory, qui dirige un laboratoire du cerveau à l’Université de Bristol (a)5. Voici en substance le dilemme que pose Gregory : – D’une part, si la conscience d’être, le je, n’agit pas comme une cause ; si, comme le disaient les matérialistes du siècle dernier, elle n’est qu’un épiphénomène, alors, pourquoi l’évolution biologique l’a-t-elle créée et développée ? Car si elle n’agit pas, elle est inutile, et le monde ne devrait être peuplé que de machines inconscientes. « Mais si au contraire la conscience est utile, c’est qu’elle agit comme une cause, et toute explication purement matérialiste de l’être conscient est incomplète et fausse. »6 Ce qui est assez plaisant, piquant même, c’est la remarque qui suit ce dilemme dans le texte de Gregory : Si nous devions accepter que la conscience agit vraiment comme cause, dit-il, nous serions obligés de renverser le sens des explications physiques qui sont le fondement de la science. Je dis que cette remarque est plaisante, car ces explications « physiques » auxquelles Gregory renvoie la biologie sont précisément celles auxquelles la physique, pour sa part, est en train de renoncer pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la biologie. On pourrait donc résumer la situation par le dialogue suivant : Le biologiste : Quel dommage qu’on ne puisse pas expliquer l’être vivant par cette pure causalité sur laquelle la physique se fonde ! Le physicien : Quel dommage que la physique doive rejeter cette pure causalité qui marche si bien dans les autres sciences ! Autrement dit, les savants en sont présentement à déplorer, chacun dans sa spécialité, l’insuffisance des explications causales qu’ils croient requises par les autres spécialités. Il va sans dire que je plaisante, et qu’en réalité les savants ont bien conscience que la pure causalité ne marche plus ni dans leur spécialité ni dans celle de leurs collègues7. C’est le cas de Gregory, dont le texte si magnifiquement clair n’a pour but que de montrer ce qui vient d’être dit. C’est le cas de très nombreux autres, qui, avec une infinie prudence, sont en train de ressusciter sous une forme bien plus subtile les causes finales de la philosophie aristotélicienne, que l’on croyait renvoyées aux calendes (grecques, c’est le cas de le dire) depuis les premiers pas de la science expérimentale, depuis Galilée, depuis Descartes, « destructeur d’Aristote ». Quiconque s’engage un peu dans les arcanes de cette nouvelle intelligence des choses ne peut s’empêcher d’en envisager les implications lointaines, métaphysiques si l’on veut. Pendant trois siècles et demi, la science a étudié un monde aveugle, entièrement déterminé par son passé et évoluant au hasard8. Il faut renoncer à cette vision. Le monde n’est pas aveugle. Comme le disait P.-P. Grassé au micro de France-Culture l’autre mardi, « l’évolution réalise un projet »9. L’univers est en perpétuelle évolution, mais cette évolution sait où elle va. Elle le sait mieux que nous, qu’elle a faits. Nous autres hommes ne voyons que le passé. Quelque chose, ou mieux Quelqu’un, voit aussi le futur où tous les êtres vont, inéluctablement, vers le plus-être. Nous ne voyons rien au-delà de la mort. Mais la mort existe depuis que les choses sont, et cette mort attestée par les fossiles n’a jamais cessé d’enfanter un surcroît d’être. Il faut être perdu d’orgueil pour s’imaginer que le Logos organisateur n’a fait tout ce travail que pour s’arrêter, impuissant, là où s’arrête notre faible vue. Il faut être fou pour se croire capable de voir le terme de ce septième jour où s’achève l’universel repos. Aimé MICHEL (a) Dans un livre collectif que tout « honnête homme » de ce temps devrait connaître par cœur : The Encyclopaedia of Ignorance, Pergamon Press, 24, rue des Écoles, Paris 5e10. Chronique n° 311 parue dans F.C.-E. – N° 1645 – 23 juin 1978 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 15 février 2016

 

  1. Ces physiciens qui méditaient sur la conscience n’étaient alors qu’un petit cercle, bien que plusieurs des fondateurs de la physique quantique fussent profondément intéressés par cette question de la conscience. Il en a été question dans la chronique n° 286, Qu’est-ce qui n’est pas dans le temps ni l’espace et qui est infini ? – Le désaveu de la physique qui ne serait que physique, 17.03.2014.
  2. L’allusion à la « nouvelle gnose scientifique » est précisée plus bas dans le chronique. J’en dis également deux mots en fin de la note 5. Nous aurons l’occasion de reparler de Raymond Ruyer et de sa « gnose » dans quelques semaines à propos de la chronique n° 289, Le futur selon la gnose scientifique.
  3. La conscience a été effectivement tenue pendant la plus grande partie du XXe siècle pour une notion « anti-scientifique » par les chercheurs en psychologie expérimentale chargés en principe de son étude. Le problème que rencontraient (et rencontrent d’ailleurs toujours) ces psychologues est l’impossibilité de mesurer directement les expériences conscientes que sont la couleur rouge, la douleur ou la compréhension d’une plaisanterie. Ils jugèrent donc plus scientifiques de s’en tenir à ce que la science peut mesurer, à savoir des stimuli et des réponses. Ces stimuli et ces réponses sont, en effet, des évènements physiques, tels qu’un éclair de lumière ou le mouvement d’un bras, qu’on peut aisément mesurer et décrire à l’aide de techniques et de concepts scientifiques bien établis. Ces psychologues se qualifièrent donc de « behavioristes » pour signifier qu’ils entendaient s’en tenir au comportement (behavior en anglais américain ou behaviour en anglais britannique) des animaux et des hommes et non à ce que ces derniers disent ressentir. Ils espéraient construire ainsi une psychologie véritablement scientifique, enfin délivrée de ce « fantôme dans la machine » qu’est la conscience. La psychologie behavioriste promettait de devenir une science dure à l’égal de la physique en exorcisant tout ce qui pouvait se passer entre le stimulus et la réponse. Dans les années 70 l’école behavioriste brillait encore de tous ses feux avec une personnalité aussi marquante que l’Américain B. F. Skinner (voir la chronique n° 151, Les poux, les enfants et le lion – Skinner, Walden II et Twin Oaks : une société régie par les lois de la science, 29.04.2013). Une conséquence implicite de cette façon de voir est que la perception, visuelle par exemple, est un processus purement passif semblable à un appareil photo, ce qui permet d’ignorer ce qui se passe entre l’œil qui reçoit le stimulus et les muscles qui expriment la réponse. Les choses ont commencé à changer dans les années 50 quand un neuropsychologue britannique, Richard Gregory (1923-2010), dont il est question un peu plus bas dans cette chronique, a défendu l’idée que toute perception est active, si bien que nos perceptions ne sont pas aussi directement reliées au monde des objets externes que le sens commun nous le fait croire. Selon lui, « les perceptions sont construites par des processus cérébraux complexes, à partir des données fugaces et fragmentaires envoyées par les organes des sens et tirées des banques de mémoire du cerveau – qui sont elles-mêmes des constructions faites à partir de bribes issues du passé. » (Concept and mechanisms of perception, Duckworth, Londres, 1974, p. xviii.) Il exprime cette vue de manière frappante en disant que les perceptions sont des « fictions », ce qui ne veut pas dire qu’elles sont fausses, non plus que les personnages d’un roman ne sont « faux » (sinon les romans seraient illisibles). Gregory et ses collaborateurs ont conçu et réalisé de nombreuses expériences à l’appui de cette thèse. Elles montrent notamment que le cerveau anticipe le mouvement d’un point lumineux en mouvement sur un écran que le sujet doit suivre. Elles montrent aussi que le cerveau ajoute des éléments à une scène comme dans l’exemple des contours illusoires (voir http://www.gosteli.ch/illusions-optique/explsupcontsub.php). Elles conduisent Gregory à conclure que voir consiste à former puis vérifier des hypothèses à propos du stimulus. Bien évidemment ce dialogue opéré par le cerveau est inconscient mais il n’en existe pas moins et, bien que beaucoup plus rapide, présente des analogies avec les tests d’hypothèse sur lesquels repose méthode scientifique. Gregory note cependant que le behaviorisme a été utile en focalisant l’attention des expérimentateurs sur des problèmes qui peuvent être aisément abordés au laboratoire. Gregory a écrit de nombreux livres dont plusieurs lui ont acquis une grande notoriété comme L’œil et le cerveau (Hachette, 1967, réédité par De Boeck Université, 2000, traduction de Eye and Brain, 5e édition, Princeton University Press, 1997) et The Intelligent Eye (Weidenfeld and Nicholson, 1970). Il a également assuré la direction scientifique de The Oxford Companion to The Mind (Oxford University Press, 1987, trad. française par J. Doubovetzky, Le cerveau un inconnu, coll. Bouquins, Laffont, 1993).
  4. Aimé Michel a beaucoup insisté sur la difficulté qu’il y a à comprendre ce qu’est un photon ou un électron car cela heurte notre logique habituelle. Sur ce point, voir par exemple la chronique n° 385, L’étoffe du monde nous échappe – N’y a-t-il d’être qu’esprit ? (14.12.2015), où il propose que seul l’esprit (la conscience) « est » véritablement.
  5. L’article de Richard L. Gregory, alors professeur de Neuropsychologie et directeur du laboratoire Cerveau et Perception à l’université de Bristol, est intitulé tout simplement « Conscience ». Il résume en 7 questions et à peine plus de 7 pages les principaux problèmes posés par ce vaste sujet. 1/ Savons-nous si les autres personnes sont conscientes ? « Bien que nous ne puissions pas faire l’expérience de la conscience des autres personnes, il est irrationnel de douter qu’elles sont conscientes. » 2/ Nous connaissons-nous nous-mêmes ? Y a-t-il un « Je » au-delà des sensations ? « Peut-être nous connaissons-nous comme nous connaissons les autres – à partir de réactions ou de comportements en diverses situations. » 3/ Comment la conscience est-elle liée au cerveau ? Ce lien est prouvé par les effets d’actions sur le cerveau (dommages, stimulations, drogues). Toutefois il y a un fossé conceptuel entre le cerveau en tant qu’objet physique et la conscience mentale. 4/ La conscience sert-elle à quelque chose ? Cette question fait apparaître un paradoxe qu’Aimé Michel souligne à juste raison : si la conscience n’est pas un agent causal elle est inutile et ne devrait pas être apparue durant l’évolution ; si elle est un agent causal, alors la description physiologique en termes d’activité des neurones est incomplète. On pourrait dire que le monde simulé « en interne » sur la base des perceptions sensorielles est la conscience, mais ces processus cérébraux de haut niveau requièrent l’activité cérébrale : alors, pourquoi la conscience est-elle impliquée ? 5/ Une machine peut-elle être consciente ? Nous n’avons aucun critère empirique pour savoir si une machine est consciente ou pour concevoir une machine consciente. Même si nous réussissions à créer une machine consciente nous serions incapables de le prouver. (C’est un point déjà largement discuté par Aimé Michel, voir par exemple la chronique n° 278, Vers la médecine automatisée – Capacités et limites des futures machines intelligentes, 7.12.2015. 6/ Les « lois de l’esprit » sont-elles des lois physiques ? La psychologie cherche des « lois de l’esprit » pour expliquer le comportement. Elle fait usage de termes tels que « motivation », « peur », « faim » et « honte » qui n’ont pas de corrélats physiologiques simples. Quand on en vient à la beauté des fleurs, aux opinions politique et philosophiques, on préfère penser en termes d’expérience, de preuves et d’arguments plutôt qu’en termes physiologiques. 7/ Quelles relations y a-t-il entre l’esprit et le cerveau ? Plusieurs hypothèses ont été proposées. L’une d’elle est celle de l’identité : chaque état conscient correspondrait à un état cérébral mais on décrirait différemment ces deux états. Gregory soulève un argument contre cette hypothèse : on admet que les objets physiques ne peuvent pas être logiquement impossibles ou paradoxaux, or les perceptions peuvent l’être comme le montrent certains dessins « impossibles » d’Escher (par exemple http://www.snut.fr/wp-content/uploads/2015/06/dessin-de-escher-8.gif). Comment, alors, un tel état de conscience perceptif pourrait-il être identique à un état physique du cerveau ? D’où l’idée que la conscience est représentée par des états cérébraux de la même façon qu’une signification ( par ex. le nombre dix) est représentée par un symbole (10). Mais la notion de « sens » est elle-même bien mystérieuse.
  6. Ces idées sont développées par le philosophe David Chalmers dans The conscious mind. In search of a fundamental theory (Oxford University Press, 1996 ; trad. fr. par Stéphane Dunant, L’esprit conscient, A la recherche d’une théorie fondamentale, Ithaque, 2010). Cet ouvrage dense et ne négligeant aucun élément du débat, a été bien accueilli dans les milieux intéressés par l’étude de la conscience, à la différence de celui de Popper et Eccles, The Self and its brain (Springer, 1977 ; voir la chronique n° 86, Dans l’abîme du temps – Des êtres mortels ont su inscrire un message qui survivra à leur planète, à leur soleil, à leur ciel, 12.09.2011). Chalmers montre que la conscience est irréductible à quoi que ce soit de plus fondamental. Dès lors, ce que la théorie doit s’efforcer d’expliquer, ce sont les relations de la conscience avec ce qu’on sait par ailleurs du monde physique. « Une telle théorie sera similaire aux théories que la physique donne de la matière, du mouvement ou de l’espace et du temps. Les théories physiques ne dérivent pas l’existence de ces propriétés de quoi que ce soit de plus fondamental, mais elles en rendent quand même compte de façon substantielle et détaillée ainsi que de la manière dont elles sont liées entre elles. » (p. 213). Il jette les bases d’une telle théorie en proposant l’idée que l’information présente dans un système physique (le cerveau par exemple) est accompagnée d’un aspect phénoménal, éprouvé (p. 286), ou au moins protophénoménal (p. 298), ce qu’il résume par le slogan « Experience is experience from the inside; physics is information from the outside » (p. 305). C’est également la thèse d’Olivier Costa de Beauregard pour qui « l’information (…) passe la frontière de la matière (…) et se montre sous un autre aspect : connaissance et pouvoir d’action ; elle “siège” d’un côté dans la matière et de l’autre dans cet au-delà des phénomènes qu’est le psychisme. » (Le Second Principe de la Science du Temps. Entropie, information, irréversibilité, Seuil, Paris, 1963, p. 138) et celle du philosophe Raymond Ruyer : « Chaque être sent son intérieur, son “endroit” (qui est son “envers” pour les autres êtres). Mais il ne peut observer que l’extérieur, la peau, l’envers des autres. Et il observe son envers aussi (…) s’il se regarde dans un miroir. (…) Le matérialisme consiste à croire que “tout est objet”, “tout est extérieur”, “tout est chose”. Il prend pour argent comptant le caractère “surfaciel” de la perception visuelle et de la connaissance scientifique. » (La Gnose de Princeton, Fayard, 1974, pp. 34-35). Commentant ce dernier ouvrage Aimé Michel écrit « Toute réalité a donc un dehors (la matière) et un dedans (la conscience). Ne voir que le dehors, c’est s’aveugler. Découvrir le dedans à partir du dehors (qu’étudie la science) c’est “remettre la science à l’endroit”. Et quiconque se refuse à cet effort est condamné à rejeter la moitié de ce que nous apprend la science » (chronique n° 207, La gnose de Princeton – Vers un spiritualisme scientifique, 07.07.2014).
  7. Aimé Michel se demande si les scientifiques ont « bien conscience que la pure causalité ne marche plus ni dans leur spécialité ni dans celle de leurs collègues » ? Je laisse de côté la question de la causalité, pour considérer uniquement celle du dialogue entre scientifiques de spécialités différentes. Il me semble qu’Aimé Michel est, sur ce point, trop généreux avec les scientifiques ! La plupart d’entre eux sont profondément imprégnés des méthodes et concepts en usage dans leur discipline, ce qui ne leur permet pas toujours de partager l’état d’esprit, les certitudes et les interrogations des praticiens d’une discipline éloignée de la leur. Il en résulte en particulier des divergences de vue assez profondes entre physiciens et biologistes (voir par exemple sur ce point la chronique n° 157, L’apologue d’Alfred Kastler – D’où vient l’information qui se manifeste dans la complexité des êtres vivants ? 03.06.2013). Nous aurons l’occasion de revenir sur cette divergence…
  8. Cette formulation « entièrement déterminé par son passé et évoluant au hasard » m’a de prime abord surpris car les deux termes semblent en complète opposition ; un « ou » m’aurait davantage convenu pour caractériser les « trois siècles et demi » de science fondés sur eux. Comme le premier terme « entièrement déterminé par son passé » définit l’implacable déterminisme laplacien et le second « évoluant au hasard » correspond au darwinisme, on est renvoyé au grand débat sur le déterminisme (voir la chronique n° 388 mise en ligne la semaine dernière, La science et l’ultime secret des choses, en particulier la note 4). Mais qu’il soit entièrement déterminé ou livré au hasard, le monde décrit par la science passée et présente est bien « aveugle », comprenons sans but, sans signification, sans liberté, sans conscience. Ce qui manque si dramatiquement à la science actuelle c’est au moins un troisième terme : la « liberté ». Je dis « au moins » parce que les autres notions (but, signification, conscience) semblent tout aussi indispensables pour comprendre ce que nous sommes et que nous ignorons tout ou presque des relations qui existent entre elles.
  9. Il est tout à fait possible que Pierre-Paul Grassé ait déclaré au micro de France Culture lors d’un entretien avec le journaliste Émile Noël que « l’évolution réalise un projet ». Cependant je ne retrouve pas cette forte déclaration dans cet entretien tel qu’il est reproduit dans le chapitre intitulé « Le projet de l’évolution » dans Le darwinisme aujourd’hui (coll. Points Sciences n° S18, Seuil, Paris, 1979), livre dont j’ai déjà parlé à propos de l’entretien avec François Jacob qui suit immédiatement le sien, intitulé « L’évolution sans projet » (chronique n° 291, Objections à François Jacob – L’évolution embrasse toute l’histoire de l’univers mais on en ignore le moteur,04.01.2016) ! Émile Noël insiste sur le caractère spontané de ces entretiens. « Il est probable, écrit-il fort justement, que si l’on avait demandé aux différents interlocuteurs une contribution écrite sur ce même sujet, la “réserveˮ scientifique aurait eu davantage l’occasion de s’exercer et aurait abrasé les divergences. » Il ajoute : « Bien sûr, la très grande différence du style parlé et du style écrit nous a amenés à retranscrire quelquefois. Tous nos interlocuteurs ont revu cette transcription. Certains d’entre eux y ont apporté des précisions, des modifications. » Est-ce là l’explication de l’absence de l’affirmation provocatrice « l’évolution réalise un projet » dans le texte mais de son maintien dans le titre seul « Le projet de l’évolution » ? En fait ce titre « Le projet de l’évolution » est trompeur car Grassé ne dit rien sur la finalité éventuelle de ce qu’il appelle la grande évolution (ou macroévolution) ; il se contente d’insister sur le caractère orienté et progressiste qu’elle manifeste dans les archives paléontologiques, ce qui est déjà beaucoup mais n’est pas exactement la même chose. Il explique en substance que Darwin ne s’est guère préoccupé de la « grande évolution » car ce qui l’intéresse « c’est de savoir ce qui se passe au sein de l’espèce et comment se transforme une espèce en une autre », transformation qui « ne modifie en rien les types structuraux ». Pour Grassé, le seul domaine auquel s’applique le néodarwinisme est celui de la microévolution : la variation intraspécifique, la variation génique des populations, la mutagenèse qui permet leur adaptation au milieu. Or, « la grande évolution », celle qui a donné les mammifères, celle qui a engendré les singes et finalement l’homme ne relève pas du néo-darwinisme. Elle ne peut être étudiée que par la paléontologie et ne se confond pas avec la formation des espèces car « les lignées évolutives, c’est-à-dire la succession dans le temps, de genres, de familles, sont orientées ». Si elles ne l’étaient pas, « d’une même espèce, à tout moment, sortirait une multitude de formes sans rapport les unes avec les autres. » Sans orientation, pas d’évolution, ni de paléontologie prédictive. C’est là ce que montre selon lui l’étude objective de l’évolution. Par exemple « 80 millions d’années pour passer du reptile au mammifère, et cela sans hiatus, sans catastrophe, avec une réelle constance dans l’orientation vers le type mammifère, et cela dans le strict maintien des corrélations organiques. (…) Lorsque la mâchoire du reptile est devenue celle du mammifère, il a fallu qu’il y ait une corrélation entre l’évolution de l’os, des muscles et des nerfs. » (Voir à ce propos la chronique n° 163, Des thériodontes et des hommes – Une critique du néodarwinisme par Pierre-Paul Grassé, 25.03.2013). Ce qu’il s’agit d’expliquer c’est « comment des variations aléatoires, ces mutations qui apparaissent n’importe comment, n’importe quand, peuvent s’ordonner. L’anti-hasard qu’est la sélection naturelle, n’opère que sur ce qui est ; elle ne crée de l’ordre que si elle dispose de variations ordonnables, pour tout dire adéquates. La mutagenèse, toujours incohérente, ne les lui fournit pas. » En ce sens le néo-darwinisme est « un acte de foi » et il doit abandonner toute prétention d’expliquer la macroévolution. Sur les idées de Grassé voir aussi la chronique n° 327, À propos d’un livre du professeur Grassé : « L’homme en accusation » – Trois idéologies apparentées : malthusianisme, darwinisme social et sociobiologie (25.01.2016).
  10. De 1978 à 1981, Aimé Michel a plusieurs fois recommandé à ses lecteurs ce « magistral inventaire des mystères de la science en 1978 » « par une cinquantaine de savants éminents », sous la direction de Ronald Duncan et Miranda Weston-Smith dont le sous-titre est « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’inconnu » (voir les chroniques n° 310, Le nouveau « paradoxe du comédien » – L’interprétation philosophique de la physique quantique, 02.06.2014, n° 319, Un petit caillou sur la berge : qui peut scruter au télescope le mystère divin ? – Une pensée scientifique libérée du concordisme, du dogmatisme et de l’athéisme, 16.02.205, et n° 336, Cactus dans la physique : et si le temps était réversible ? – Théorème d’Einstein-Podolsky-Rosen et problèmes irrésolus en physique, 15.06.2015).