Chaque fois qu’avec une machine nouvelle on chatouille un peu la nature, elle crache de nouvelles énigmes : telle est la constatation décourageante (ou stimulante, comme on voudra) que font les physiciens actuels, et en particulier les physiciens de particules et des hautes énergies.
Périodiquement, dans l’histoire des sciences, les hommes ont l’illusion d’être presque parvenus au dernier mot des choses : encore un petit effort et on saura tout. Max Planck raconte que son maître tenta de le dissuader de devenir physicien : « Il n’y a pratiquement plus rien à découvrir, lui disait-il ; vous êtes doué pour la musique, faites-vous musicien. » Max Planck hésita, se fit quand même physicien, comme on sait… et découvrit la physique quantique. 1
Vers la même époque, lord Kelvin prononçait sa phrase mémorable sur la physique « à peu près achevée » sur laquelle il n’y avait plus que « l’ombre de deux petits nuages ». De ces petits nuages, quelques années plus tard, sortirent respectivement les quanta de Planck et la relativité d’Einstein. Ce qui d’ailleurs confirme le génie de lord Kelvin et son flair infaillible des vrais problèmes. 2
Si la vérité ne triomphe pas
Quand Einstein et Planck annoncèrent au monde leurs deux révolutionnaires découvertes, cela fit un beau vacarme. On essaya par tous les moyens de se débarrasser de ces cadeaux empoisonnés. Puis, comme dit Planck lui-même si la vérité ne triompha pas, du moins ses ennemis finirent-ils par mourir. 3
Planck signale ce « fait très remarquable » en conclusion de la présentation de la controverse qui l’opposa aux « énergétistes » dont le chef de file était Wilhelm Ostwald. La question en débat portait sur le point de savoir s’il existait « une analogie parfaite entre le passage de la chaleur d’une certaine température à une température plus basse et la chute d’un poids d’une certaine hauteur à une hauteur moindre ». Oui, prétendaient les énergétistes ; non, soutenait Planck. « J’avais insisté de bonne heure, écrit ce dernier, sur la nécessité d’une nette distinction entre les deux processus, car ils diffèrent l’un de l’autre aussi essentiellement que le premier et le second principe de la thermodynamique. Cependant, la théorie que je soutenais était en contradiction avec les idées universellement acceptées à cette époque, et je ne pouvais parvenir à ce que mes collègues physiciens pussent voir les choses comme moi. (…) C’est une des plus pénibles expériences de ma vie scientifique tout entière, que j’aie bien rarement − et en fait, je pourrais dire que je n’aie jamais – réussi à obtenir l’assentiment universel pour un résultat nouveau, dont je pouvais démontrer la vérité par une décisive, encore que simplement théorique, démonstration. C’est précisément ce qui m’arriva à ce moment-là. Tous mes excellents arguments tombaient dans des oreilles sourdes. Il était complètement impossible d’être entendu à l’encontre d’autorités qui s’appelaient W. Ostwald, G. Helm et E. Mach. J’étais fermement convaincu que ma règle d’une différence fondamentale entre la propagation de la chaleur et la chute d’un poids serait finalement reconnue exacte ; mais l’ennui c’était que je ne pourrais pas du tout avoir la satisfaction de voir en personne ma victoire. » (op. cit., pp. 80-82). La querelle fut finalement réglée par la victoire de la théorie atomique de Ludwig Boltzmann fondée sur de tout autres arguments que ceux de Planck (voir par exemple la 3e partie du livre d’Étienne Klein, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Flammarion, Paris, 2007). Aussi note-t-il avec résignation : « Ma contribution à la bataille était entièrement superflue, car même en son absence le résultat eut été le même. » C’est là l’un des multiples exemples historiques qui montrent que dans les querelles scientifiques l’opinion majoritaire des « autorités incontestées » n’est pas synonyme de vérité et que cette dernière n’émerge que quand les temps sont mûrs.
Planck (1858-1947) rédigea ce texte en 1945, à 87 ans alors qu’il venait de perdre son second fils en janvier de la même année, exécuté pour sa participation à la tentative de coup d’état et à l’attentat manqué de von Stauffenberg contre Hitler le 20 juillet 1944.
Et alors, tout recommença. Bien installés dans Planck et Einstein, de nouveaux prophètes annoncèrent que la physique était « pratiquement achevée ». Et il est vrai que le magnifique édifice théorique de la physique actuelle était « pratiquement achevé » par Dirac vers 1930.
Malheureusement, les machines à chatouiller la nature ne cessaient de se perfectionner. Dans la physique des particules par exemple, elles permirent de découvrir l’une après l’autre toutes les particules prévues par la théorie, même les plus improbables, l’électron positif (a), le neutrino, les anti-particules. Après quoi, hélas ! les machines infatigables poursuivirent comme si de rien n’était et se mirent à découvrir des particules qu’aucune théorie ne prévoyait. Il y en a maintenant largement plus de cent, et la moisson se poursuit. On réussit à les caser moyennant des prodiges de voltige mathématique dont le virtuose le plus éminent est l’Américain Murray Gell-Mann, né en 1929, inventeur du nombre quantique dit d’« étrangeté » et bête noire des gauchistes. On a réussi à caser tant bien que mal le foisonnement des particules mais on a échoué à incorporer dans une théorie unique toutes leurs interactions. Et voilà que (on l’a annoncé à Genève, cf. France Catholique Ecclesia de la semaine dernière 4 ) les machines viennent peut-être de mettre en évidence un nouveau type d’interaction. Où donc allons-nous ?
« La situation est la suivante, me disait récemment un physicien suisse spécialiste des réactions nucléaires. En notre for intérieur, nous sentons tous plus ou moins qu’il y a quelque part dans nos théories une lacune fondamentale, une idée de base à réexaminer et dont la modification obligerait à une restructuration totale de l’édifice théorique.
« Seulement, l’édifice est trop immense ! Le physicien théoricien de 1973 est comme une souris perdue dans le colossal labyrinthe construit par ses prédécesseurs. Mille détails le convainquent que le labyrinthe devrait être reconstruit. Mais pour proposer une architecture nouvelle, ou même une modification de l’ancienne, il faut d’abord qu’il acquière une connaissance suffisante de celle où il est perdu. Et les dimensions sont telles qu’il n’a aucun espoir de pouvoir parcourir le labyrinthe de son vivant. J’observe cela de façon quasi tragique sur mes étudiants. Combien en vois-je s’échauffer sur une idée, puis une autre, découvrir sans cesse que cette voie a déjà été parcourue avec tel et tel résultat, peu à peu perdre leur feu et finalement se résigner à devenir le spécialiste qui passera sa vie à préciser les décimales d’une mesure, ayant renoncé à sortir de ce qu’ils avaient d’abord perçu comme une prison ! Et c’est moi, hélas ! avec mes cheveux gris et ma connaissance plus longue, qui le plus souvent leur dis : « Oui, c’est intéressant, cela a été dit en telle année par un tel, réfuté par tel autre, tenez, lisez leurs publications. »
Le physicien suisse continuait :
« Notre situation est bien plus décourageante que celle des biologistes, qui ne sont portés par aucune théorie générale et n’ont que des questions précises et limitées à se poser 5 Nous avons peut-être épuisé les virtualités de nos théories actuelles. Seuls de très vieux physiciens doués d’une jeunesse d’esprit persistante pourraient nous le dire, mais d’une part, quelle raison aurions-nous de les croire, et d’autre part voyez à quel âge se font les grandes découvertes de physique théorique : entre vingt et trente ans ! C’est, je crois, ce que voulait dire votre compatriote le professeur Pierre Auger quand il se demandait il y a quelques années si le cerveau humain n’était pas près de toucher ses limites en physique 6
. Non que la physique soit « achevée » ! C’est le problème qui devient trop vaste. Quand un physicien commence à voir ce qu’il faudrait chercher, son cerveau est trop vieux pour trouver.
– N’êtes-vous pas pessimiste ?
– Si, bien sûr. D’abord le physicien vieilli peut orienter ses élèves. Il y a ensuite le hasard : tant de souris sont dans le labyrinthe que c’est bien le diable si l’une d’elles, ne trouvera pas l’issue. Et surtout, il y a le génie qui là où il ne sait pas, devine : Einstein était presque un ignorant quand il formula le principe de relativité restreinte. Une foule de connaissances physiques lui manquaient. Mais son flair le conduisit vers celles dont il avait besoin. »
Je rapportai cette conversation à un jeune mathématicien de l’Université de Provence rencontré à Marseille lors du Congrès d’électrophysiologie dont il a été question dans une précédente chronique. 7
Archimède et le Hollandais
– Il ne faut surtout pas oublier, me dit-il, la productivité des mathématiques en matière d’idées nouvelles. Le non-mathématicien ne peut se faire une idée des ahurissants concepts élaborés sans cesse par les mathématiques avancées, celles où se développe la recherche, de leur abstraction, de leur généralité, de leur complexité. Or les mathématiques des mathématiciens d’aujourd’hui sont celles des physiciens de demain et d’après-demain. Je suis convaincu que la plupart des clés du labyrinthe dont vous parlez existent déjà. Il suffit qu’on ait l’idée de s’en servir. Et cette idée finit toujours par venir à quelqu’un. »
Sans doute ces deux savants auraient-ils pu ajouter de nombreuses considérations à celles que je rapporte. En particulier, l’histoire montre l’importance des découvertes fortuites. Pourquoi Archimède n’a-t-il pas inventé le télescope, alors qu’il avait le miroir parabolique ? Les instruments d’optique étaient à portée de sa main, tous. Ils auraient changé le cours de l’histoire, ce qu’ils firent quand un obscur Hollandais, à la fin du XVIe siècle, eut (Dieu sait pourquoi) l’idée que n’avait pas eue Archimède.
(a) Banal maintenant, mais tenu pour un vrai croquemitaine quand Dirac le décrivit par la seule puissance du calcul en 1930.
Aimé MICHEL
(*) Chronique n° 156 parue initialement dans F.C.-E. – N° 1 400 – 12 octobre 1973.
Les Notes de (1) à (7) Jean-Pierre Rospars
- Cette anecdote, dont j’ai recherché sans succès l’origine, n’est pas racontée par Planck dans son Autobiographie scientifique (trad. A. George, collection Champs, Flammarion, Paris, réédition 2010). Toutefois, elle paraît vraisemblable, parce que dans les années 1870 l’idée d’une physique en voie d’achèvement était fort répandue et que les talents musicaux de Planck sont avérés. Elle pourrait trouver sa source dans la déclaration de son élève Max von Laue lors des obsèques de Planck en l’église de Saint-Alban de Goettingue (Göttingen) le 7 octobre 1947 : « Garçon de dix-sept ans [en 1875], à peine diplômé de l’enseignement supérieur, il décide de faire progresser une science que ses représentants les plus autorisés montraient eux-mêmes comme offrant les plus maigres perspectives. » (op. cit., p. 62). Quant à Planck musicien, voici ce qu’écrit son traducteur et commentateur André George : « À Munich, il fut chef d’orchestre juvénile d’un groupement privé et aussi chef des chœurs ; parfait exécutant au clavier, il fit toujours de la musique d’ensemble et avait un orgue dans sa maison. Il composa même une opérette. Le clavier de Planck est à rapprocher du violon d’Einstein et ce n’est pas là violon d’Ingres car, pour l’un comme pour l’autre, la musique resta la grande compagne de toute une vie et c’est un trait profond de l’âme germanique, à travers les temps ou les vocations. » (op. cit., p. 11).
- Lord Kelvin annonça ces « deux nuages » dans une conférence célèbre intitulée « Nuages formés au XXe siècle sur la théorie dynamique de la chaleur et de la lumière » qu’il prononça le 27 avril 1900 devant la Royal Institution. La citation exacte est : « La beauté et la clarté de la théorie dynamique, qui affirme que la chaleur et la lumière sont des modes du mouvement, est à présent obscurcie par deux nuages. Le premier vint à l’existence avec la théorie ondulatoire de la lumière (…) Il met en jeu la question : “Comment la Terre pourrait-elle se déplacer dans un solide élastique, telle qu’est essentiellement l’éther luminifère ?” Le second est la doctrine actuelle de Maxwell-Boltzmann sur la répartition de l’énergie. » (Nineteenth-century clouds over the dynamical theory of heat and light, Philosophical Magazine, Sixth Series, 2, 1-40, 1901). Par contre, déclara-t-il vraiment « Il n’y a plus rien de nouveau à découvrir en physique. Tout ce qu’il reste à faire, ce sont des mesures de plus en plus précises » ? je ne suis pas parvenu à m’en assurer. Selon Denis Alexander (Science et foi. Évolution du monde scientifique et des valeurs éthiques, Frison-Roche, Paris, 2004, p. 236), qui cite Steven Weinberg, Lord Kelvin aurait fait cette déclaration en 1900, mais un autre auteur l’attribue à Albert Michelson et elle daterait de 1894 (http://www.philsoc.org/1999Fall/2107minutes.html).
Dans la chronique n° 267, Le rêve infantile du scientisme du 17 décembre 1976, Aimé Michel reprend ainsi cette idée : « Trois ou quatre fois, au cours des deux derniers siècles, les savants ont eu l’impression de toucher au but final : encore un petit effort, et tout serait “expliqué”. Tout. Ils l’ont cru après Newton ; ils l’ont cru après Maxwell ; ils l’ont cru après Rutherford et son modèle d’atome qui expliquait “presque” tout (1911) ; ils l’ont cru après Dirac, vers 1940, quand force particules nouvelles ont commencé de réaliser les prévisions de ce grand savant. Malheureusement, chaque fois, ils sont tombés sur une dernière porte, et, derrière la porte, sur un nouvel abîme. Plusieurs fois même, ce qu’ils découvraient derrière la porte les obligeait à tout reconstruire à partir de zéro ».
- Ce célèbre aphorisme se trouve dans son Autobiographie scientifique : « Une vérité nouvelle en science n’arrive jamais à triompher en convainquant les adversaires et en les amenant à voir la lumière, mais plutôt parce que finalement ces adversaires meurent et qu’une nouvelle génération grandit, à qui cette vérité est familière. » (op. cit., trad. André George, pp. 84-85). « Eine neue wissenschaftliche Wahrheit pflegt sich nicht in der Weise durchzusetzen, daß ihre Gegner überzeugt werden und sich als belehrt erklären, sondern vielmehr dadurch, daß ihre Gegner allmählich aussterben und daß die heranwachsende Generation von vornherein mit der Wahrheit vertraut gemacht ist. ». Il en existe de nombreuses variantes plus courtes, comme celle choisie par Aimé Michel « La vérité ne triomphe jamais mais ses adversaires finissent par mourir » ou encore « La science avance d’enterrement en enterrement ».
- Il s’agit de la chronique n° 155, D’embarrassants cadeaux de Gargamelle, parue ici le 09.05.2011.
- Cette formulation est datée. Elle remonte à une époque, pas encore complètement révolue, où la biologie était considérée comme essentiellement extérieure à la physique. Le physicien analysait des phénomènes généraux, valables dans l’univers entier, en tous lieux et en tous temps, alors que le pauvre biologiste n’étudiait que des phénomènes particuliers, ne se manifestant, sous des formes certes curieuses, que sur Terre jusqu’à preuve du contraire, donc peu dignes d’intérêt pour le théoricien. Cette division du monde est aujourd’hui en voie de recul du fait d’un double mouvement, mouvement des idées, car la physique envahit de plus en plus la biologie, et mouvement des hommes, car les physiciens se convertissent de plus en plus en biologistes. La frontière, longtemps étanche entre les deux mondes, est en train de céder. Y contribue certainement le sentiment de découragement, si bien décrit ici par les mots qu’Aimé Michel met dans la bouche de son interlocuteur suisse, qui peut saisir un physicien face à une physique devenue si difficile alors qu’à côté s’étendent les territoires encore bien souvent inexplorés de la biologie. Même si, en pratique, les effets de cette perméabilité continueront de se manifester d’abord sur les « questions précises et limitées » qui sont au cœur de la biologie actuelle, deux des préventions classiques des physiciens pourraient à terme disparaître. En premier lieu, il n’est pas impossible qu’une théorie générale du vivant finisse par apparaître. Bien des pistes ont été proposées depuis plusieurs dizaines d’années, telles que la thermodynamique des systèmes loin de l’équilibre, la théorie des systèmes complexes ou de la relativité d’échelle. Même si ces approches sont encore loin d’avoir atteint leur but, elles laissent entrevoir ce que pourrait être une future théorie englobant tous les phénomènes d’auto-organisation. En second lieu, la poursuite de l’exploration de l’espace pourrait faire découvrir soit une vie née indépendamment de la vie terrestre dans le système solaire (sur Mars par exemple), encore active ou à l’état fossile, soit des signes de vie sur une planète extrasolaire. Ainsi, la vie terrestre perdrait son caractère singulier et accèderait au statut de phénomène cosmique, ce que beaucoup soupçonnent (en plein accord avec Aimé Michel) mais qui reste encore à démontrer. .
- Dans cet article paru dans le Nouvel Observateur le 29 septembre 1965, le célèbre physicien Pierre Auger (1899-1993) se demande « s’il n’y a pas une limite naturelle au degré d’abstraction et de complexité auquel peut atteindre la pensée humaine et singulièrement la pensée mathématique individuelle. » Il répond positivement à cette question et souligne que, pas plus que les animaux, il ne nous est possible de percevoir « les limites de notre entendement ». Ce sont des idées sur lesquelles Aimé Michel a beaucoup réfléchi et qu’il a été l’un des premiers à développer.
- Voir la chronique n° 153, Un substitut de la contemplation, parue ici la semaine dernière.