Quand nous lisons les Pensées de Pascal, les poésies de Hölderlin ou de Shelley, quand nous écoutons Schumann, nous sentons l’âme de ces grands hommes. Leur angoisse, par le miracle du verbe ou de la musique, forme en nous sa propre image, et comme eux, nous nous sentons angoissés.
Mais voulez-vous connaître une angoisse encore plus profonde, ne plus avoir pendant quelques dizaines de minutes ou quelques heures que des pensées de mort, de malheur et de danger, ne plus voir le bleu du ciel, éprouver l’exact envers de la joie de vivre ? Faites-vous faire une injection intraveineuse de lactate (a). On savait depuis quelques années que l’angoisse accroît le taux des lactates sanguins. Les anxieux profonds ont régulièrement un taux de lactate supérieur à la moyenne. Cela, peut-on croire, c’est l’action de l’âme sur le corps.
Cependant, deux chercheurs américains de l’École de médecine de l’Université de Washington, Pitts junior et Mac Clure, ont fait la contre-expérience. Ils ont injecté des lactates à des sujets normaux et ceux-ci sont devenus angoissés. Est-ce l’action du corps sur l’âme ? Soit. Mais alors, que serait-il advenu de l’angoisse pascalienne, de la mélancolie de Hölderlin ou d’Alfieri, si l’on avait modifié leur lactate sanguin ? Qu’est-ce qu’un état d’âme, sujet à des manipulations chimiques ? En quoi est-ce l’âme de ces grands hommes qui nous parle ? En quoi est-ce leur corps infirme et leur taux de lactate ?
La recette de Balzac
Autre fait troublant de même nature. Les témoins de la vie de Balzac nous ont rapporté comment il créa le gigantesque monument de sa Comédie humaine. Alphonse Karr, qui fut son intime ami, raconte même de façon amusante comment Balzac essaya de lui faire adopter sa recette (b). Elle était simple. On se couchait tôt, on se faisait réveiller à minuit et on buvait une cafetière après l’autre de café très fort. L’inspiration aussitôt venait. Du moins à Balzac. Alphonse Karr, lui, était endormi par le café !
La Comédie humaine dans une cafetière ? Certes non, et Alphonse Karr en fait la preuve. Il fallait être Balzac pour écrire Le père Goriot, après s’être saturé de café. Mais le problème demeure : à en croire Balzac lui-même, sans café, pas de père Goriot ! Balzac savait parfaitement que ce café le tuait.
Mais il savait aussi que sans café, il ne faisait plus rien de bon. Quand nous lisons Balzac, c’est un cerveau saturé de caféine qui nous tient sous son emprise. Pourquoi son âme avait-elle besoin de cet alcaloïde pour se révéler ?
Je pourrais multiplier les exemples de faits posant de façon embarrassante le problème du corps et de l’esprit, citer encore l’épisode célèbre de la découverte des fonctions fuchsiennes tirées des séries hypergéométriques par Henri Poincaré à l’occasion d’une insomnie due aussi au café (c)1 et vingt autres. Qui de nous ne s’est pas une fois dans sa vie senti intérieurement métamorphosé par une fièvre, une grande fatigue, ou plus bêtement, par un verre d’alcool ?
On a trop vite expédié la question en disant que le corps est une prison, et qu’on agit sur la prison. Admettons cette métaphore. Si toute action sur la prison se traduisait par un affaiblissement ou une éclipse de l’âme, comme c’est le cas avec le verre d’alcool, la conclusion serait facile : il suffirait de décider que toute action indirectement exercée sur l’âme par le truchement du corps est mauvaise ; c’est ainsi, en effet, qu’avec raison, on condamne la drogue. Mais que penser de la caféine de Balzac, de la nicotine de Pierre Louÿs (qui dit pendant son agonie : « Je meurs de six cent mille cigarettes ») ?
Que penser surtout du lactate sanguin de Pascal ? Ce lactate aussi était une drogue. Un simple changement de son hygiène de vie (régime, exercice physique, etc.), aurait peut-être suffi à l’éliminer. Et avec lui la sublime angoisse des « Pensées ». Cette hypothèse n’est pas avancée au hasard : il suffit de lire la vie de Gérard de Nerval et l’histoire de sa folie à éclipses pour voir l’action de l’hygiène sur le génie créateur. Tant que Gérard se promena de jour dans la campagne du Valois, il garda sa santé morale. Puis, il se promena dans Paris la nuit, perdit sa bonne humeur, son équilibre, devint fou et se suicida.
Ces questions ne sont ni frivoles ni oiseuses. Elles mettent en cause notre image de l’homme et nous obligent à réfléchir à certaines recherches très délicates des psychologues américains et anglais sur les rapports de l’intelligence avec la race.
Il y a quelques années, l’Américain Arthur Jensen commença à publier des études statistiques composées du quotient intellectuel (QI) chez les enfants blancs et les enfants noirs (d).
Résultat après résultat, Jensen montrait que, de quelque façon que l’on prenne le problème, le QI moyen des petits Noirs était d’environ 85, la moyenne des petits Blancs étant de 100. Je sais ce que pareille affirmation a de choquant. Mais que le lecteur ait la patience de lire jusqu’au bout.
On objecta à Jensen que l’« infériorité » des Noirs était culturelle : les Noirs ne bénéficient pas de la même éducation, ils sont plus pauvres, etc. Il compara donc des petits Noirs de la bourgeoisie à des petits Blancs du sous-prolétariat : le QI des Noirs était toujours inférieur. On lui fit remarquer que même les riches Noirs sont au ban de la respectabilité américaine, et donc en état d’infériorité. Il fit alors passer des tests de motivation, de coopération, etc., et constata que les petits Noirs étaient exactement les égaux des petits Blancs en tout, sauf sous le rapport du QI. Il testa ensuite des Asiatiques de race jaune des couches les plus défavorisées de la population et trouva qu’ils avaient un QI supérieur à celui des Noirs et à celui des Blancs.
Entre-temps, ces publications avaient suscité d’intenses polémiques2. Un physicien illustre, William Shockley (Nobel de Physique en 1948), passé depuis à la psychologie, voulut vérifier les trouvailles de Jensen. Il arriva aux mêmes résultats. L’expérience la plus troublante peut-être fut faite en Australie chez les enfants autochtones d’un village de mission. Certains de ces enfants avaient un Blanc parmi leurs ascendants, mais l’ignoraient. On trouva que les autochtones purs avaient le QI le plus bas et que les enfants ayant une ascendance blanche donnaient les résultats les plus élevés.
Jusqu’ici, toutes les épreuves et expériences possibles ont invariablement montré que les Noirs ont un QI inférieur aux Blancs et, incidemment, que les Jaunes, Chinois, Vietnamiens et Japonais, ont un QI supérieur aux Blancs. Que signifient ces étranges résultats ?
Le sang des grands hommes
Disons-le tout de suite, on n’en sait rien (e). Si ce n’est, tout de même, qu’il est hors de question de ressusciter sur cette base le préjugé raciste3. Les psychologues anglais, en particulier, avaient depuis longtemps remarqué que les tests d’intelligence utilisés par le procédé Stanford-Binet ne conviennent pas aux Britanniques : ils mesurent un type d’intelligence plus typiquement américain. Il est d’ailleurs amusant de voir que ces tests aboutissent à classer les ethnies européennes par rang de QI en fonction de leur contribution à l’ethnie américaine ! Autrement dit, avec le Stanford-Binet, on est d’autant plus intelligent qu’on ressemble davantage à l’Américain idéal. Un cas particulièrement curieux est celui des Jaunes, plus Américains que nature, et donc apparemment appelés à les battre sur leur propre terrain ! Inversement, les scores très bas des Noirs pourraient traduire leur inadaptation innée aux idéaux intellectuels américains.
Ceux qui suivent mes chroniques se rappellent peut-être que le génie créateur n’a qu’un rapport très lâche avec le QI4 : il y a de très grands esprits avec un QI moyen, et des QI éblouissants qui ne produisent rien. Il n’en reste pas moins que le QI tel qu’on le mesure actuellement, s’il n’a qu’un rapport incertain avec l’intelligence réelle (laquelle reste à définir), varie avec les races. Quelque chose, dans − doit-on dire l’esprit ? − des hommes, leur est aussi contingent que la couleur de la peau.
Et nous voilà de nouveau confrontés au lactate sanguin de Pascal, au café de Balzac et de Poincaré. L’intelligence appartient-elle à notre âme ? À notre corps ? Le principe qui en nous survit à la mort garde-t-il ce que nous appelons intelligence en se libérant de ce monde? Ou bien le dépouille-t-il comme la couleur de la peau et la composition du sang ? La science nous pose d’étranges questions5.
Aimé MICHEL
(a) F. N. Pitts, Jr : Biochemistry of Anxiety (Scientific American, février 1969). Expérience refaite depuis par de nombreux chercheurs. Cf. Scientific American, février 1972.
(b) Alphonse Karr : Roses noires et Roses bleues (Paris, sans date, p. 129).
(c) H. Poincaré : Science et Méthode (Paris, 1908).
(d) Bibliographie sur les recherches de Jensen dans : W. B. Dockrell : On Intelligence (Londres, 1970, p. 188 et 189).
(e) On trouvera un bon dossier de ces recherches dans le numéro de décembre 1972 de Psychologie (114, Champs-Élysées, Paris-8e).
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 juin 2012
(*) Chronique n° 127 – F.C. – N° 1363 – 26 janvier 1973 reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com), chap. 9 « Conscience », pp. 250-253.
- Cette relation classique par Henri Poincaré de la découverte des fonctions fuchsiennes se trouve dans son livre Science et méthode (1908) : « Depuis quinze jours, je m’efforçais de démontrer qu’il ne pouvait exister aucune fonction analogue à ce que j’ai appelé depuis les fonctions fuchsiennes ; j’étais alors fort ignorant ; tous les jours, je m’asseyais à ma table de travail, j’y passais une heure ou deux, j’essayais un grand nombre de combinaisons et je n’arrivais à aucun résultat. Un soir, je pris du café noir contrairement à mon habitude ; je ne pus m’endormir ; les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu’à ce que deux d’entre elles s’accrochassent pour ainsi dire pour former une combinaison stable. Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions fuchsiennes, celles qui dérivent de la série hypergéométrique ; je n’eus plus qu’à rédiger les résultats, ce qui ne me prit que quelques heures. » (Science et méthode peut être lu en ligne sur http://www.ac-nancy-metz.fr/enseign/philo/textesph/Scienceetmethode.pdf).
- La polémique s’est longuement poursuivie et se poursuit encore. Elle divise en gros, à droite, les héréditaristes et, à gauche les environnementalistes. J’ai choisi pour représenter les premiers le psychologue Hans Eysenck, qui publia en 1973 L’inégalité de l’homme (traduit en français quatre ans plus tard par J. Etoré, Copernic), dont nous avons déjà parlé à l’occasion de précédentes chroniques (n° 113, Des durs, des mous et des psychologues, parue ici le 16.04.2012), et pour représenter les seconds le biologiste Stephen J. Gould, que nous citons souvent, rarement (mais significativement) pour le désapprouver. Il est l’auteur de La Mal-Mesure de l’homme, paru initialement en 1981, remis à jour en 1996 (traduit en français par J. Chabert et M. Blanc l’année suivante chez Odile Jacob, réédité en 2009) dont nous avons déjà parlé en marge de la chronique n° 190, Avortement et biologie – Les effrayantes perspectives ouvertes par les progrès de la biologie, parue ici le 11.07.2011). On peut s’étonner de choisir comme champion de l’aile gauche un paléontologiste qui n’est pas un spécialiste des tests mentaux mais cela tient au caractère multidisciplinaire du sujet : Gould est un spécialiste de l’analyse statistique des variations d’origine génétique s’exprimant au sein des populations, ce qui est au cœur de la polémique.
J’ai relu leurs livres à cette occasion et je dois avouer ma perplexité. Ayant donné précédemment la primeur à Gould, je laisserai cette fois le dernier mot à Eysenck.
Premier exemple. Selon Eysenck il existe bien un facteur commun à tous les tests d’intelligence, le facteur g (aptitude intellectuelle générale) que mesure le QI, découvert par l’Anglais Spearman mais nié par l’Américain Thurstone (avant qu’il revienne sur sa conclusion première). Gould nie l’existence de ce facteur g, montre qu’il s’agit d’une description arbitraire et lui préfère une description multifactorielle. Or Eysenck explique fort clairement la différence des résultats de Spearman et Thurstone par deux raisons. La première est un défaut d’échantillonnage de Thurstone : « Spearman et ses élèves avaient effectué la plupart de leurs travaux sur des groupes d’enfants de l’enseignement primaire dans lesquels tous les degrés d’aptitude étaient représentés. Thurstone travailla au contraire sur un certain nombre d’étudiants spécialement triés ne présentant pas de grandes différences de niveau intellectuel. » (op. cit., p. 55). La seconde raison est un postulat statistique : en posant l’indépendance des facteurs, Thurstone excluait « arbitrairement » la découverte de g.
Second exemple. Gould ne conteste ni la valeur du QI ni son héritabilité mais il tient que le QI moyen des Noirs pourrait égaler ou surpasser celui des Blancs aux États-Unis si les premiers pouvaient bénéficier de meilleures conditions sociales. À l’appui de cette idée il cite l’« augmentation considérable du QI chez [des] enfants noirs d’origine modeste adoptés par des familles riches et de niveau intellectuel élevé ; [l’]augmentation du QI chez certaines nations, depuis la Seconde Guerre mondiale, dans une mesure égale aux quinze points de différence séparant actuellement les Blancs et les Noirs aux États-Unis ; [l’]impossibilité de trouver la moindre différence dans les capacités intellectuelles respectives d’enfants naturels de soldats américains noirs et blancs, nés en Allemagne et élevés dans ce pays en tant que citoyens allemands » (op. cit., p. 382). Pour Eysenck il existe bien un effet des conditions d’environnement sur l’intelligence mais il n’explique que 20% de la variabilité observée. En conséquence il est très difficile de modifier le QI « même en faisant tous les efforts possibles en ce sens » (op. cit., p. 99). Selon lui, il n’existe aucune étude scientifique valide qui démontre que l’on peut provoquer une élévation du QI par des manipulations environnementales (amélioration de l’alimentation, du cadre de vie, de l’éducation etc.) Si la théorie environnementale était juste, dit-il, les enfants orphelins placés en institution, donc en conditions de vie très uniformes, devraient avoir une moindre variabilité de leur QI que les autres enfants ; or la différence de variabilité constatée est très faible, inférieure à 20%.
La conclusion d’Eysenck mérite réflexion : « On dirait que les hommes ont littéralement besoin de croire à l’infinie plasticité de leurs aptitudes mentales, et toute étude qui va dans le sens de cette croyance est inconditionnellement admise, louée de toutes parts et acquiert une notoriété universelle même lorsqu‘on ne dispose même pas d’un compte-rendu écrit des résultats obtenus. Inversement, si bien conçus et si approfondis qu’ils soient, les travaux qui osent aller à l’encontre de l’esprit du temps sont critiqués sur des fondements inexistants et déconsidérés sans raison. » (p. 118).
- Qu’il soit « hors de question de ressusciter sur cette base le préjugé raciste » est clairement expliqué par Hans Eysenck au début de son livre : « [L]’égalité devant la loi, l’égalité des chances et l’égalité entre les citoyens ne dépendent pas d’une identité d’aptitudes conférés génétiquement ; ce sont des droits humains universellement valables indépendamment des découvertes faites en biologie ou dans les autres sciences. En fait, il serait extrêmement dangereux de soutenir – comme le font certains théoriciens modernes – que les hommes sont universellement habilités à revendiquer ces droits précisément parce qu’ils sont génétiquement égaux ; en effet, si jamais la science venait un jour à prouver que cette égalité génétique n’était qu’un mythe et qu’elle n’existe pas, toute l’argumentation en faveur du droit de l’homme à l’égalité s’effondrerait d’un coup. (…) [C]’est précisément ce qui est arrivé : la science a prouvé que l’égalité génétique n’était qu’un mythe, mais cela ne joue en aucune manière en faveur d’une inégalité devant la loi, d’une inégalité de chances et d’une inégalité de droits politiques. » (p. 23).
- Voir les chroniques n° 66, Les paradoxes du génie, parue ici le 21.02.2011, et n° 114, L’homme chiffré, parue le 23.04.2012. Eysenck nie cette distinction (p. 65)
- La grave question qui clôt cet article « Le principe qui en nous survit à la mort garde-t-il ce que nous appelons intelligence en se libérant de ce monde ? Ou bien le dépouille-t-il comme la couleur de la peau et la composition du sang ? » est surprenante à plus d’un titre. On peut s’étonner tout d’abord qu’Aimé Michel ne discute nullement l’existence du « principe qui en nous survit à la mort ». Il a toujours traité ce sujet ainsi, comme un fait qu’il faut accepter. « La loi de l’immortalité est dure mais c’est la loi » pourrait-on dire pour résumer sa pensée, en paraphrasant George Brassens. L’obéissance au matérialisme méthodologique et la pleine reconnaissance des fondements neurobiologiques de la conscience et ses divers attributs (sensation, mémoire etc.) n’impliquent donc nullement le matérialisme métaphysique. Enfin, Aimé Michel dessine l’idée d’un au-delà de l’intelligence, lequel, comme il le suggère en d’autres endroits, pourrait jouer un rôle dans l’avenir de l’humanité quand l’intelligence sera devenue une propriété des machines, voir à ce propos la note 507, p. 253 dans La clarté au cœur du labyrinthe.