ON PARLAIT DE BRUIT de bottes. On frémissait. C’était le bon temps.
Ah, oui, c’était le bon temps. La botte, le soudard qui la chausse, le tyran qui franchit les frontières, la ganache qui sabre, c’était à la mesure humaine. Le pire n’excédait pas l’imagination. II y avait des peuples vaincus, mettons même largement massacrés. Tenez : Gengis Khan s’amusant à élever des pyramides de têtes décapitées : c’était le bon temps. Gengis Khan finissait par mourir, ou si c’était un peuple, par se faire battre, et de toute façon les saisons passaient, les survivants (il y en avait toujours) faisaient des enfants, et l’on recommençait.
Depuis quelques mois, on reparle de guerre. Certes personne ne la veut. Sincèrement, qui peut la vouloir ? Les dirigeants russes, a qui l’on peut penser à cause de leur passion pour les divisions blindées, sont des hommes bornés, mais pacifiques. Et à part eux, personne n’est prêt. Sauf, pour une riposte stratégique écrasante mais suicidaire, l’Amérique. II est certain que si les Russes déclenchaient une guerre nucléaire totale, ce serait la vitrification générale : du Pacifique à l’Oural et au-delà, en fait toute la zone tempérée, ou sa moitié nord, serait vaporisée, le sol fondu et stérilisé.
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C’est justement pour cela qu’on reparle de guerre. La paix par la terreur réciproque perd pratiquement sa crédibilité, comme on dit, justement parce que trop, c’est trop. On ne peut plus imaginer que la victime d’une agression classique riposte par la bombe, choisissant ainsi de disparaître à jamais de l’histoire, non seulement lui, mais son pays, j’entends ses forêts, ses champs, ses jardins, bien entendu ses villes, son peuple entier. Dès lors une guerre classique, avec des chars et des bottes, redevient concevable. Et tout le monde d’y penser, et d’en parler.
N’ayant, Dieu merci, aucune compétence dans ces matières, je ne peux que lire les propos de ceux qui peut-être en ont une : les techniciens de la guerre, non sans me rappeler qu’ils peuvent mentir et se tromper.
Jusqu’à un certain point cependant, attendu qu’ils se querellent et s’entre-réfutent avec ardeur. On peut à peu près savoir s’ils mentent, car ils ne peuvent s’entendre pour mentir en chœur. Ils peuvent naturellement tous se tromper sur les suites et les conséquences, car cela c’est l’histoire, toujours imprévisible.
Voyons ce qu’ils disent.
Le maréchal Dimitri Oustinov, ministre russe de la Défense, dans le journal Kommunist, expression des théories du PC russe (rapporté par United Press le 17 février) : « Ceux qui espèrent s’assurer une supériorité militaire sur l’Union soviétique par de nouveaux types d’armes devraient se rappeler que l’économie, la science et la technologie de notre pays sont maintenant à un si haut niveau que nous sommes capables de créer en un temps record tout type d’armes sur lequel s’appuieraient les ennemis de la paix. »
Quel est ce « nouveau type d’armes » ?
C’est la famille des Cruise Missiles, dont on parle de plus en plus depuis un an (a). Les Cruise Missiles sont une lointaine image des V1 et V2 allemands de la dernière guerre. Ce sont des turboréacteurs dotés d’une fantastique sophistication électronique, notamment d’un ordinateur et de divers « organes des sens» leur permettant entre autres choses :
1) de reconnaître par tout temps, de nuit comme de jour, la configuration du terrain survolé, dont la « mémoire » est déposée avec une précision de quelques mètres dans l’ordinateur,
2) de percevoir au radar tout accident de terrain et de voler en rase-mottes quelle que soit la topographie, échappant ainsi au repérage radar et aux effets de contremesures,
3) de se diriger avec moins de dix mètres d’erreur par relation radio avec les satellites militaires sans cesse présents dans le ciel.
A première vue, plusieurs capacités des Cruise Missiles sont « redondantes » : à quoi bon le guidage par satellite, si l’on peut lire une carte et se repérer sur le terrain ? Eh bien, notamment, à voler au ras de la mer à la recherche de la flotte ennemie.
Les Cruise Missiles peuvent faire, mais bien mieux (si l’on peut dire), plus vite, et à des prix défiant toute concurrence, à peu près tout ce que fait une armée entière, sauf occuper le terrain. Il en existe des versions stratégiques, des versions tactiques utilisables par une armée en campagne contre l’année adverse (où l’engin repère et détruit de loin les véhicules, canons, etc.), des versions marines, sous-marines, transportables par camion, par avion : par exemple, un B. 747 peut en lâcher une cinquantaine d’un coup.
Ce sont des machines de petit volume (entre un demi-mètre cube et un mètre cube selon le type), pesant quelques centaines de kilos. Ils peuvent « livrer » toutes sortes de cadeaux, nucléaires ou classiques1.
Un satellite est bien sûr capable de les voir puisque les mauvais plaisants de la NASA photographient, l’été, les dames de Moscou en train de prendre des bains de soleil en costume d’Eve sur leur toit : de les voir, mais non de les discerner de n’importe quel autre tuyau mesurant 2 ou 3 mètres de long et 30 centimètres de diamètre, comme on en voit chaque jour dans la rue.
Avec le même entrain qu’ils ont mis à livrer leurs secrets d’Etat pour qu’il n’y ait plus de secret d’État et à dénoncer leurs propres agents d’espionnage, par dégoût de la guerre secrète, les savants et journalistes américains ont été les premiers à détailler les pouvoirs de leur nouvelle arme et à déclarer haut qu’il fallait arrêter ça.
En février, ils ont fait mieux. Ils ont publié les plans détaillés des principaux types de Cruise Missiles, avec figures, photos, explications sur les turbo-réacteurs qui les propulsent, types de guidage, etc. (b). De quoi, il faut le dire, écœurer les James Bond soviétiques, qui se voient ainsi l’herbe traîtreusement coupée sous le pied par le marchand de journaux du coin. L’auteur de l’article va jusqu’à expliquer non seulement les mille et une façons d’utiliser les Cruise Missiles, mais aussi ses lacunes, et comment l’adversaire peut essayer de se défendre ! Et cet auteur n’est pas un journaliste désireux de se faire un nom, c’est un éminent physicien du MIT, grec de surcroît, naturalisé de fraîche date, que personne là-bas ne songera à inquiéter.
A première vue, tout Européen se demande, en lisant ces lignes, si Zeus n’a pas rendu fous ceux qu’il veut perdre. Dans le Herald Tribune du 17 février, le journaliste C. L. Sulzberger cite un vieux sage chinois : « Soumettre l’ennemi sans guerre est l’habileté suprême », ajoutant : « L’Occident se vante de sa supériorité sur l’Est en ressources humaines et matérielles ; en fait, non seulement cette prétention est souvent fausse, mais l’Occident vend tous les jours à l’Est, pour d’énormes sommes de technologie, de savoir-faire et d’équipement, le tout payé avec de l’argent que nous lui prêtons ! »
Finalement, que croire ? Faut-il vraiment regretter le bon temps avec ses bonnes vieilles guerres sac au dos, généraux attendant au garde-à-vous les ordres des politiciens, vastes plans d’état-major et du Café du Commerce ?
Sincèrement, non, merci. C’était le temps de James Bond, un peu fané. Les Grands avaient encore quelque chose à cacher. Qu’importe que les Russes trouvent au premier kiosque venu les plans de l’arme qui nous protège. Ils viennent de réussir une énorme et coûteuse expérience spatiale nous montrant ce qu’ils savent faire : elle a dix ans de retard2. Les plans des Cruise Missiles ne leur servent à rien : ils ne pourront pas les fabriquer avant huit ou dix ans. Et à ce moment-là, l’Amérique aura trouvé vingt autres armes nouvelles.
Bref, il n’y a toujours qu’un choix : la détente, la négociation3. Le maréchal Oustinov a voulu rassurer les siens en se vantant un peu (beaucoup). Il a bien fait. Nous sommes engagés dans un chemin cahoteux. Il n’y a pas de quoi s’affoler.
Aimé MICHEL
(a) The Cruise Missile : The end of Arms control, par A. E. Vershbow, dans : Foreign Affairs, oct. 1976, p. 133, premier article, à ma connaissance, qui ait clairement exposé la portée politique lointaine de ce type d’armes.
(b) Scientific American, vol. 236, n° 2, février 1977, p. 20. Plan détaillé de deux turbo-réacteurs, p. 26. Explication des systèmes de guidage pages suivantes. Etc.
Chronique n° 277 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1579 −18 mars 1977.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 18 novembre 2013
- Il n’y a pas grand chose à ajouter à cette présentation des missiles de croisière, ces petits avions sans pilote volant sur des distances pouvant atteindre des milliers de km, à quelques dizaines de mètres du sol pour échapper à la détection par les radars. Leur guidage est assuré par une centrale à inertie constituée d’un ensemble de trois gyroscopes (chacun d’eux conserve une direction fixe de l’espace) et d’accéléromètres qui permettent de connaître la trajectoire suivie à chaque instant. Toutefois, la précision de ces mesures n’étant pas suffisante pour guider un vol de plusieurs heures, un recalage est nécessaire. Celui-ci a lieu lors du survol de zones prédéfinies : le profil du terrain enregistré en mémoire est alors comparé au profil mesuré par l’altimètre radar du missile ce qui permet de recaler la centrale à inertie et ainsi de guider le vol jusqu’au point de recalage suivant. Sur les missiles actuels s’y ajoute le positionnement par le GPS.
Les missiles de croisière utilisés actuellement par les Américains, les Tomahawks, sont lancés à partir de navires de surface ou de sous-marins. Les Français et les Britanniques ont mis au point le Scalp EG qui est lancé à partir d’avions (Rafale et Tornado). Toutefois la Marine nationale va être dotée d’un missile de croisière naval (MdCN) d’une portée de plus de 1000 km qui est en cours de qualification et sera montée sur les nouvelles frégates multi-missions puis sur les sous-marins nucléaires d’attaque. En effet, le lancement à partir d’un bâtiment situé dans les eaux internationales est beaucoup plus facile à mettre en œuvre qu’un lancement aérien et ne nécessite pas d’autorisation de survol (http://www.meretmarine.com/fr/content/missiles-de-croisiere-navals-une-capacite-qui-fait-defaut-la-france). C’est l’une des raisons pour lesquelles il a été surtout question du positionnement de navires américains équipés de missiles de croisière au large de la Syrie il y a quelques semaines lorsqu’il s’agissait de faire pression sur Bachar El Assad.
- Les détails de cette histoire tragicomique, où la médiocrité le dispute au sublime, ne commenceront d’être connus qu’une vingtaine d’années plus tard.
À l’époque, États-Unis et URSS se livrent à une concurrence sans merci notamment par l’entremise de leurs programmes spatiaux. En 1969, trois mois après qu’Armstrong ait mis le pied sur la lune, Brejnev se sent obligé de déclarer que l’astronautique soviétique n’a jamais visé la Lune (ce qui est faux) mais à l’établissement de stations spatiales permanentes. Il s’oblige ainsi à devancer les Américains qui prévoient de lancer leur station Skylab en 1973. Ainsi commence un programme qui s’appellera finalement Saliout (salut en russe). La première station, Saliout 1 (plus de 18 tonnes), est mise en orbite en avril 1971. Elle est rejointe quatre jours plus tard par un équipage à bord de Soyouz 10 mais celui-ci ne parvient pas à entrer dans la station à la suite d’une défaillance électrique. En juin, l’équipage de trois hommes de Soyouz 11 réussit son rendez-vous et, cette fois, pénètre dans Saliout, mais une semaine plus tard un feu se déclare. Ils parviennent à l’éteindre mais leur vol en est abrégé. Au moment de la séparation du module de descente, un défaut d’allumage des boulons explosifs ouvre des valves prévues pour ne s’ouvrir qu’au voisinage du sol. L’air s’échappe tandis que l’équipage tente en vain de trouver les fuites. En 30 secondes la capsule se vide de son air, l’équipage perd conscience et meurt peu après. Le vaisseau ramène les malheureux à Terre où ils auront des funérailles nationales.
Une version militaire, Saliout 2, est lancée en avril 1973 mais 13 jours après le lancement un feu électrique se déclare à bord et la station se disloque… Un mois plus tard, une nouvelle station Saliout est lancée mais une défaillance du système de contrôle d’orientation entraîne sa perte. La mission est rebaptisée Cosmos 557 pour dissimuler l’échec. En juin 1974 c’est au tour de Saliout 3, également militaire et équipée d’une mitrailleuse lourde pour se défendre d’une agression américaine ! Un premier équipage de deux hommes y accède et y travaille 15 jours. Un second équipage tente de s’y amarrer en août mais le système de rendez-vous automatique ne fonctionne pas correctement ; au bout de 3 tentatives qui auraient pu se solder par une collision catastrophique, la mission est annulée. Saliout 3 est détruite en janvier 1975 par rentrée dans l’atmosphère.
Une version civile, Saliout 4, est lancée fin décembre 1974. Les deux cosmonautes de Soyouz 17 y travaillent 30 jours ce qui est un record. Ceux de Soyouz 18a en avril ont moins de chance : le lancement échoue mais le système de sauvetage fonctionne et ils survivent. En mai, l’équipage de Soyouz 18 reste 63 jours dans la station et revient en meilleure forme que ses prédécesseurs.
Saliout 5 est à nouveau une version militaire (mais sans mitrailleuse !) mise en orbite en juin 1976. Deux cosmonautes la rejoignent en juillet à bord de Soyouz 21 pour un séjour prolongé. Mais ils reviennent en août fort éprouvés. On soupçonne que la mission a été interrompue à la suite d’un conflit entre les deux hommes. Soyouz 22 en septembre est une mission sans rapport avec Saliout. Soyouz 23 échoue faute de réussir son rendez-vous avec Saliout. Le module de rentrée atterrit de nuit sur un lac au milieu d’une tempête ! L’équipage de Soyouz 24 rejoint la station en février 1977 mais son séjour est de courte durée. Saliout 5 ayant épuisé son carburant rentre dans l’atmosphère en août 1977.
Par la suite, les stations Saliout 6 (1977-1982) et 7 (1982-1991) seront améliorées de manière à pouvoir être ravitaillées en vivre, eau, oxygène par des vaisseaux automatiques Progress dérivés du Soyouz. La base des stations Saliout servira de module central auxquels seront progressivement attachés d’autres modules pour former la station Mir (1986 à 2001) et l’actuelle Station spatiale internationale (depuis 2000).
Pour en savoir plus, voir l’excellent article : http://fr.wikipedia.org/wiki/Saliout
- La voie des négociations a heureusement été suivie. Dès 1972, le traité SALT I (Strategic Arms Limitation Talks) signé par les Américains et les Soviétiques limite pendant cinq ans les armes nucléaires offensives. En 1979, Jimmy Carter et Leonid Brejnev signent le traité SALT II qui est appliqué jusqu’en 1986. En 1985 les négociations START (Strategic Armament Reduction Talk) commencent à Genève et aboutissent, après trois rencontres au sommet, à l’accord START I signé à Moscou (1992) et START II (1993).
Entre temps, d’autres négociations ont visé les missiles à courte et moyenne portée essentiellement déployés en Europe. Le traité INF (Intermediate Nuclear Forces) signé en 1987 décide la suppression de tous les missiles d’une portée comprise entre 500 et 5000 km, interdit leur fabrication et leur essai, et prévoit des mesures de vérification des accords. Il en résulte la destruction de 429 missiles aux États-Unis (130 Pershing II et 309 missiles de croisière lancés du sol) et de 857 missiles en URSS (405 SS-20, 65 SS-4, 726 SS-12 et 200 SS-23).
Il faut aussi mentionner le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) signé pour une durée de 25 ans en juillet 1968 dans le cadre de l’ONU par la plupart des pays, sauf Inde, Israël, Pakistan et Sud-Soudan. Les pays détenteurs de l’arme nucléaire avant janvier 1967 (États-Unis, URSS, Royaume-Uni, France, Chine), qui sont aussi membres permanents du Conseil de sécurité, s’engagent à ne pas aider d’autres pays à acquérir de telles armes, et les non-détenteurs s’engagent à ne pas essayer d’en avoir. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), créée en 1956, est chargée de l’application du traité. En 1995 le TNP a été reconduit pour une durée illimitée. Pourtant la Corée du Nord s’en est retirée en 2003 et a procédé depuis à trois essais nucléaires souterrains (le dernier en date a eu lieu le 12 février 2013). L’Iran a repris son programme nucléaire en 2006 : il entend enrichir lui-même l’uranium à des fins civiles (une centrale nucléaire a été mise en service en 2011 et une autre est en construction) mais refuse l’inspection de ses installations par l’AIEA qui seule garantirait que ce programme ne viole pas le TNP. Les négociations de Genève entre les membres permanents du Conseil de sécurité (plus l’Allemagne) et l’Iran commencées il y a dix ans visent à sortir de l’impasse. Interrompues la semaine dernière par la France, qui redoute les dangers d’un mauvais accord, elles devraient reprendre cette semaine…