Le monde dans lequel nous vivons en 1975 est en grande partie le produit de révolutions scientifiques survenues au cours du dernier tiers de siècle : les ordinateurs, l’électronique, le nucléaire par exemple.
Or, aucune de ces révolutions n’était prévisible dix ans avant qu’elles fussent accomplies.
Je voudrais montrer dans cet article que notre ignorance du futur est encore plus grande maintenant et qu’elle ne cesse de grandir avec nos connaissances. Et que, par conséquent, comme je l’ai dit dans mes précédentes chroniques, l’idée d’un futur planifiable est une illusion1.
On se rappelle le principe des expériences de Pavlov sur le réflexe conditionné : le chien à qui l’on donne sa pâtée en agitant une cloche, la salivation que l’on obtient de lui ensuite en agitant la cloche sans pâtée, etc.
On se rappelle aussi les innombrables techniques d’apprentissage grâce auxquelles les chercheurs de psychologie animale obtiennent depuis un demi-siècle de l’animal des performances extraordinaires que celui-ci ne réalise pas dans la nature : par exemple, les pigeons de Skinner jouant au ping-pong, ou même (cela a été fait par l’armée américaine) assurant le pilotage d’une fusée2.
Toutes ces techniques ont quelque chose de commun : l’animal apprend par un processus conscient ou, si on préfère ne pas parler de conscience dans le cas d’un animal (précaution de style qui me paraît tout simplement superstitieuse)3, il apprend par l’intermédiaire du système nerveux central. C’est le système nerveux central qui entend la cloche, c’est lui qui dirige la balle de ping-pong ou la fusée. Le système nerveux central apprend en enregistrant quand il se trompe et quand il réussit, et il corrige ses erreurs jusqu’à la réussite.
Maintenant, faisons une supposition et, pour mieux comprendre ce qu’elle a d’a priori extravagant, faisons-la, non plus sur l’animal, mais sur l’homme.
Supposons que le système nerveux autonome, c’est-à-dire inconscient, celui qui par exemple règle notre tension artérielle et l’activité de notre rein, soit lui aussi capable d’apprentissage. Alors on pourrait faire l’expérience suivante, complètement absurde et impossible, n’est-ce pas ?
Faisons asseoir un homme dans une pièce vide, sans rien lui expliquer, et couvrons-le d’appareils enregistreurs, électro-encéphalographe, électromyographe (qui mesure l’activité nerveuse des muscles), électrocardiographe, pléthysmographe (qui mesure l’activité des petits vaisseaux sanguins), etc. Ces appareils transforment leurs mesures en petits courants électriques qui sont observés et enregistrés dans une autre pièce, loin des regards de l’homme assis dans sa cellule. Les savants qui regardent les aiguilles s’agiter et enregistrer leurs tracés dans cette seconde pièce sont immédiatement au courant de toute modification inconsciente survenue dans le corps du sujet. Par exemple, ils savent si son pouls accélère légèrement (ce que lui ignore), si son oreille droite devient un peu plus chaude que l’autre (très peu, un degré, ce que lui ignore aussi, bien sûr), si sa tension artérielle subit d’infimes variations, etc.
Supposons enfin que les biologistes attablés devant les pupitres où se lisent ces petites variations se disent « Nous allons récompenser notre reclus chaque fois que, disons, sa tension artérielle marquera une légère baisse : comme il s’ennuie dans sa cellule, toute baisse sera immédiatement suivie (et ce sera là la récompense) de la projection, sur le mur de ladite cellule, en face de lui, d’une limage agréable, beau paysage, visage souriant d’une jolie nana (le sujet est toujours un jeune étudiant).
Franchement, est-il vraisemblable que, quelque chose dans l’inconscient ? l’esprit ? du jeune étudiant comprenne: 1° qu’on est en train d’observer sa tension artérielle plutôt qu’autre chose ? 2° que les images agréables surgissent automatiquement chaque fois que sa tension baisse imperceptiblement ? et surtout, 3° que ce quelque chose, esprit, inconscient, appelons-le comme on voudra, sache comment s’y prendre pour faire baisser et encore baisser sa tension afin d’obtenir plus de beaux paysages et plus de jolies nanas sur le mur ?
Hypothèse absurde car, d’abord, personne n’est capable de déceler dans son organisme une très légère baisse de tension artérielle, et surtout personne (sauf quelques yoghis) ne sait modifier à volonté cette tension. Donc, cette expérience absurde, qui mélange de façon impossible l’action des deux systèmes nerveux, central et autonome, est impossible, et on ne s’avisera jamais de la tenter. Seul un ignorant peut en avoir l’idée. Que cet ignorant ne s’avise pas d’aller plaider des crédits devant une Commission de répartition pour la tenter ! « Mon ami, lui répondra-t-on, allez donc relire un peu vos manuels. » Heureux s’il ne se fait pas éjecter pour incompétence !
J’ignore quelles étaient les pensées du psychophysiologiste Neal E. Miller lorsque, vers les années 40, il eut cependant pour la première fois l’idée qu’une expérience de ce type était possible et qu’il fallait la tenter4. Miller avait travaillé sur l’apprentissage avec un autre Américain du nom de Pollard. Plus tard, il avait collaboré à Yale avec l’Espagnol José Delgado, célèbre pour ses expériences sur la stimulation électrique du cerveau (a)5. Quoi qu’il en soit, pendant de nombreuses années, Miller soutint (et fut le seul à soutenir) que l’on pouvait pratiquer l’apprentissage inconscient. Appréciation à l’époque improuvable, car dans le tableau que j’ai fait ci-dessus d’une expérience de ce genre, j’ai omis tous les détails techniques, dont le principal est l’usage obligatoire d’un ordinateur pour comparer instantanément toute variation infinitésimale avec le tracé antérieur des aiguilles, donc pour déceler la variation que l’on se propose de récompenser. Il n’y avait pas à l’époque d’ordinateur disponible pour les biologistes.
Je résume ce qui s’est passé par la suite. À force de parler de son idée, Miller finit par persuader un étudiant, Jay Trowill, de se lancer dans les inextricables investigations et réflexions préliminaires (Miller, principalement psychologue, n’avait que l’idée : il lui fallait un expérimentateur très qualifié et imaginatif). Trowill a enfin une idée expérimentale convaincante : il fera l’expérience sur des rats paralysés au curare et maintenus en vie par un poumon artificiel.
Et cela marcha ! J’expliquerai le détail (passionnant) de l’expérience la prochaine fois6. Mais voyons-en les conséquences sur l’homme : il est possible, sans que le sujet s’en doute, de conditionner même ce qui échappe à sa pensée consciente.
Plus de deux cents laboratoires travaillent la question en 1975 rien qu’aux États–Unis. Parmi les savants qui se sont lancés dans ces programmes, certains sont à la recherche d’une redécouverte « laïcisée » des disciplines corporelles mystiques. Ils affirment, non sans se rencontrer quelque peu avec des théologiens des états mystiques comme les PP. Poulain et Maréchal7, que l’action sur le corps n’est pas sans effet sur l’esprit. Cela va-t-il quelque part, et, si oui, où ? Bien malin qui le dira. Bien malin qui fait des plans de société future sans tenir compte de telles incertitudes.
Je crois, quant à moi, que le monde futur ne se fait que dans le désordre ; que si on tente de lui donner forme rationnelle, ce désordre brise les cadres qu’on lui impose, créant un désordre plus grand ; et que tout ce qu’on peut faire pour n’être pas écrasé par lui, c’est d’en tempérer un peu à l’avance les inconvénients, et de courir aussi vite que lui…
Aimé MICHEL
P.-S. – Quelques lecteurs se sont étonnés que dans mon article sur la Gnose de Princeton (FC-E, n° 1487), j’aie cité Merleau-Ponty comme un philosophe des sciences, C’est qu’il y a deux Merleau-Ponty, Maurice et Jacques, père et fils ! C’est de Jacques qu’il était question8.
(a) Il y a dans les spectaculaires expériences de Delgado, dont peut-être je reparlerai, la preuve que les deux systèmes nerveux peuvent avoir plus de connexions qu’on ne croyait9.
Chronique n° 211 parue dans F.C. N° 1491 – 11 juillet 1975
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 15 septembre 2014
- Le mot « imprévisible » revient très souvent sous la plume d’Aimé Michel car « De l’abîme de notre ignorance ne cessent de surgir l’imprévisible, l’improbable, l’impossible. » ((L’Apocalypse molle, Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com, p. 208). Cela ne l’a nullement empêché de scruter l’avenir à très long terme de l’humanité.
- Sur le célèbre, et bien entendu controversé, psychologue behavioriste Burrhus F. Skinner, voir la chronique n° 151, Les poux, les enfants et le lion – Skinner, Walden II et Twin Oaks : une société régie par les lois de la science ? (29.04.2013).
- Aimé Michel s’est beaucoup intéressé au comportement des animaux qu’il soit étudié au laboratoire par la psychologie animale ou dans la nature par l’éthologie. Il en avait conclu que les animaux sont non seulement intelligents, surtout les oiseaux et les mammifères, mais aussi conscients. Ces idées, surtout sur la conscience animale, étaient très mal reçues dans les laboratoires à l’époque. Elles sont aujourd’hui beaucoup mieux acceptées.
- J’ai eu l’occasion de parler de Neal Miller à propos du biofeedback dans la chronique n° 204, L’inconscient domestiqué ? – L’univers spirituel de nos petits-enfants est totalement imprévisible, (30.09.2013). Il fut l’auteur de remarquables expériences que résume ici Aimé Michel sur le contrôle volontaire de processus inconscient. Mais, fait peut-être tout aussi remarquable, il constata qu’au fil du temps ces expériences réalisées dans divers laboratoires devenaient de moins en moins probantes au point de retomber finalement au niveau du hasard. Ainsi s’acheva une dizaine d’années plus tard un chapitre prometteur de ce qu’on appelait alors la psychophysiologie.
- Jose Delgado est un autre de ces psychophysiologistes qui connut son heure de gloire au début des années 70 et qu’on ne cite plus guère aujourd’hui. Pourtant il fut le premier en 1952 à publier avec un collègue un article décrivant l’implantation à long terme d’électrodes dans le cerveau humain, technique toujours utilisée de nos jours. Pour ceux qui ne l’ont pas oublié un petit parfum de scandale, largement imméritée, continue de flotter autour de son nom qu’un article de John Horgan paru en octobre 2005 dans le Scientific American contribue à éclairer.
Delgado nait en 1915 en Espagne. Pendant ses études de médecine il sert l’Armée républicaine ce qui lui vaut cinq mois en camp de concentration. En 1946, il obtient une bourse de recherche à l’université de Yale. Il accepte un poste dans le laboratoire de John Fulton qui avait le premier montré en 1935 que l’enlèvement des lobes préfrontaux du cerveau pouvait calmer un chimpanzé violent. Le psychiatre portugais Egas Moniz appliqua cette méthode à des patients atteints de psychose et rapporta d’excellents résultats, si bien que la lobotomie devint un traitement fort en vogue des maladies mentales. (Moniz obtint le prix Nobel en 1949 en compagnie du Suisse Walter Rudolf Hess qui était parvenu à induire colère, faim ou sommeil en stimulant différents endroits du cerveau avec des fils implantés.)
Delgado trouvant la lobotomie horrible considère qu’il vaut mieux suivre la voie ouverte par Hess ainsi que le Canadien Wilder Penfield plutôt que celle de Moniz. Servi par ses talents en matière de technologie il invente un dispositif miniature qu’il appelle « stimocepteur » (stimoceiver, par association des mots « stimulateur » et « récepteur ») qui utilise la radio pour commander les stimulations à distance et recevoir les signaux enregistrés dans le cerveau, ce qui évite au patient de porter un équipement volumineux. À la suite de son article de 1952, au cours des 20 années qui suivent, Delgado implante des électrodes dans le cerveau de nombreux mammifères. Il réalise son expérience la plus connue, immortalisée par une photo célèbre, à Cordoba en 1963 : il stoppe en pleine course un taureau qui fonce sur lui en déclenchant grâce à un émetteur radio un courant électrique dans l’électrode préalablement implantée dans le noyau caudé du cerveau de l’animal. Il opère également au fil des années 25 patients schizophrènes ou épileptiques. Si l’électrode est implantée dans le cortex moteur, l’expérimentateur peut déclencher des mouvements des membres ou de la tête que le patient perçoit souvent (mais pas toujours) comme extérieurs à sa volonté propre. Si elle est insérée dans le système limbique, il peut induire des émotions diverses : colère, peur et même euphorie chez un patient déprimé ou souffrant. Malheureusement, Delgado est le premier à le reconnaître, ces résultats demeurent imprévisibles, variant entre les patients et chez le même patient. En 1969 il fait un bilan de ses recherches dans un livre intitulé Contrôle physique de l’esprit : vers une société psychocivilisée.
Le scandale survient au début des années 70. D’abord, deux chercheurs de Harvard, Frank Ervin et Vernon Mark, qui ont brièvement collaboré avec Delgado, suggèrent dans leur livre La violence et le cerveau (1970) que la stimulation cérébrale et la psychochirurgie pourraient mettre fin aux tendances violentes des révoltes noires. Puis, en 1972, un psychiatre, Robert Heath, rapporte qu’il a essayé de modifier les orientations sexuelles d’un homosexuel par une stimulation du système limbique lors d’une relation sexuelle avec une prostituée ! Son confrère Peter Breggin, amalgamant Delgado, Ervin, Mark, Heath et les partisans de la lobotomie, accuse alors ces chercheurs de vouloir créer une société dans laquelle tous ceux qui dévient de la norme seront chirurgicalement mutilés. Il y présente Delgado comme le grand partisan du « totalitarisme technologique ». L’année suivante le neurophysiologiste Elliot Valenstein, dans son livre critique Contrôle du cerveau, soutient que les implants cérébraux sont moins précis et bénéfiques pour le patient qu’on ne l’a dit (ce que Delgado avait déjà écrit). Le scandale est à son comble quand une femme intente un procès à Delgado en prétendant qu’il l’a implantée à son insu ! (Delgado établira qu’il n’a jamais rencontré la plaignante).
Au milieu de ce brouhaha, le ministre espagnol de la santé invite Delgado à participer à l’organisation d’une nouvelle école médicale à l’Université Autonome de Madrid. En 1974, Delgado accepte, non pour fuir les attaques dont il est l’objet dit-il, mais en raison des conditions qu’on lui offre. C’est là qu’il poursuit ses recherches jusqu’au début des années 90, fondées non plus sur des implants mais sur des techniques non-invasives par impulsions électromagnétiques. Mais ses travaux, publiés pour beaucoup dans des journaux espagnols, attirent peu l’attention tandis qu’aux États-Unis la recherche sur la stimulation cérébrale et la psychochirurgie, enlisée dans les controverses éthiques, cesse au profit de la psychopharmacologie. Il faut attendre la fin des années 90 pour que la recherche sur les implants reprenne, stimulée par les progrès de l’informatique, de la microélectronique et de l’imagerie cérébrale. On les utilise aujourd’hui pour traiter la maladie de Parkinson (une équipe grenobloise s’est illustrée dans ce domaine), l’épilepsie, la paralysie, les douleurs chroniques, la surdité (implant cochléaire), la cécité (rétine artificielle)… Mais Delgado est rarement cité dans ces articles, en partie par ignorance mais aussi en raison du peu d’importance donné aux travaux anciens dans les articles scientifiques.
- Aimé Michel reparle effectivement de cette expérience dans la chronique n° 213, Le témoin caché, que nous mettrons en ligne la semaine prochaine.
- Les pères jésuites Auguste Poulain et Joseph Maréchal sont les auteurs de traités sur les mystiques : Des grâces d’oraison. Traité de théologie mystique (Beauchesne, Paris, nombreuses éditions dont la 10e date de 1922) pour le premier et Études sur la psychologie des mystiques (Charles Beyaert, Bruges et Félix Alcan, Paris, 1924, en deux volumes) pour le second.
- Non pas le fils mais le cousin ! Voir la chronique n° 207, La gnose de Princeton – Vers un spiritualisme scientifique (07.07.2014).
- Il ne me semble pas qu’Aimé Michel ait reparlé des expériences de Delgado.