Que de fois, lisant les livres de Koestler, j’ai regretté l’absence d’un Koestler français ! J’entends par là d’un homme ayant à la fois le don de l’écriture et celui de la curiosité scientifique, capable de pénétrer comme un professionnel la technicité d’un dossier pour aller au fond, d’y appliquer sa réflexion, d’en extraire la substance philosophique et de la porter au niveau où les disciplines, à cause de leur spécialisation, ne se rencontrent jamais 1 . Il s’agit là, en effet, d’une démarche dont les savants ne peuvent pas se charger. Il est (à juste titre), mal vu qu’un spécialiste pose des questions vagues, impossibles à résoudre ou même à formuler dans le cadre de sa spécialité. Or, ces questions vagues sont le moteur de toute curiosité, y compris celle du spécialiste. Le savant est presque toujours animé, sa vie durant, par l’élan que de telles questions donnèrent à son esprit au temps de son enfance. Devenu adulte, il ne peut plus s’y référer ouvertement. Cela ne se fait pas.
Dans les pays de langue anglaise, Koestler a réussi à s’imposer à l’estime des savants sans cesser de passionner son public. Combien de vocations scientifiques aura-t-il suscitées ! Et son dernier livre (a) montre jusqu’où peut se porter l’action d’un esprit de cette sorte : il est, en effet, évident que l’Etreinte du crapaud a été suscité par la conjuration d’une brochette de savants éminents (Thorpe, Hyden, Waddington, etc.), décidés à remettre en question les fondements du darwinisme. En ce moment, de nombreux biologistes méditent ce livre et réfléchissent aux moyens de reprendre les expériences de Kammerer 2.
« Tous les génies sont des anormaux »
Je repensais à l’œuvre si singulière de Koestler en lisant le dernier livre d’un auteur qui a tout ce qu’il faut pour devenir, s’il le veut, le Koestler français : Gabriel Veraldi (3)(3) 3.
L’aventure personnelle de Veraldi ne ressemble à aucune autre dans les lettres françaises contemporaines. Quand il fut, voilà déjà quelques années, le plus jeune lauréat du prix Fémina, on put croire que le Tout-Paris comptait un auteur à la mode de plus. On put s’attendre à voir, désormais chaque année aux prunes un nouveau Veraldi dans les vitrines, et une autre banale carrière de romancier se développer selon les règles bien connues. Or, Veraldi disparut à peu près complètement du petit monde des lettres. Que faisait-il ? Il étudiait. Il lisait. En anglais, en français, en italien, en allemand. Bientôt même, il quittait Paris et s’installait en Suisse. Que diable peut faire un prix Fémina en Suisse ? On se le demande.
Bientôt, cependant, le nom de Veraldi commença de réapparaître, mais, perplexité, dans des revues techniques : anthropologie, linguistique, psychologie. Et voici qu’avec sa femme il vient de signer un livre que lui-même, sans doute, eût été bien étonné de lire au temps où ces dames du Fémina le vouaient au roman, et qui est le plus intéressant que j’aie lu jusqu’ici en français dans le domaine des sciences humaines : il s’agit d’un bilan des recherches expérimentales faites dans le monde sur les mécanismes de la création et du génie (b).
Il s’agit, en fait, de plus que cela, et c’est pourquoi j’ai pensé à Koestler : Gabriel et Brigitte Veraldi ne se bornent pas à divulguer des connaissances perdues dans l’ésotérisme de revues techniques inaccessibles au profane. Cette divulgation s’accompagne d’une constante réflexion critique. Par exemple, un psychiatre affirme que les génies étant « tous des anormaux », les progrès de la médecine les feront disparaître. Son analyse rendue publique lors d’un Congrès et consignée ensuite dans une publication savante, va ainsi se répandre dans les milieux psychiatriques.
En quoi est-elle fondée ? « Sur cinq ans de réflexion », dit le psychiatre. Car la psychiatrie est un art, comme la médecine. Elle procède le plus souvent par empirisme et s’exprime dans un discours. Peut-on aller plus loin, procéder expérimentalement ? Il faudrait, pour cela, tester statistiquement un grand nombre d’esprits supérieurs, contrôler s’ils sont des « anormaux », comparer ensuite leur mortalité et leur morbidité avec un échantillonnage aléatoire de gens ordinaires. Le psychiatre l’a-t-il fait ? Non. Ce n’est pas là un travail de psychiatre. Mais des psychologues, oui. Veraldi a étudié les travaux de ces psychologues. Il en confronte les résultats avec les affirmations du psychiatre.
Résultat : il ne reste rien de celles-ci. Et voici en quoi cette confrontation est intéressante : c’est que, sauf curiosité personnelle, les psychiatres ne sont guère fondés à lire les travaux des psychologues, et inversement. Le résultat de ces « cinq ans de réflexion » pourra donc se propager indéfiniment et impunément dans le cadre de la psychiatrie, ne rencontrant jamais sa réfutation. Celle-ci existe ailleurs, mais personne n’en sait rien, à moins qu’une curiosité polyvalente ne vienne à la découvrir. 4
Cette curiosité polyvalente et critique est la règle des Veraldi. C’est pourquoi leur livre est hautement recommandable et constitue en français la meilleure initiation aux démarches qui font actuellement leurs preuves dans les sciences humaines.
J’entends par sciences humaines les vraies sciences, celles qui se prêtent à des contrôles, non les baudruches remplies de mots que l’on nous sert trop souvent en France sous ce nom, y compris dans les Universités. Les Veraldi en dégonflent joyeusement quelques-unes au passage. .
Sauvegarder l’esprit critique
Suis-je dans l’erreur ? Cette façon de contrôler la validité d’une idée me paraît très représentative de la réflexion moderne. Elle consiste à rechercher tout bêtement le spécialiste qui a étudié la question, et que personne, hors ses collègues, ne connaît. Et il y a presque toujours un spécialiste et une technique. Le tout est de le savoir.
Ces quelques exemples semblent annoncer l’apparition d’un nouveau type d’homme de sciences dont la spécialité serait d’en avoir plusieurs, de lire très vite et beaucoup, de confronter les disciplines, et finalement, de poser des questions. Il en existe déjà quelques-uns, comme en Angleterre, Popper, Polanyi, Medawar, et en France Laborit ou de Cayeux. Et, bien entendu, Koestler. Il faut être très attentif à la réflexion de ces esprits, dont l’éclosion témoigne que l’intelligence humaine échappera toujours au carcan de la spécialisation. Rien de précis et de concret ne peut être fait que par le spécialiste, et c’est toujours lui qui tranche en définitive. Mais souvent les questions dont il décide ont été posées par d’autres. Sans doute en sera-t-il de plus en plus ainsi à mesure que se mécaniseront davantage les processus de la pensée 5. Lorenz l’a dit : l’homme est par naissance le spécialiste de la non-spécialisation.
Aimé MICHEL
(a) Auquel j’ai consacré une récente chronique (France Catholique, n° 1314, 18 février 1972).
(b) Gabriel et Brigitte Veraldi : Psychologie de la Création (Denoël, CEPL, Paris, 1972).
Les notes de (1) à (5) sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 82 parue initialement dans France Catholique – N° 1318 – 17 mars 1972.
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Deux livres à commander :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.
Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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- Le grand mérite de Koestler est d’avoir « réussi à s’imposer à l’estime des savants sans cesser de passionner son public ». Aimé Michel fait également l’éloge de Gordon Rattray Taylor qu’il dépeint ainsi : « Taylor n’est ni un grand écrivain, ni un philosophe original. C’est un esprit distingué, un homme de culture, muni d’immenses lectures, qui a beaucoup réfléchi. Mais ses lectures sont scientifiques. Il réfléchit, comme nos sages à nous, sur l’homme, la société, le bonheur, la politique, la destinée. Mais il va chercher ses faits et ses arguments dans la biologie, l’anthropologie, l’éthologie, le « management » (mot intraduisible !), la technologie (mot qui, dans son sens actuel, nous vient aussi de l’anglais). » (voir la chronique n° 188, Science et culture, parue ici le 23 mai 2011).
Aimé Michel regrette peut-être un peu vite « l’absence d’un Koestler français » : un auteur comme Jean Fourastié a pu jouer ce rôle. Il est clair également qu’Aimé Michel se plaçait lui-même sur ce terrain de « poseur de questions » et de « spécialiste de la non-spécialisation » selon le mot de Lorenz qu’il cite à la fin.
- Aimé Michel a consacré la chronique n° 77, La science sauvage, parue ici le 16 mai 2011, à ce livre de Koestler qui tente de réhabiliter la mémoire de Kammerer. Quoiqu’on pense du darwinisme il me paraît douteux que ces expériences puissent sérieusement le remettre en cause (voir ma note à ce propos en marge de cette chronique).
- Gabriel Veraldi, né à Annecy en 1926, est mort le 23 avril 2009 dans sa 83e année. Il se fit connaître par son premier roman, À la mémoire d’un ange, publié par Gallimard en 1953, qui eut trois voix au Prix Goncourt, puis par La Machine humaine, également chez Gallimard, qui fut lauréat du Prix Femina l’année suivante. Il abandonne ensuite la littérature pour faire de la politique dans le cabinet d’Edgar Faure et même du renseignement (il se révèle par la suite spécialiste du roman d’espionnage), travaille dans l’industrie et le développement international, et publie des travaux en sciences humaines. « Il ne pouvait être que “le premier à Paris” et il a préféré le trouble silence helvétique » écrit de lui François Nourissier de l’Académie Goncourt. En 1999, Pascal Bertschy du journal Le Matin le décrit ainsi : « L’allure élégante, le verbe fringant, une constante curiosité de tout, un savoir encyclopédique, un parcours incroyable et une belle robustesse face aux ideés reçues : voici Gabriel Veraldi. » Dans un entretien avec ce journaliste, il confie : « À Paris, au début des années 50, j’étais un auteur à la mode. Cette gloire-là ne dure jamais. Mais, pendant que ça dure, c’est rigolo : on sort les soirs, on gagne des prix et l’argent, on voit confortablement le monde depuis la terrasse d’un bistrot littéraire… Or moi, ce que je voulais, ce n’était pas faire carrière, mais savoir ce qui se passait dans le monde. Tout voir et, si possible tout comprendre. Je suis donc parti et, aujourd’hui, je crois avoir fait un tour à peu près complet des choses. »
Dans les années 60, comme Aimé Michel, il est un des principaux collaborateurs de la revue Planète. Celle-ci, fondée par Louis Pauwels et Jacques Bergier, connut un grand succès : avec ses éditions étrangères elle atteignit 500 000 exemplaires en 1965. Veraldi y signe plusieurs articles, notamment : Mystères autour de la mort de Mussolini (n° 2), Quand l’Angleterre cessa d’être une île (n° 3), Les phénomènes politico-religieux actuels (n° 5), Sexe et société (n° 7), Qu’est-ce que la sémantique générale ? (n° 9), Naissance de l’humanisme évolutionnaire (n° 12), L’explosion de l’humanité : L’humanité risque-t-elle de devenir plus bête ? (n° 14), Le matérialisme (n° 22, 23 et 24). En 1969-70 Veraldi donne trois articles à la revue Communication et langages où il s’inquiète du développement d’une communication « généralisée, multilatérale, écrite et orale ». « [N]ous vivons, écrit-il, (…) dans une société tassée, où nous devons partager les soucis de gens que nous ne rencontrerons jamais directement, qui sont à la fois étrangers et obsédants. Certes, ce qui se passe à Saigon ou à Jérusalem ne peut plus nous être indifférent. Mais 1) nous ne sommes pas équipés biologiquement pour cette “massification” et cet écrasement des perspectives ; 2) nos capacités d’intervenir dans ces situations lointaines étant à peu près nulles, nous subissons des stimuli sans que des réactions appropriées soient possibles. D’où une tension qui s’ajoute aux effets directs de la surpopulation, déjà difficilement tolérables. » (Disponible sur www.persee.fr).Toute l’œuvre ultérieure de Veraldi montre qu’il resta fidèle à l’esprit de Planète. En 1989, il publie Pauwels ou le malentendu chez Grasset, à la fois biographie et essai, dont il fait un portrait inattendu, loin des idées reçues. En 1996, il préface avec Louis Pauwels et Jacques Mousseau une anthologie des meilleurs articles parus dans Planète. En 2000, il revient au roman avec Le dernier pape (L’âge d’homme, Lausanne). Dans cet ouvrage de politique-fiction, écrit avec son ami Jacques Paternot, un pape noir succède à Jean-Paul II en 1999 puis démissionne, provoquant l’implosion de l’Église et une panique planétaire. C’est le prétexte d’une enquête haletante teintée de métaphysique et d’humour sur les dessous de la politique depuis 1950 dans un monde chaotique de sexe, de sang et de manipulation des esprits. En 2002 il traduit le livre dirigé par le physicien anglais Peter Sturrock de Stanford, La science face à l’énigme des ovnis, puis en 2006 celui de Dean Radin, La conscience invisible. Le paranormal à l’épreuve de la science. La même année il publie ses entretiens avec son ami Marcel Odier,La psycho-physique. Vers un humanisme scientifique, consacrés également à la parapsychologie.
Dans son faire part de décès (www.hommages.ch) on peut lire : « Notre père nous prie d’exprimer ses remerciements à tous ceux qui l’ont accompagné au long de cette vie. En particulier − dans le passé, Aldoux Huxley, Madame Simone, Louis Pauwels, Jacques Bergier – et dans le présent, Marcel et Monique Odier dont l’amitié fut une seconde famille. » (« Madame Simone » est vraisemblablement Simone Gallimard).
- Parmi les psychologues qui se sont interrogés sur l’« anormalité » des génies citons l’Américain Lewis M. Terman qui s’intéressa toute sa vie aux enfants surdoués et s’attacha à suivre la vie de plusieurs d’entre eux. Il montra qu’ils n’étaient nullement asociaux et que leur réussite sociale et professionnelle n’était pas inférieure à la moyenne (voir la chronique n° 66, Les paradoxes du génie, parue ici le 21 février 2011).
- La mécanisation de la pensée peut s’entendre en au moins deux sens. Le premier sens, le plus immédiat, celui qu’Aimé Michel a ici présent à l’esprit, est purement technique : c’est la mécanisation offerte par l’ordinateur utilisé comme « prothèse mentale », qu’il permette une automatisation du raisonnement par une programmation adaptée ou bien la mécanisation de la mémoire par la recherche d’informations éparses et l’accès très rapide à celles-ci (cf. le moteur de recherche Google). L’autre sens, plus inquiétant par ses conséquences philosophiques, est celui de la mécanisation de la pensée telle qu’elle conçue en neurosciences, sciences cognitives et sciences de l’éducation, toutes disciplines qui supposent souvent que la pensée humaine peut elle-même se réduire à un mécanisme, prenant ainsi à la lettre la métaphore de l’ordinateur. Ce n’est nullement l’idée d’Aimé Michel. La pensée humaine ne va pas se dissoudre du fait de la mécanisation croissante de ses processus mais sa spécificité (l’invention, le génie parfois) va s’en trouver mieux mise en lumière.