Beaucoup sont angoissés : « Mon Dieu, où allons-nous avec cette science qui échappe à la maîtrise de l’homme, avec cette technologie de plus en plus destructrice de la nature, avec cette croissance dont on ne peut ni se passer ni s’accommoder ? »
Cette inquiétude exprime un vrai gâchis intellectuel, une complète incompréhension de la vraie nature de la science, de la technologie et de la croissance. Il est vrai que tout concourt à nous tromper : la science, la technologie, et une certaine forme effrayante de croissance sont bien là ; plus ou moins visibles sous nos yeux, et une espèce de logique primaire semble bien les lier l’une à l’autre, la science étant la locomotive de ce train maudit courant haut le pied à toute vapeur, vers une invisible, mais, pense-t-on, inévitable catastrophe. Combien de fois avons–nous lu et entendu cette analyse !
Or cette analyse est fausse. La science peut fort bien se passer de technologie. Certes, la science expérimentale utilise des technologies de plus en plus fines. Mais ces technologies-là ne sont pas menaçantes. Elles ne détruisent rien de la nature. Elles sont imperceptibles. Si par un coup de baguette magique on supprimait toute la technologie inutile (ou même nuisible) aux savants, la terre serait transformée en jardin et la science continuerait de plus belle à progresser. Les savants sont le groupe humain le moins pollueur.
Et même à ce que Pierre Schaeffer a appelé la « pollution mentale »1, c’est-à-dire l’invention et la propagation de pseudo-idées (le seul crime, dit Jacques Bergier, qui mérite la peine de mort), non seulement ils ne participent pas, mais ils opposent l’obstacle le plus inébranlable existant actuellement dans notre société, le scepticisme expérimental. Le scepticisme du savant, qui veut d’abord des preuves bien solides, nous garantit au moins des délires collectifs.
Les savants sont trop nombreux, trop puissants maintenant au moins dans les pays avancés (qui tiennent le monde) pour que certaines folies recommencent. Je ne dis pas qu’il n’existe pas des savants aussi fous que Hitler et Staline : pourquoi les savants seraient-ils le seul groupe humain qui n’ait pas ses fous ? Mais au sein du groupe, dans l’action que ce groupe exerce par sa seule masse indocile, cette inévitable minorité de fous est repérée et ne compte pas.
Il est vrai que le développement de la science a échappé au contrôle des hommes. Il faudrait, pour le dévier ou le compromettre, raser la terre entière, car même en Patagonie, même en Papouasie, il y a des docteurs ès sciences, des ingénieurs, des bibliothèques, d’où tout repartirait.
Voilà pour la locomotive. Qu’avons-nous donc à craindre de la science ? Savoir n’est-il pas bon ? Savoir n’est mal qu’à partir du mauvais usage. Et au mauvais usage commence le procès de la technologie.
La technologie destructrice utilise bien la science mais, je l’ai dit, la science n’en a que faire, elle peut exister sans elle (voyez les anciens Grecs), et même n’existe que mieux sans elle2. La technologie destructrice est le produit, non de la science, mais au contraire de notre ignorance des mécanismes économiques, ainsi que de l’action sur notre âme de mythes irrationnels et absurdes qui nous poussent à remplir nos maisons et toute notre vie d’un monceau de choses et d’activités inutiles mais chères, nécessitant la dépense de force matières premières et énergie.
À l’âge de bientôt 57 ans, il m’est arrivé d’être heureux et malheureux, comme à tout homme. Même en admettant l’idée la plus simpliste, celle des matérialistes, à savoir que nous sommes sur cette terre pour être heureux (mais je crois que nous y sommes pour bien plus que cela, ce qui n’empêche d’ailleurs pas d’y être heureux), je ne distingue aucune corrélation entre, d’une part, les hauts et les bas de ma situation matérielle et physique et, d’autre part, mon état heureux ou malheureux.
Je n’ai jamais rencontré personne qui m’ait dit avoir observé une telle corrélation, excepté naturellement ceux qu’accable une douleur physique intolérable, extinctrice de toute pensée (si je parle à la première personne, c’est pour limiter ce que j’affirme aux bornes de mes connaissances).
Donc, autant que je sache, l’homme ne serait ni plus ni moins heureux s’il jetait par la fenêtre tout ce qui lui sert à autre chose qu’à survivre, ou si on l’en privait. C’est-à-dire si on le privait de 80 % au moins de ce que produit sa technologie. Dans ce sens, la technologie actuelle pourrait disparaître à 80 % sans rien changer ni au progrès de la science ni au bonheur de l’homme.
À quoi donc servent ces 80 % ? À faire marcher nos sociétés avancées, qu’elles soient capitalistes ou socialistes, qui n’ont pas trouvé d’autre moyen de tenir debout. Sans ces 80 % de gaspillage, elles ne sauraient pas assurer à chacun les 20 % de richesse matérielle indispensables à toute survie3].
Puis-je, sans susciter les brocards, préciser par un exemple où commence, selon moi, l’idée de gadget ? Jusqu’au XVIIe ou XVIIIe siècle, selon les régions, porter des souliers par beau temps était considéré en France comme une affectation somptuaire et fastueuse, une insolence de riche. Le jeune Henri IV bataillait pieds nus. Socrate et Platon dissertaient aussi pieds nus, d’ailleurs. Être Socrate suffit à ma dignité.
Mais passons, et supposons que, pour une raison inconnue (elle l’est jusqu’ici), il soit impossible de faire marcher une société, de quelque type qu’elle soit, élaguée de 80 % de technologie inutile, pieds nus. On peut très bien imaginer, et l’on est d’ailleurs en train de créer, une technologie où la quantité de matière première utilisée tend vers zéro. La première industrie intégralement immatérielle, le software, est la seule qui ne connaisse pas la crise. Ses progrès sont foudroyants. Elle envahit et transforme toutes les autres industries. Rappelons-nous ce symbole : dans une carte perforée, la seule chose qui ait de la valeur, ce sont les trous4 !
Il n’y a donc aucune logique dans les croyances (nullement liées entre elles) qui veulent que les progrès de la science nous menacent et que la technologie détruise la terre. Les hommes peuvent très bien garder la science et jeter la technologie par la fenêtre, ou 80 % de celle-ci, ou bien la garder et même la développer en la transformant. Ils peuvent d’ailleurs aussi jeter la science par la fenêtre et garder la technologie, celle-ci ou une autre. Ils peuvent même ne garder de la science que son enseignement et ne plus rien découvrir (la recette existe).
L’avenir est, de toute façon, bien plus ouvert qu’on ne le croit. Jamais il ne le fut tant. Il faut écouter les prophètes de malheur5 puis les soigner, car ils sont malheureux, installés sur leur planche à clous.
Pourquoi choisit-on de s’asseoir sur une planche à clous ? C’est un autre problème, qui parfois relève simplement du médecin. Je ne parle ici, bien entendu, ni de pénitence ni d’ascèse, mais d’un sinistre modèle d’avenir où l’on se complaît en frissonnant. Victor Hugo nous a dit à qui seul appartient l’avenir6. Tout le reste est orgueilleuse présomption ou symptôme vago-sympathique. De toute façon, cela se soigne.
Aimé MICHEL
Chronique n° 241 parue dans F.C. – N° 1528 – 26 mars 1976. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), pp. 423-425.
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 12 janvier 2015
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 12 janvier 2015
- Voir la fin de la chronique n° 129, L’attentat contre la biosphère – Les géologues, les géophysiciens, les biologistes nous crient que c’est au naufrage que nous courons (08.10.2012). Pierre Schaeffer était le directeur du Service de la Recherche de l’ORTF (devenu l’INA) et donc le supérieur hiérarchique d’Aimé Michel. La « pollution mentale » a existé à toutes les époques et elle s’intensifie dans les périodes troublées. Elle se manifeste non seulement par la propagation de pseudo-idées et d’informations fausses mais aussi par la non-propagation d’informations vraies. Un exemple récent en est fourni par l’apparition apparemment soudaine du soi-disant Etat islamique de Syrie et du Levant : il devait bien y avoir des signes précurseurs mais personne semble-t-il n’a été capable de les porter à la connaissance du public. Le « scepticisme expérimental » est d’autant plus indispensable que la période est incertaine.
- Aimé Michel a souvent affirmé le caractère inéluctable des changements scientifiques et technologiques car ils résultent du refus opposé par l’homme aux contraintes qui lui sont imposés. Il en résulte que les scientifiques « participent à une évolution collective échappée depuis longtemps à tout contrôle, à toute planification et à toute prévision » (chronique n° 257, Le dieu des savants – Les horreurs de la nature et la loi morale dans un univers animé par une pensée, 25.02.2013). Ainsi, « les progrès de l’informatique sont un processus naturel, comme la croissance des plantes. On n’arrête la croissance des plantes qu’en tuant les plantes. Pour stopper l’emprise de l’informatique, il faudrait démolir tous les ordinateurs et exécuter les informaticiens et d’ailleurs tous les savants. » (n° 176, L’avenir presse-bouton – Un progrès à double tranchant, 12.08.2013). On peut toutefois s’étonner qu’il paraisse dissocier les progrès scientifiques des avancées technologiques tant les liens entre les deux paraissent évidents dans tous les domaines, que l’on songe aux accélérateurs de particules en physique, aux séquenceurs pour l’analyse des génomes en biologie ou aux satellites d’observation de l’univers en astronomie. En réalité ce qu’il dissocie ce n’est pas la science de la technologie mais la technologie utile à la science et la technologie destructrice de la nature, celle qui ne sert qu’à accroître le produit intérieur brut, celle que dénoncent aujourd’hui les écologistes… On peut aussi s’étonner de sa défense du caractère pratiquement irréversible du progrès des connaissances, même en cas de destructions généralisées car il y aurait toujours quelque part « des docteurs ès sciences, des ingénieurs, des bibliothèques, d’où tout repartirait. » Sans doute, mais non sans mal si on pense par exemple au maillon faible des bibliothèques. Pour déposer ses traces écrites l’homme a utilisé successivement plusieurs supports dont la commodité d’usage et la capacité de stockage ont l’inconvénient d’être en raison inverse de leur durabilité : la pierre et la terre cuite sont plus durables que le papier et le papier plus durable que les supports informatiques. Aujourd’hui les bibliothèques des centres de recherche ne reçoivent plus guère les exemplaires papiers des journaux scientifiques qui depuis plusieurs siècles s’entassaient sur les rayonnages, en telles quantités les dernières années que leur reliure souvent ne suivaient plus. Aujourd’hui, la littérature scientifique ne s’imprime plus, elle repose sous forme de fichiers informatiques au format PDF sur les disques de serveurs informatiques géants. Le chercheur ignore où sont ces centres de stockage, tout ce qui l’intéresse est de pouvoir télécharger les articles dont il a besoin pour son travail. Le bureau sans papier imaginé par Vannevar Bush en 1945 est devenu une réalité (voir la chronique n° 97, Quand la machine nous apprend a penser – La naissance du traitement de texte, d’Internet et des moteurs de recherche, 06.02.2012). Mais que se passerait-t-il si ces serveurs venaient à disparaître ou si la toile d’araignée des innombrables câbles informatiques cessait d’être entretenue ? L’humanité étant de plus en plus dépendante de techniques qui échappent à l’homme individuel, la régression serait inévitable et profonde. Malgré tout ce qu’Aimé Michel veut dire, c’est que cette régression ne serait que passagère, que les choses ne repartiraient pas de zéro, de la même façon que dans l’histoire de la vie sur Terre, les grandes catastrophes telles celle du Permien n’ont pas empêché la vie de reprendre son cours parfois avec plus de vigueur qu’avant.
- Aimé Michel esquisse ici le type de réforme de notre système de production qu’impliquerait la mise en place d’un « développement durable », voire même d’une « décroissance supportable. » [note de B. Méheust
- Voir la chronique n° 210, Les marchés de l’immatériel (12.01.2012)
- Les dernières décennies ont rendu toujours plus aiguës sans les résoudre les question de fond posées ici par Aimé Michel, laissant l’esprit désemparé face à un imbroglio de données contradictoires, scientifiques, techniques, économiques, politiques et éthiques, que personne ne peut se targuer de dominer. Pour les uns, comme Christian Lequesne, professeur à Sciences Po Paris, « il n’y aura pas de progrès sans croissance. Rien n’est plus absurde que ces théories de la décroissance qui nourrissent une nouvelle bien-pensance occidentale. Au début du XXe siècle, l’économiste austro-américain Schumpeter avait déjà montré que les progrès de la technologie permettent de produire plus avec moins. L’impératif de croissance est donc tout à fait compatible avec l’objectif – fort légitime – de préservation de l’environnement. » (Ouest-France, 5 janvier 2015, p. 1). Pour les autres, cette compatibilité est illusoire et la décroissance inéluctable. L’amélioration des conditions de vie est due certes aux progrès scientifiques et technologiques mais aussi à la disponibilité d’une énergie abondante et (presque) gratuite. Or, « les amants terribles que sont l’homme et l’énergie vont désormais devoir sauver leur idylle en phase descendante de l’approvisionnement énergétique fossile, qu’elle soit voulue, pour des raisons de préservation du climat, ou subie, pour des raisons d’approvisionnement insuffisant » (Jean-Marc Jancovici, Transition énergétique pour tous. Ce que les politiques n’osent pas vous dire. Odile Jacob, 2013). D’autres éléments, peu ou pas discutés à ma connaissance, viennent compliquer la prévision. L’un d’eux est que nous pourrions d’ores et déjà avoir des produits beaucoup plus durables et par conséquent économiser la matière, l’énergie et le travail de renouvellement de ceux-ci. Par exemple, des textiles synthétiques pratiquement inusables ont été produits dans les années 60 mais ils sont rapidement disparus du marché. Pourquoi ? Il y a plusieurs raisons à cette disparition : en tant que consommateur, outre le confort du coton, nous préférons le changement et en tant que producteur nous préférons les biens à renouveler car ils maintiennent notre activité. Mais ces conjonctions d’intérêt se perdent elles-mêmes dans un maquis plus complexes : d’un côté l’insatisfaction permanente des hommes, leurs besoins indéfinis, de l’autre l’incapacité, bien soulignée par Aimé Michel, à faire fonctionner l’économie sur d’autres bases. On pourrait donc, en principe, travailler moins ou tout au moins fort différemment mais, tout à la fois, on ne le veut pas et on ne le peut pas. Que se passera-t-il quand les contraintes prévisibles liées à l’approvisionnement en matière et en énergie se feront plus pressantes ? Sans nul doute des progrès scientifiques et technologiques (en y incluant les progrès de la compréhension et de la gestion de l’économie) aideront à « produire plus avec moins » grâce à une économie de plus en plus « biologique » recyclant comme la vie la matière qu’elle utilise, fondée plus sur la chimie du carbone que sur la chimie minérale, et comme la vie faisant la part belle à l’information immatérielle. La croissance pourra se poursuivre ainsi tandis que continueront de changer les critères par lesquels on la mesure : il est déjà loin le temps où on la mesurait en tonnes de charbon et d’acier ! Reste que le second principe de la thermodynamique continuera de régir l’ensemble : un flux permanent d’énergie sera toujours indispensable pour que tourne la machine économique. La consommation d’énergie annuelle de la France est passée d’environ 190 millions de tonnes d’équivalent pétrole (Mtep) en 1976 à 260 Mtep en 2013 (+37%) mais celle de chaque Français n’est passée que de 3,6 à 4 tep par an (+11%), pour une mauvaise raison, la désindustrialisation, mais aussi une bonne : l’amélioration de l’efficacité énergétique (meilleure isolation des habitations, meilleur rendement des moteurs…). Nul doute qu’on peut faire beaucoup mieux, accroître encore l’efficacité énergétique et rendre compatible une décroissance des flux de matière et d’énergie avec le maintien d’une industrie, d’emplois bien répartis et d’une qualité de vie satisfaisante (éducation, soins médicaux, chauffage, échanges d’informations…). Mais jusqu’à quel point ? Y a-t-il lieu d’exclure avec effroi des changements de nos modes de vie et plus encore de nos mentalités ? Ceux-ci permettraient une réduction drastique des dépenses « inutiles » de matière et d’énergie. A quoi serons-nous prêt à renoncer pour durer ? Que privilégierons-nous ? On peut certes imaginer des produits moins nombreux et plus durables avec relocalisation des activités et des commerces, réduction des banlieues tentaculaires, des grands centres commerciaux excentrés, et par conséquent des transports locaux, régionaux et internationaux de personnes et de marchandises. Mais l’interrogation demeure : saurons-nous dans ces conditions répartir équitablement les richesses, conserver la démocratie, maintenir un esprit de progrès ? Dans le passé, les sociétés, communistes notamment, qui ont voulu sacrifier le présent à l’avenir ont laissé de mauvais souvenirs et des millions de morts. Saurons-nous mieux faire ? De toute façon il est peu probable que l’humanité échappe à une mutation radicale. Annoncée depuis plus de quarante ans notamment par le philosophe François Meyer (voir la chronique n° 317, Il ne sert à rien de ronchonner – Refuser ici l’accélération du progrès, c’est freiner les affamés là-bas. Ce n’est pas Cassandre qui sait pourquoi et où courent les hommes ; 20.10.2014), cette mutation sera la fin d’un monde, celui que nous connaissons, non pas la fin du monde. Gageons que les solutions existent pour franchir ce cap (ou ces caps) sans catastrophe universelle et que l’humanité les trouvera. C’est tout le sens de cette chronique.
- « Sire, l’avenir est à Dieu ! », voir la chronique n° 212, La révolution et au-delà – De la société de gaspillage aux subversions du cœur et de l’âme (23.01.2012). Selon un sondage récent les Français seraient en second derrière les Italiens quant à leur pessimisme sur l’avenir alors que les Nigérians et les Pakistanais seraient optimistes ! L’effet de contraste est saisissant. Sur une interprétation de ce pessimisme voir la note 1 de la chronique n° 292, Le rite d’initiation – L’Éducation nationale atteint-elle ses objectifs éducatifs et sociaux ? (09.09.2013).