Notre collaborateur Aimé Michel a reçu d’un lecteur une lettre à laquelle il a longuement répondu. L’intérêt de cet échange nous paraissant exceptionnel, nous le publions ici.
J’aime beaucoup vos articles qui sont tous tendus vers la conciliation de la religion et de la science 1. Vous êtes certainement passé par l’Université, vous avez probablement des diplômes scientifiques. J’aime votre extraordinaire bon sens, vos ironies aussi. C’est très simple, sans grandiloquence. Vous ne pontifiez pas. Vous posez le vrai problème de notre époque en toute simplicité mais aussi avec toute la documentation nécessaire. Je veux dire le problème de la synthèse. Problème qu’a révélé à la conscience de beaucoup de chrétiens l’existence de la dialectique matérialiste et historique que le soviétisme essaie d’actualiser. Bernard Jeu, ancien attaché culturel en Russie, et professeur à Lille, a dit dans la Philosophie soviétique et l’Occident tout ce qui peut être dit à ce sujet et les impasses logiques, les « apories » auxquelles se heurte cette philosophie.
Ce problème de la synthèse, je le vis intensément depuis 1941. Il s’est présenté à moi en des circonstances que je ne puis oublier et que j’essaye de dire dans des pages dont je vous joins copie, adressées à Jean-Gaston Bardet, architecte de renommée mondiale, dans son livre : le Secret caché d’Israël.
Je vous demande d’être indulgent. Je suis ouvrier, actuellement tourneur. Je n’ai donc pour m’exprimer qu’un matériel intellectuel fort restreint. Pas assez cependant pour n’être pas d’accord avec la ligne générale de la France Catholique nouvelle formule : moins d’affirmations catégoriques et plus d’appel à l’intelligence propre des lecteurs. J’ai pourtant la peine de constater que ce journal n’est pas vendu à la porte des églises.
Je trouve dans votre article du 28 mai : « Il apparaît uniformément dans toutes les communications de ces physiciens que les problèmes fondamentaux de la physique sont de nature philosophique. » 2
Je m’exprime certainement mal. J’ai quitté à 12 ans l’école pour l’usine et n’ai pas de vocabulaire suffisant. A l’origine, je n’avais que le souci qui s’explique par le milieu prolétarien où j’ai toujours vécu, d’une explication des conflits sociaux, économiques, politiques. Le religieux m’échappait encore. J’ai été servi copieusement. La connaissance des causes, qui fut comme miraculeuse, était si profonde dans les causes et les solutions que je n’ai rien pu faire, faute d’interlocuteur.
Bien sûr, au départ, c’est-à-dire dès que je souffris des limitations, des mutilations de l’homme qu’impose l’état d’ouvrier voué ait « travail en miettes », je ne savais pas que ce problème me conduirait à fondre en une globalité de vision intellectuelle le religieux, le métaphysique et la science.
J’étais seulement un ouvrier dont l’âme essayait de s’accoucher elle-même pendant que les mains répétaient mille fois par jour le même geste mécanique qui n’avait pas même besoin d’être pensé, mais seulement senti. Ce qui sauve quand même l’ouvrier, le vrai, c’est que le tact, le geste bien fait, est encore une forme de pensée. Je ne pensais pas religieusement ni scientifiquement. Je cherchais seulement à comprendre, et si c’est cela qu’on appelle philosopher, je philosophais.
Si ces pages pouvaient susciter en vous, ou à l’occasion chez ces « physiciens qui voient que les problèmes fondamentaux de la physique sont de nature philosophique », un progrès vers la vision de la synthèse, mes espoirs seraient comblés. C’est en somme un problème eschatologique. Tout se passe comme si Dieu disait à l’homme : « Tu as mangé du fruit, tu as voulu savoir le bien et le mal. Alors, tu sauras mais tu paieras cher ton savoir et tes maux payeront tort péché. »
Pour ma part, j’ai payé, et je paye encore.
Il n’y a pas de science isolée qui soit une monade intellectuelle. Malheureusement, l’Université est obligée de les isoler, de les découper, de faire des spécialistes qui savent de plus en plus sur des secteurs de plus en plus limités.
Malheureusement aussi, tout homme, parce qu’il a en son être, en son essence, un résumé de tout ce qui existe, et du divin qui « est », a un besoin invincible de synthèse. Ce besoin est inscrit en sa nature ontologique comme le polygone dans un cercle. Alors, ce polygone, il essaie de le voir à partir de sa spécialité dont il fait un centre (comme les biologistes dont vous parlez), alors qu’elle n’est qu’une face du polyèdre de la connaissance intégrale. Avec cette spécialité comme centre, il construit des systèmes, des idéologies, des sectes. Il a des « opinions ». Il construit des trucs.
C’est aux opinions que je voulais échapper en cherchant la genèse d’un idée dans l’espace-temps-mouvement. Alors, j’ai trouvé la « pensée » mais ce n’est pas moi qui l’ai pondue. L’opinion est de l’homme, la pensée est de Dieu. Elle n’a pas été une « construction de mon esprit », comme le prétend M. Bardet dans une courte réponse.
Veuillez croire, Monsieur Aimé Michel, à toute la sympathie que j’ai pour vous par le truchement de la France Catholique.
J. COULONVAL 3
Cher Monsieur,
Votre pensée et votre manière de l’exprimer m’inspirent le plus grand respect pour l’effort dont elles témoignent et la profondeur de votre intuition. Et aussi parce que vous êtes un ouvrier. J’ai grandi, moi, dans une pauvre ferme des Alpes et j’ai la même connaissance directe que vous de la peine physique et de pauvrets.
Il est vrai que je suis tout bardé de vains diplômes et que cela fait une grande différence. Très grande même ayant parcouru tous les étages de l’éducation académique, j’ai pu dépouiller totalement la révérence superstitieuse que son ésotérisme inspire au profane, même supérieurement intelligent, qui se demande toujours si ce qu’il ne comprend pas ne cache pas quelque chose qui le dépasse 4.
Le corps des savants est fait d’hommes parmi lesquels il n’y a ni plus ni moins de génies, d’imbéciles, de canailles et de saints que chez les plombiers zingueurs. Sur ce qui n’est pas leur spécialité, ils n’ont rien de plus (et rien de moins) à nous apprendre que les plombiers zingueurs. Les bavardages de couloir d’un congrès de physique théorique (spécialité particulièrement honorée par la superstition) sont de même niveau que ceux du bistrot du coin ou d’une association de pêcheurs à la ligne, sauf quand il est question de physique.
Je vous dis cela parce que, dans vos textes, je vous sens empêtré dans ce que vous croyez être votre ignorance et que, comme tous les autodidactes vous croyez devoir requérir votre respectabilité intellectuelle de références à des spécialités que vous regrettez de ne pas connaître. Je voudrais, trouvant en vous un esprit et un caractère exceptionnels, pouvoir d’un geste nettoyer votre cervelle de cette illusion qui fait honneur à votre modestie mais qui paralyse votre pensée.
Vous avez vécu une expérience spirituelle : vous avez une connaissance approfondie de la condition humaine ; vous vous exprimez avec autant d’élégance que de clarté. Eh bien, prenez cela à pleins bras et tenez-vous y. Jetez par-dessus bord toute nostalgie d’une culture qui ne vous aurait rien appris de plus, car elle ne contient objectivement rien de plus, n’étant qu’un autre langage. Supposons que la vie ait fait de vous un grand physicien (je sacrifie à la superstition dont je parlais plus haut) : la physique ne vous aurait pas donné une idée de plus. Elle ne vous aurait donné qu’une présomption aussi injustifiée que vos doutes actuels (conscients ou non).
Plus concrètement, je pense que vous appauvririez désastreusement votre expérience en voulant l’expliciter par du continu, du discontinu, du circulus, etc. Si Jacob Boehm continue d’éclairer les plus hautes intelligences trois siècles et demi après sa mort, c’est que ce sublime cordonnier dédaigna de parler leur langage aux cuistres de son époque. N’importe quel imbécile initié aux mathématiques vous reprendra sur les rapports du continu au discontinu, qui relèvent d’une technique ni plus ni moins éclairante que le travail du tour.
Il y a dans votre lettre une phrase dont vous devriez toujours vous souvenir : « Ce qui sauve quand même l’ouvrier, c’est que le tact, le geste bien fait est encore une forme de pensée. » Supprimez « quand même », « encore », remplacez « sauve » par « égale (l’ouvrier) à tout autre homme » et vous avez la règle d’or dont je vous conseille vivement d’inspirer désormais votre réflexion. Si vous faites ainsi, je vous prédis un grand apaisement intérieur et l’intérêt respectueux de vos contemporains pour ce que vous avez à dire.
Installez-vous dans ce que vous connaissez mieux que personne, votre condition, pour éclairer les autres. Empruntez l’expression de vos idées à l’univers de votre vie. Laissez aux cuistres leur pathos. Et vous verrez que rien ne vous empêche d’exprimer les réflexions les plus hautes en vous fondant sur le monde où vous vivez.
Avec ma sincère cordialité 5 .
Aimé MICHEL
Notes de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 43 parue initialement dans France Catholique – N° 1285 – 30 juillet 1971.
- Cette notion de « conciliation de la religion et de la science » prête à malentendu. Aimé Michel ne l’a jamais utilisée que pour s’en démarquer. C’est qu’il n’y a rien à « concilier » sinon au péril d’une religion (mal comprise) et d’une science (toujours inachevée). Voir par exemple la chronique n° 287, Le pithécanthrope et le jardin, dans La clarté au cœur du labyrinthe, pp. 659-661.
- Il s’agit de la chronique n° 35 du 28mai1971, Un bébé encombrant, publiée juste avant celle-ci, où l’auteur se demande notamment si la biologie peut aider à résoudre les énigmes de la physique.
- J’ai eu la chance de rencontrer Jean Coulonval lors de ma première visite à Aimé Michel dans son village de Saint-Vincent-les-Forts en 1975. Lui aussi était là en visiteur. C’était un chiffonnier d’Emmaüs, presque sans le sous, d’une cinquantaine d’années. Les « circonstances » qu’il vécut intensément en 1941 et qu’il ne peut oublier furent une expérience mystique, en Algérie je crois. Il avait essayé de s’en confier à d’autres, dont un évêque, sans succès. Je ne sais ni s’il a écrit cet article ou ce livre qu’A. Michel l’incitait à faire « pour éclairer les autres », ni ce qu’il est devenu.
- Aimé Michel se caractérise précisément par cette absence de complexe : « Si quelqu’un a pu le faire, je peux le faire aussi ». Dans une lettre à Bertrand Méheust datée du 27 juillet 1981, il écrit : « Je ne comprends pas pourquoi vous ne m’avez pas encore demandé de quel droit, et par quel culot je prophétise là justement où se sont gourés tant et tant de types géniaux, auteurs de tant de livres profonds que souvent j’ignore (Hegel, Nietzsche, Husserl, etc., que je ne peux lire). Mon droit, c’est la mégalomanie. D’abord j’ai été fourvoyé vers ce genre de réflexions. J’y suis venu très tôt par erreur, faute de pouvoir jouer comme les autres enfants. Puis vers 14 ans, alors que, normalement, j’aurais dû apprendre un métier, les rêveries d’un prof de maths m’ont appris (ou fait croire) que je pouvais tout faire, à condition d’y réfléchir à loisir et avec attention. La suite de ma vie m’a confirmé dans cette croyance déraisonnable. Je me suis toujours dit que si un autre était passé par-là, pourquoi pas moi ? Et si personne, pourquoi pas moi ? D’où la mégalomanie, la vantardise, le culot, tels qu’au-delà de vingt pages je ne peux me relire sans tout flanquer au panier. » (Apocalypse molle, p. 203).
- Cette lettre est représentative de la personnalité d’Aimé Michel. On y perçoit ce qui le distingue des « intellectuels » et le rend si attachant sans réduire la distance de respect à son égard. Il s’en explique dans une autre chronique : « Quand j’étais enfant, j’ai gardé les quelques vaches de mon père. Dans ma famille, à part quelques curés, il n’y eut jamais et il continue à n’y avoir que des travailleurs manuels. Pourquoi tenez-vous pour une déchéance de ne pas mordre à l + 0 = l et aux réformes du moyen Empire ? Il y a autre chose dans la vie de l’esprit. La maladie qui m’a obligé, pour survivre, à étudier, m’a conduit à bien voir toute l’échelle sociale, banquiers, ministres et académiciens compris, en France et ailleurs. Je ne vais pas jusqu’à les plaindre, non, mais enfin, selon la vue que j’en ai, plus ils sont haut perchés sur la fameuse échelle et plus ils s’éloignent de quelque chose d’essentiel. C’est le peuple qui fait la culture, ce n’est pas le ministère de la Culture, inventé pour gérer une absence. » (Chronique n° 228 du 12 décembre 1975, Le QI d’Ivan Denissovitch, in La Clarté, chap. 12, p. 333).