Il y a dans le livre du Pr Grassé dont j’ai parlé la semaine dernière1 (a) une idée fascinante à quiconque porte sur l’univers un regard religieux. C’est l’idée d’une évolution amortie.
« La marge de manœuvre de l’évolution, écrit cet éminent zoologiste, n’a cessé de s’amenuiser : à l’ordovicien, la genèse des embranchements s’arrête, au jurassique celle des classes, au paléocène-éocène celle des ordres (b). »
Du particulier au général
L’ordovicien finit il y a environ 430 millions d’années: aucun embranchement nouveau d’êtres vivants n’est donc apparu depuis ; de même pour les classes depuis 140 millions, et pour les ordres depuis 65 millions d’années. Ce dernier ordre apparu est d’ailleurs le nôtre, celui des primates. Et depuis, aucun autre. Que signifie cet amortissement ? La vie terrestre imite-t-elle la croissance de l’arbre, qui germe une seule fois (le tronc), puis se sépare une seule fois aussi en deux grosses branches (végétal, animal), puis encore une seule fois en branches secondaires (les « embranchements », précisément), et ainsi de suite jusqu’aux espèces, qui seraient les feuilles et les fruits de la vie et manifesteraient la conclusion de la grande aventure biologique avant la mort hivernale ? L’homme serait-il l’automne de la terre ?
Questions énormes, et que je considérerai avec prudence.
Voyons d’abord ce que veut dire Grassé. Nous appartenons au sous-ordre des hominiens. Non seulement nous en faisons partie, mais nous sommes ses uniques représentants actuels. Avec les simiens (gorille, chimpanzé, macaque, ouistiti) et les lémuriens (maki, tarsier), nous formons l’ordre des primates. Cet ordre lui-même n’est que l’un des douze qui forment la classe des mammifères, lesquels, avec les oiseaux, les reptiles, les batraciens et les poissons, forment l’ensemble des vertébrés. Jusque-là, nous ne nous perdons pas trop. Mais les vertébrés ne sont qu’un embranchement : avant lui, onze autres étaient apparus, des primitifs protozoaires aux mollusques et aux procordés, qui annoncent la prochaine éclosion des vertébrés.
À mesure que l’on remonte du particulier au général dans ce classement, on remonte aussi vers le plus ancien. N’est-il pas extraordinaire – et c’est ce que veut dire Grassé – qu’il y ait en tout 12 embranchements dont 11 sont nés avant le nôtre, 44 classes dont 43 sont nées avant la nôtre, 80 ordres dont 79 sont nés avant le nôtre ? Tous les grands avènements de l’évolution sont anciens, et plus ils sont importants plus ils sont anciens. C’est cela l’amortissement. Il est indéniable. Il suffit de considérer le classement naturel des êtres vivants, de les compter et de regarder les dates pour s’en convaincre.
Cependant, cette simple considération chiffrée, qui est celle de la zoologie, et plus précisément du chapitre de la zoologie voué au classement, la systématique, nous laisse sur notre faim sur un point qui dépasse en importance tout classement, tout chiffre et toute date. Ce point est très facile à exprimer, et c’est une chance dont nous devons nous féliciter, car il est rarissime qu’un fait important soit simple.
Voici ce fait : certes, il est indiscutable que du point de vue de l’anatomie l’apparition de l’homme ne constitue pas autre chose que la naissance d’une dernière feuille quelque part dans un arbre qui en compte déjà des milliers ; cependant, du point de vue psychique il y a plus de distance entre l’Homo sapiens et le dernier préhominien qu’entre celui-ci et une éponge ; de même, il y a plus de distance entre un chien et une limace qu’entre celle-ci et une éponge. Généralisons cette idée : les distances anatomiques franchies par l’évolution à mesure que le temps s’écoule sont de plus en plus courtes : c’est l’amortissement ; mais les distances psychiques sont de plus en plus longues.
Sans doute me demandera-t-on ici de préciser un peu cette idée de « distance psychique ». Il est vrai qu’en donner une définition mesurable est une entreprise difficile2.
Mais d’abord je ne vise pas dans ces petits articles à faire de la science. Il ne s’agit que de réfléchir un peu, de philosopher, si l’on veut, sur des données et des faits certains ; cette réflexion floue qui n’apparaît jamais dans les résultats scientifiques n’en est pas moins à la source de la recherche, de toute recherche3.
Ensuite, des techniques de psychologie expérimentale de plus en plus nombreuses ont une généralité suffisante pour pouvoir s’appliquer aux êtres vivants les plus différents. On les trouve dans tous les traités (c) : le détour, le délai, le choix multiple, l’imitation par exemple sont étudiées aussi bien chez le rat que chez le singe ou le marsouin ; le détour est étudié chez les guêpes et chez l’enfant humain ; le choix multiple chez la mésange et l’araignée, etc.
Le fait le plus frappant est que cette montée vers un psychisme de plus en plus complexe s’observe hors de toute parenté anatomique. Dans l’embranchement des arthropodes par exemple, elle culmine chez les insectes sociaux (étudiés précisément par Grassé et ses élèves de la première et deuxième génération), et, très loin des insectes, chez l’araignée, qui pour cette raison eut récemment, comme on le sait, l’honneur de voyager dans l’espace avec les astronautes de Skylab.
L’évolution anatomique
Chez les mollusques aussi, on constate une telle montée : les pieuvres sont capables d’extraordinaires performances, et, mieux peut-être, elles sont capables de « sentiment » (on se souvient que Latude disait la même chose des araignées4). Et, si ce sont les primates qui, chez les mammifères, ont monté le plus haut, ne découvre-t-on pas avec émerveillement depuis quelques années l’intelligence et le « cœur » du dauphin, ce cétacé5 ?
Ainsi l’amortissement de l’évolution anatomique, indiscutable, tout au long de l’histoire de la vie, supporte en réalité une accélération de l’évolution psychique6. La vie terrestre nous donne, depuis près de quatre milliards d’années qu’elle dure, le spectacle d’un ralentissement des processus matériels doublé d’un essor des processus non matériels. C’est aux commencements que les événements matériels les plus importants se sont produits.
L’esprit alors était absent. Ou plutôt comme le dit admirablement la Genèse, l’Esprit incréé « planait sur les eaux », puisque tous ces événements originels eurent lieu dans la mer. Puis l’esprit créé peu à peu chemina dans une matière de plus en plus amortie, la mettant au service d’une pensée de plus en plus active et mobile, jusqu’à l’apparition de l’homme, auteur des plus grands événements psychiques terrestres. L’homme ainsi apparaît comme le but de la création7, et je dirai, quant à moi, que le mystère de l’hominisation s’observe jusque dans le mouvement qui mystérieusement tire le dauphin du cétacé, l’araignée de l’arthropode et la pieuvre du mollusque.
Aimé MICHEL
(a) Pr P. Grassé : L’évolution du vivant (Albin Michel, 1973).
(b) P.124.
(c) Par exemple dans la Psychophysiologie de notre ami le Pr Rémy Chauvin, p. 268 et suivantes (tome Il, ce livre est un volume du Précis de Sciences biologiques, dirigé par Grassé, Masson Éditeur, Paris).
Chronique n° 164 parue dans F.C. – N° 1408 – 7 décembre 1973. Reproduite dans la Clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com, chapitre 4 « Evolution biologique », pp. 136-139.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 1er juillet 2013
- Il s’agit de la chronique du 30 novembre 1973, n° 163, Des thériodontes et des hommes – Une critique du néodarwinisme par Pierre-Paul Grassé, mise en ligne le 25.03.2013.
- Il est vrai que cette mesure des « niveaux psychiques » est une entreprise très difficile. Celle fondée sur la psychologie expérimentale mentionnée par Aimé Michel présente l’inconvénient de ne pas se prêter si aisément à la mesure (elle a été mise en œuvre par André de Cayeux au moyen de notes données attribuées par des spécialistes du comportement animal). Une autre proposition due à Mark Changizi du Département des sciences psychologiques et du cerveau, de l’université Duke en Caroline du Nord, mériterait d’être examinée avec soin (voir son article « Relationship between number of muscles, behavioral repertoire size, and encephalization in mammals », J. Theor. Biol. 220, 157-168, 2003). Elle consiste à compter le nombre de comportements distincts manifestés par une espèce car il y a de bonnes raisons de penser qu’il est lié à son niveau psychique. Les éthologistes font ces décomptes lorsqu’ils établissent l’éthogramme d’une espèce, c’est-à-dire la description minutieuse de tous les actes comportementaux de cette espèce (sauter, s’asseoir, se gratter l’oreille, se nettoyer etc.). Bien sûr un tel décompte présente des incertitudes car tous les éthologistes ne s’accorderont sans doute pas sur leur détail, certains distinguant plusieurs actes là où d’autres n’en verront qu’un. Malgré tout, les ordres de grandeur suffisent dans un premier temps. En se fondant les éthogrammes publiés sur les mammifères, Changizi a monté que le nombre de comportements distincts allaient d’une vingtaine seulement chez certains Artiodactyles (porcins et ruminants) a plus de 150 chez certains Primates et qu’il était corrélé à l’encéphalisation. Je ne serais pas surpris qu’à ce jeu les invertébrés les plus « psychiques » (céphalopodes, hyménoptères, etc.) l’emportent nettement sur les mammifères les moins doués.
- Cette remarque est pleine de justesse : c’est dans leurs livres et articles de vulgarisation qu’il faut chercher les idées de « derrière la tête » des scientifiques, non dans les publications destinées à leurs pairs. Aimé Michel se donne précisément pour tâche l’explicitation de ces idées-là, éventuellement leur réfutation et remplacement par d’autres, à son avis plus prometteuses. Ce qu’il vise, c’est une synthèse des connaissances, en particulier de celles fournies par la science, cette grande pourvoyeuse de faits et de théories. Ce faisant, il sort de la science et entre en philosophie et métaphysique.
- Sur Latude et les araignées, voir la chronique n° 152, L’araignée au plafond – Où l’instinct finit-il et où l’intelligence commence-t-elle ?, mise en ligne il y a deux semaines.
- On savait depuis longtemps (1970) que certains singes étaient capables de se reconnaître dans un miroir. Plus récemment, on a démontré sans ambiguïté que les dauphins (en 2001) et les corvidés (en 2008) ont la même capacité. C’est une découverte importante parce qu’elle contribue à réfuter l’idée que l’homme ne peut émerger que par un hasard heureux au terme de quelque chemin évolutif bizarre. « L’émergence de l’auto-reconnaissance, écrivent Reiss et Marino, n’est pas un sous-produit de facteurs spécifiques aux grands singes et aux humains mais peut être attribuée à des caractéristiques plus générales telles qu’un haut degré d’encéphalisation et de capacité cognitive. Plus généralement, ces résultats représentent un cas frappant de convergence cognitive en dépit de différences profondes dans les caractéristiques neuroanatomiques et l’histoire évolutive ». L’idée que les dauphins et les corvidés sont capables de pensée abstraite n’est plus intrinsèquement absurde. Que des résultats aussi importants ne soient connus que depuis quelques années montre à quel point on a longtemps parlé des animaux sans vraiment les connaître.
Références : Gallup, G.G. : Chimpanzees: self-recognition, Science, 167, 86-87, 1970. Reiss, D. et Marino, L. : Mirror self-recognition in the bottlenose dolphin: a case of cognitive convergence, PNAS, 98, 5937-5942, 2001. Prior, H., Schwarz, A. et Güntürkün, O. : Mirror-induced behavior in the magpie (Pica pica): Evidence of self-recognition, PLoS Biol., 6, 1642-1650, 2008.
- et de son substrat le système nerveux central. La phrase qui suit doit en tenir compte.
- Cette formulation rapide ne doit pas être mal interprétée. Quand Aimé Michel écrit « l’homme apparaît comme le but de la création », ce n’est pas l’espèce Homo sapiens qu’il a présente à l’esprit mais une espèce du même niveau psychique que l’homme. En outre, il s’agit d’un but transitoire, non d’un terme (voir chapitre 5, « Apparition de l’homme » de la Clarté au cœur du labyrinthe, op. cit.).