Le nombre des lettres reçues à la suite de mes articles sur l’importance des premières années 1 montre, à la mesure de notre journal, un intérêt tout nouveau en France pour ce qu’il faut bien appeler la pensée animale.
Nos compatriotes sont en train de sortir de l’illusion répandue chez nous il y a trois siècles par Descartes et les premiers cartésiens, pour qui le monde animal n’était qu’un chapitre un peu particulier de la mécanique. Pour le Français cultivé (et, ce qui est plus grave, pour le Français moyen), regarder jouer un petit chat est souvent encore considéré comme une occupation infantile, sans aucun prolongement philosophique : le chaton est une poupée fabriquée par la nature.
Le corbeau, le chien et le chat
Il y a cinquante ans le naturaliste allemand von Uexküll 2 puis le jeune Lorenz commençaient sur les animaux des expériences d’une géniale simplicité qui invitaient à un regard neuf sur nos propres activités apparemment les plus limpides. Examinons une de ces expériences, faite par von Uexküll vers les années 20 et qui, un demi-siècle plus tard, n’a pas encore livré tout son enseignement. Elle est si simple qu’elle ressemble à une fable. Dans une pièce vide et close, von Uexküll dispose trois objets : un tableau accroché au mur, une table et une chaise. Ces trois objets sont créés par l’homme à son usage. Cependant l’un d’entre eux, le tableau, va plus loin peut-être, puisqu’il représente une réalité différente, extérieure, qu’aucune utilisation simpliste n’épuise.
Si un homme est introduit dans la pièce, il regarde le tableau, puis s’assied sur la chaise et s’accoude à la table. Mais au lieu d’un homme, le savant introduit successivement un corbeau, un chien et un chat. Et voici ce qu’il constate.
Pour le chien et le chat, le tableau est exactement comme s’il n’existait pas. On peut l’ôter, changer sa disposition, le remplacer par un autre tableau sans que rien, jamais, dans le comportement des deux animaux, trahisse la moindre conscience de ces changements. Et cependant leurs yeux le voient, surtout ceux du chat à qui rien n’échappe. Leurs yeux le voient, mais pas leur cerveau.
Pour le chien, la table est une niche sous laquelle on se couche, et rien de plus. Quant à la chaise, on la flaire, et éventuellement on l’arrose d’un pipi. C’est tout.
Pour le chat, la table est un surcroît de territoire ajouté à la surface du plancher ; ou on l’explore en se servant de la chaise pour sauter dessus. Cela fait, tout est dit, on se couche quelque part et l’on attend la suite des événements, si suite il y a.
Pour le corbeau enfin, le tableau et le dossier de la chaise sont deux perchoirs rigoureusement équivalents, à cela seul près que l’un est au mur, l’autre au milieu de la pièce. On peut, sans provoquer le moindre changement dans le comportement de l’oiseau, intervertir le tableau et le dossier. Ce qui (hors l’emplacement) différencie un tableau d’un dossier de chaise est irrémédiablement hors d’atteinte du psychisme du corbeau. La réaction du cartésien moyen devant cette expérience est de la déclarer stupide, sans signification, de dire qu’elle prouve seulement que les bêtes sont bêtes et assujetties aux limitations de leur cerveau, ce que l’on savait depuis toujours sans se donner tant de mal.
Eh, oui : les bêtes sont assujetties aux limitations de leur cerveau. Seulement :
1° Les bêtes n’en savent rien car elles ne pourraient le découvrir qu’en dépassant ces limitations qui donc ne seraient plus des limitations ;
2° L’homme aussi a un cerveau, et un cerveau dont les structures sont si semblables à celles des animaux supérieurs que, pour étudier le cerveau de l’homme et découvrir ses secrets, tous les laboratoires expérimentent sur des cerveaux de chat, de chien, de singe, de rat, de cobaye ;
3° En juxtaposant les crânes vivants ou fossiles de toutes les espèces connues, on passe sans discontinuité appréciable de n’importe quel cerveau animal au cerveau humain, j’entends au vôtre et au mien ;
4° La pathologie du cerveau humain montre que les lésions mettant hors d’usage les parties qui les différencient des divers cerveaux d’animaux réduisent du même coup la pensée humaine aux divers niveaux de la pensée animale (ceci en gros, bien sûr, car un homme diminué n’est pas équivalent à un animal intact).
L’indéracinable illusion de l’esprit humain est de s’imaginer que sa pensée culmine toute pensée possible et que, par conséquent, les limitations de la pensée animale s’amenuisent à mesure que l’animal est plus proche de l’homme. On pourrait appeler cela l’illusion hégélienne, puisque c’est Hegel qui a énoncé le principe de l’identité de l’univers avec la raison, ce qui est sans doute l’une des plus immenses bourdes nées précisément de notre limitation 3
Cette question si difficile, formulons-la autrement pour tenter d’en prendre la mesure. Les bêtes, pensons-nous, sont bêtes, alors que l’homme, lui, est raisonnable. L’illusion hégélienne consiste à s’imaginer que l’on accède à la raison comme à un palier : on l’a, ou bien on ne l’a pas. Il est singulier que les croyants, habitués pourtant à penser aux mystères, aux anges et à Dieu, soient souvent les plus opiniâtres défenseurs de l’illusion hégélienne. Ils veulent bien que Dieu soit plus intelligent qu’eux à la condition qu’il le soit de la même façon : à la condition que Dieu soit en quelque sorte un homme infini. Ils veulent bien que le mystère existe à la condition qu’il cesse d’être mystérieux pour peu que Dieu veuille bien le leur montrer.
La fable du sinologue
Pourquoi l’avertissement mille fois répété des mystiques, que ce qu’ils ont vu et touché est indicible 4, n’a-t-il jamais été reçu ni compris ? Pourquoi faut-il que ces connaissances refusées, ce soit la science qui, par un biais infiniment éloigné de toute pensée mystique, nous les impose par les faits les plus matériels ?
Revenons, pour conclure, à ces faits : l’apparition de l’homme s’est faite par une longue montée de l’animalité dont témoignent la continuité anatomique de notre ligne ancestrale et aussi la continuité de l’industrie préhistorique, expression de sa pensée. L’homme est certes l’être sans égal sur la planète Terre. En lui s’éveille la pensée de l’infini. Mais cet éveil est lent, difficile, éternellement inachevé dans ce monde et donc encore susceptible de dépasser l’homme d’aussi haut que l’homme dépasse la grenouille de la fable chinoise que me disait un jour le sinologue anglais Gordon Creighton 5. La bestiole, du fond du puits qui lui tient lieu d’univers, lève un jour les yeux vers le petit rond de ciel découpé là-haut par la margelle et hoche sa tête de grenouille : « Que le ciel est petit ! » pense-t-elle.
Aimé MICHEL
(*) Chronique n° 90 parue dans F.C. – N° 1325 – 5 mai 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 6 « Pensée animale », pp. 183-185.
Les notes (1) à (5) sont de Jean-Pierre ROSPARS
- Voir les précédentes chroniques n° 79, L’importance des premières années (20 juin 2011) et n° 84, La poule et l’âge de raison (4 juillet 2011).
- Jacob Johann von Uexküll est né en Estonie, alors province de Russie, en 1864, d’une famille aristocratique germano-balte. Il a une dizaine d’années quand sa famille s’installe en Allemagne. De 1884 à 1889 il étudie la biologie à l’université de Dorpat (aujourd’hui Tartu) en Estonie. En 1899 il est l’élève à Paris du physiologiste Étienne-Jules Marey. En 1907 il travaille sur la physiologie musculaire à la faculté de médecine de l’université de Heidelberg et à la Station zoologique de Naples et obtient son doctorat. Il donne à cette époque une des premières formulations du principe de rétroaction négative.
Ruiné par la première guerre mondiale il est contraint à se tourner vers l’enseignement et doit attendre plusieurs années pour obtenir un poste. En 1925, il fonde à Hambourg l’Institut pour l’étude de l’environnement (Institut für Umweltforschung) et le dirige dans des conditions assez précaires. Il commence par l’étude des invertébrés puis s’intéresse au comportement animal en général. Ses descriptions précises en font l’un des fondateurs de l’éthologie et un précurseur de la cybernétique. Il fait paraître son ouvrage désormais classique Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen en 1934 (Mondes animaux et monde humain, trad. par Ph. Muller, Gonthier, Paris, 1965 ; puis collection Agora de Pocket, 2004 ; réédité sous le titre Milieu animal et milieu humain, Payot et Rivages, 2010) et Bedeutungslehre en 1940 (Théorie de la signification, on pourrait aussi traduire par Sémiotique, publié en français avec le précédent).
L’auteur anonyme de l’article « Jakob von Uexküll » de Wikipedia note qu’il a influencé également les philosophes, notamment Georges Canguilhem, Gilles Deleuze, Jacques Lacan et Martin Heidegger.
Il passe les dernières années de sa vie à Capri où il meurt le 25 juillet 1944.
Il est le premier à montrer que l’animal interprète le monde pour s’y orienter, qu’il vit donc dans un monde de « significations ». Ainsi un même objet pourra, selon les espèces, être interprété comme obstacle, nourriture, refuge ou habitat ou être simplement inaperçu. Par exemple, qu’est-ce qu’une maison pour un chien ? Pour lui, « une foule d’objets y seront pourvus de la connotation siège. De même il y aura une foule d’objets qui, pour le chien, présenteront la connotation boisson et la connotation nourriture. L’escalier aura sans doute une sorte de connotation d’ascension. Mais la majorité des meubles ne présentera pour le chien qu’une connotation d’obstacle, surtout les portes et les armoires, qu’elles renferment des livres ou de la vaisselle. L’ensemble des petits ustensiles domestiques : cuillers, fourchettes, allumettes, etc. ne présenteront aucun intérêt pour le chien et constitueront pour lui autant d’ordures. Personne ne niera que l’impression produite par une maison n’ayant que des “objets-pour-chien” reste bien insuffisante et ne correspond nullement à sa vraie signification. »
Autre exemple : qu’est-ce qu’un mammifère pour une tique ? « La tique reste suspendue sans mouvement à une pointe de branche dans une clairière. Sa position lui offre la possibilité de tomber sur un mammifère qui viendrait à passer. De tout l’entourage aucune excitation ne lui parvient. Mais voilà que s’approche un mammifère dont le sang est indispensable à la procréation de ses descendants. C’est à ce moment que se produit quelque chose d’étonnant : de tous les effets dégagés par le corps du mammifère, il n’y en a que trois, et dans un certain ordre, qui deviennent des excitations. » Le premier est l’odeur de l’acide butyrique que tous les mammifères ont en commun : son odorat éveille la tique de son sommeil (dont on a pu montrer qu’il pouvait durer jusqu’à dix-huit ans) et elle se laisse tomber. Elle tombe dans les poils de sa proie, car tous les mammifères ont des poils, et son sens tactile lui permet de s’orienter pour écarter les poils et atteindre la peau. Enfin son sens thermique lui signale qu’elle a atteint la peau car tous les mammifères ont une peau chaude. Elle perfore alors la peau avec son dard et y pompe le sang. Pour la tique, animal dépourvu de sens visuel, auditif et gustatif, le mammifère est un objet simple doté d’une odeur, d’un toucher et d’une chaleur propres. « Dans le monde gigantesque qui entoure la tique, trois stimulants brillent comme des signaux lumineux dans les ténèbres et lui servent de poteaux indicateurs qui la conduiront au but sans défaillance. (…) La richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l’essentiel en trois caractères perceptifs et trois caractères actifs − son milieu. Mais la pauvreté du milieu conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse. » (pp. 23-24).
Von Uexküll a forgé deux concepts essentiels : celui d’Umwelt (le monde extérieur, l’environnement) et d’Innenwelt (le monde intérieur). Chaque espèce vit dans son propre monde qui est fonction de ses organes sensoriels et de ses organes effecteurs. Cette position peut paraître anodine. En réalité elle était (et est peut-être encore) au centre d’une polémique passionnée qui oppose les mécanistes, férus de tropismes comme Loeb, aux vitalistes comme Driesch qui pensent que les comportements sont finalisés. Von Uexküll se tient à égale distance de ces extrêmes.
D’un côté il s’oppose fermement aux zoologistes et physiologistes qui nient les mondes intérieurs des animaux. « Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l’espoir de jamais porter le regard dans leur monde vécu. » (p. 13). « Nous posons brièvement cette question : la tique est-elle une machine ou un machiniste, est-elle un simple objet ou un sujet ? Le physiologiste parlera de la tique comme si elle était une machine et dira : “Chez la tique, on peut distinguer des récepteurs, c’est-à-dire les organes sensoriels, et des effecteurs, c’est-à-dire les organes d’action, reliés les uns aux autres dans le système nerveux central par un appareil de direction. L’ensemble est une machine mais l’on ne voit nulle part de machiniste”. “C’est justement là qu’est l’erreur, répondra le biologiste, il n’est pas une parcelle du corps de la tique qui ressemble à une machine, et partout des machinistes sont à l’œuvre”. Le physiologiste poursuivra sans se laisser déconcerter : “(…) Aucun facteur subjectif, comme le seraient un ou plusieurs machinistes, n’apparaît nulle part”. “Il se passe précisément le contraire, répondra le biologiste, partout nous n’avons affaire qu’à des machinistes et non à des parties de machines. En effet, toutes les cellules particulières de l’arc réflexe travaillent non à la transmission du mouvement, mais à la transmission de l’excitation. Une excitation doit donc être perçue par le sujet et n’existe pas pour des objets”. » (pp. 17-18). Ce dialogue mêle deux notions dont les relations sont loin d’être établies : celle d’information et celle de subjectivité (ou monde intérieur perçu). Un mécaniste contemporain reconnaîtra l’importance de l’information mais pourra nier bien des aspects du monde subjectif chez l’homme et donc a fortiori chez les animaux.
De l’autre côté, von Uexküll critique les vues finalistes. « Nous autres humains sommes habitués à conduire péniblement notre vie d’un but à un autre ; nous sommes donc persuadés que les animaux vivent de la même façon. C’est une erreur fondamentale qui, jusqu’à présent, n’a cessé de conduire les recherches sur de fausses voies. Certes, personne n’ira assigner des buts à l’oursin ou au ver de terre. Mais quand nous décrivons l’existence de la tique n’avons-nous pas dit qu’elle guettait sa proie ? Par cette expression, bien qu’involontairement, nous avons déjà projeté les soucis quotidiens de l’existence humaine dans la vie de la tique, qui est gouvernée en réalité par un plan naturel. Notre premier soin doit donc être de dégager l’examen des milieux de toute considération erronée sur la finalité. Cela n’est possible que si nous envisageons les manifestations de la vie chez un animal comme découlant d’un plan. Peut-être certaines actions des mammifères supérieurs se révéleront-elles plus tard comme des actions dirigées vers un but (téléologiques), tout en étant elles-mêmes subordonnées au plan général de la nature. Chez tous les autres animaux, les actions ne sont pas téléologiques. » (pp. 48-49). Il s’agit là d’une conclusion capitale dont la formulation prudente n’a pas été remise en cause jusqu’à ce jour. Aimé Michel n’a jamais fait faute de rappeler ces faits à l’encontre des interprétations naïvement anthropocentriques.
- Le célèbre aphorisme de Hegel « Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel » est extrait de la préface de Principes de la Philosophie du droit (Gallimard, Paris, 1972). Il postule que la pensée humaine est un sommet indépassable, ce qu’Aimé Michel tient pour une illusion tenace qu’il dénonce régulièrement. De la même façon que l’animal est « assujetti aux limitations de son cerveau », notre pensée est assujettie aux limitations du nôtre. Cette idée est inspirée par les travaux de von Uexküll bien qu’elle ne soit exprimée nulle part dans les deux livres de cet auteur. D’ailleurs ce dernier n’utilise même le mot « cerveau » qu’une seule fois, la description des connexions entre les récepteurs et les effecteurs restant extrêmement sommaire sous sa plume. Cela n’est guère surprenant car les travaux de neurobiologie du système nerveux central des invertébrés en général et des insectes en particulier (qui lui servent souvent d’exemple) ne se sont développés qu’après la seconde guerre mondiale.
Cependant von Uexküll donne un exemple frappant des limitations de l’esprit humain. « J’avais emmené avec moi un jeune noir très intelligent et très adroit d’Afrique centrale jusqu’à Dar-es-Salam. La seule chose qui lui manquât était la connaissance des objets usuels des Européens. Comme je lui demandais de grimper le long d’une échelle, il me répondit : “Comment faire, je ne vois que des bâtons et des trous ?” Dès qu’un autre noir fut monté devant lui à l’échelle, il lui fut possible d’en faire autant. A partir de ce moment, les “bâtons et les trous” avaient pris pour lui la connotation “grimper” et furent définitivement reconnus comme échelle. L’image perceptive des “bâtons et des trous” avait été complétée par l’image active de l’activité individuelle ; elle avait acquis une nouvelle signification, qui se manifestait comme une nouvelle caractéristique en tant que “connotation d’activité” » (p. 54). On connaît bien d’autres exemples qui montrent qu’on ne « voit » que ce qu’on connaît.
- Sur le mysticisme voir la chronique n° 78, L’ascèse au laboratoire, parue ici le 2 mai 2011.
- Le sinologue et diplomate anglais Gordon Creighton (1908-2003) était un ami d’Aimé Michel dont nous parlerons une autre fois.