Quoi que nous fassions, et quels que soient les événements qui nous attendent, l’homme va changer : tel est le fait fantastique dont je ne sais quelle volonté d’aveuglement, ou peut-être quelle secrète terreur, nous empêche de prendre conscience. L’homme va changer non parce qu’une fois de plus dans son histoire il abandonnera certaines idées ou sentiments pour en adopter d’autres, non parce qu’il changera de société, de culture, de religion, de civilisation, car tout cela c’est le contenu de l’homme : c’est de nature qu’il va changer. Il va devenir un autre être.
Et ce ne sont pas des prophètes douteux qui nous le disent. Ce sont les auteurs mêmes du changement, ceux qui, dans les laboratoires, déchiffrent l’un après l’autre les mécanismes de l’évolution et nous expliquent, très calmement, comment ils vont s’y prendre.
Manipulation des cellules
Voici un chien, un oiseau. En remontant assez haut dans le temps, par exemple jusqu’aux premiers vertébrés, on peut trouver un être qui fut l’ancêtre commun de ce chien et de cet oiseau. Cet ancêtre est aussi le nôtre, d’ailleurs. Sous l’action de forces jusqu’ici inconnues de la science, la descendance de cet ancêtre commun, en se multipliant, s’est diversifiée au cours des millions d’années, dirigeant des lignées de plus en plus différentes vers ce que nous appelons maintenant un chien, un oiseau, un homme. De ces lignées, nous retrouvons peu à peu les fossiles dans le sol. Ils ne nous apprennent rien des forces qui ont orienté l’évolution, ni des mécanismes qui l’ont permise : pourquoi l’homme est apparu au terme d’un enfantement que le paléontologiste peut suivre depuis presque le début de l’histoire de la Terre demeure le plus grand mystère de la nature et le témoignage que celle-ci est éternellement agencée en vue de la pensée.
Quant aux mécanismes de cet agencement, ce sont ceux de la biologie moléculaire et de la biochimie, et il ne se passera pas vingt ans, disent les chercheurs, avant que nous, commencions à les manipuler comme le mécanicien manipule son moteur ou comme le sculpteur pétrit sa glaise.
Une talonnante nécessité nous y pousse en laquelle il est difficile de ne pas reconnaître une stimulation providentielle : c’est l’angoisse du cancer, le dernier grand fléau non maîtrisé. Talonnés par la peur, les hommes du XXe siècle sont obligés de déchiffrer les secrets de leur structure physique, puisque ce sont aussi ceux de la maladie. Pour vaincre le cancer, il va falloir aller jusqu’au fond de la génétique. La victoire sur le cancer passe par les connaissances qui mettront les commandes de l’évolution entre nos mains.
Je constate que la rencontre avec le cancer était inévitable hic et nunc : elle est, par la nature des choses, liée à la souveraineté technologique. Je constate en outre que la victoire sur le cancer oblige l’homme à se rendre maître de la génétique, et que cette maîtrise lui livre en même temps les clés de sa nature. Et ce qui me confirme dans l’opinion que cela a une signification transcendante, c’est que l’autre grande angoisse de l’homme technologique, qui est la maladie mentale, l’oblige, elle aussi, au déchiffrement biochimique.
On ne peut pénétrer dans les arcanes du cerveau que grâce à la réunion d’une foule de sciences nées de l’ère technologique biochimie, électronique, cybernétique, d’autres encore. Sans le cancer et les maladies mentales, il nous aurait peut-être été possible de renoncer au terrifiant surcroît de liberté que va nous délivrer la maîtrise génétique et de nous endormir dans une molle jouissance des biens matériels. Mais nous ne pouvons nous endormir si nous voulons vaincre le cancer et déchiffrer la cellule nerveuse.
Écoutons H. Hydén, le biologiste suédois qui s’est rendu célèbre par ses recherches sur les bases chimiques de la mémoire 1 : « Lorsque le problème de la différenciation des cellules aura été élucidé, il sera possible de maîtriser la plupart des types de croissance de cellules malignes ainsi que la régénération des organes (a). »
En d’autres termes, le secret du cancer est le même que celui de la différenciation des cellules, cette différenciation qui, à partir de deux fœtus initialement presque semblables, fait un homme ou un cheval. On commence d’ailleurs d’entrevoir comment on pourra un jour intervenir dans ces mécanismes de différenciation, puisque l’utilisation de certains virus permet déjà maintenant dans une certaine mesure de modifier tel ou tel ADN. Et quand on maîtrisera les mécanismes de différenciation, on pourra, en agissant sur le fœtus ou la cellule humaine, modifier le corps de l’homme dans tel ou tel sens prédéterminé. 2
Les premières modifications seront très probablement imperceptibles et ne viseront qu’à nous immuniser contre les maladies, à nous rendre plus résistants, à accroître la durée de notre vie. Hydén expose cependant déjà le principe d’interventions agissant sur la pensée : par exemple, dit-il, on voit à peu près ce qu’il faudrait faire pour rendre au cerveau affaibli du vieillard la vigueur de la jeunesse, ou pour donner à tous les enfants des super-intelligences. J’ai également cité dans une autre chronique la proposition d’un savant américain demandant que les gouvernements mettent à l’étude des programmes de recherche visant à modifier l’homme pour le rendre plus sociable et pour lui ôter ses instincts d’agressivité.
Un avenir impensable
C’est pour moi un mystère que tous ces projets (dont rien ne peut arrêter la réalisation plus ou moins proche, puisque le développement de la science a échappé au contrôle de l’homme) ne suscitent aucune réflexion et que l’on continue de s’interroger gravement sur l’avenir de la société, de la civilisation, etc., alors que tout indique que bientôt c’est l’homme lui-même qui aura cessé d’exister, transformé en autre chose par l’action de ses propres mains.
Mais je me trompe. Il n’y a là aucun mystère. Si personne ne pense à cet avenir si proche, c’est qu’il est impensable. Nous pouvons facilement imaginer la disparition de l’homme, son extermination, son effacement. Mais qu’il soit remplacé, que nos arrière-petits-enfants ne soient plus des hommes et que, s’il en subsiste encore dans un siècle ou deux, les hommes soient parqués dans des réserves où d’autres êtres iront les regarder avec curiosité, cela, c’est de la science-fiction. Nous sommes comme le maladroit qui, dégringolant d’un gratte-ciel et constatant que jusque-là tout va bien, pense : « Pourvu que ça dure ! »
Aimé MICHEL
(a) H. Hydén : « Contribution au Plan de l’Europe 2000 » (Fondation européenne de la culture, 33, rue Jean-Goujon, Paris, VIIIe).
Les notes (1) et (2) sont de Jean-Pierre ROSPARS
(*) Chronique n° 91 parue initialement dans France Catholique – N° 1326 – 12 mai 1972.
- Sur le neurobiologiste suédois Holger Hydèn (-2000), pionnier de l’étude biochimique de la mémoire, voir la chronique n° 14, Matière et mémoire 1971, publiée ici le 3 septembre 2009.
- Aimé Michel présente ici, avec trente ans d’avance, les idées soutenues aujourd’hui par les transhumanistes sur le caractère inéluctable des développements techniques et scientifiques et l’une de ses conséquences majeures, la transformation de l’homme par lui-même. S’appuyant sur la progression exponentielle de la technologie, bien illustrée par la loi de Moore en informatique, et reprenant et dépassant les idées de A. C. Clarke, I. J. Good, H. Moravec et M. Minsky, le gourou des transhumanistes, Ray Kurzweil, et ses amis annoncent pour un futur proche ce qu’ils appellent la singularité.
A cette date proche (2040 selon Kurzweil) les courbes du progrès technologique se redresseront à la verticale et l’ordinateur atteindra et dépassera le niveau de l’intelligence humaine, si bien que l’homme actuel ne pourra plus les comprendre et sera définitivement dépassé. L’essayiste new-yorkais Bruce Benderson en donne la description suivante : « À l’avenir, la frontière entre notre technologie et nos corps s’effacera. Que la technologie nous dévore ou que nous dévorions la technologie revient au même : nous sommes en train de devenir des machines, alors même que les machines sont en train de devenir nous-mêmes. Cette transformation profonde effacera les dernières lignes de démarcation entre la technologie et le corps, entre l’intelligence artificielle et l’esprit humain. Ce sera l’âge du “nano” : la technologie disparaîtra complètement parce qu’elle existera dans nos corps et non plus sur eux ; elle aura atteint l’intérieur de nos cellules, et jusqu’aux molécules qui les composent. En conséquence, au fur et à mesure que notre avenir deviendra de plus en plus technologique, comprendre et contrôler cette technologie deviendra de plus en plus impossible. À partir du moment où nous pourrons créer des machines qui pensent plus vite que nous, qui ont accès à davantage de données que nos cerveaux et qui peuvent traiter ces données en moins d’une seconde, qu’adviendra-t-il de notre destin ? » (Transhumain, Payot et Rivages, Paris, 2010).
Une superintelligence artificielle est en train de naître dont les posthumains seront autant d’éléments interconnectés. Ce sera la fin de notre espèce telle qu’elle existe actuellement. On aurait tort de prendre ces idées à la légère : les livres de Kurzweil (L’ère des machines intelligentes, 1992 ; L’ère des machines spirituelles, 2000 ; La singularité est proche : Quand les humains transcendent la biologie, 2005 ; dont aucun n’a été traduit en français) ont été des best-sellers aux États-Unis, les laboratoires d’informatique américains les promeuvent et les cercles du pouvoir eux-mêmes sont influencés. Selon Jaron Lanier, un des critiques de Kurzweil, « Un culte bizarre a envahi le monde de la technologie et altère notre culture en général » (cité par Benderson, voir « A Q & A with Author Jaron Lanier » sur amazon.com).
On aura reconnu dans cette thèse de la singularité bon nombre des idées présentées par Aimé Michel au fil de ses chroniques (voir par exemple la n° 50, La troublante loi de Good, parue ici le 6.12.2010). Kurzweil et Michel s’accordent sur l’inéluctabilité des changements en cours, car ils échappent en grande partie à la volonté humaine, et sur la possibilité d’une intelligence algorithmique. Cependant, en dépit des apparences elles se distinguent fondamentalement sur au moins deux points.
Le premier, et le plus important, est que les singularistes sont des matérialistes purs et durs qui nient chaque fois que possible l’existence de la subjectivité, alors que pour Aimé Michel la conscience est une réalité irréductible et l’élément essentiel de la nature humaine.
En second lieu, les singularistes développent leurs vues en un véritable système présenté comme une loi rigide de l’histoire (et de l’évolution qu’elle prolonge), ce qui n’est pas sans évoquer le marxisme. Aimé Michel au contraire s’est toujours méfié des systèmes et s’est bien gardé d’en élaborer un. Il a toujours pris fort au sérieux ces vues futuristes, les a délibérément formulées sous une forme un peu inquiétante propre à susciter la réflexion de ses lecteurs et à secouer l’illusion commune d’un monde statique, mais les a placées dans un cadre radicalement non matérialiste. Car d’autres facteurs sont à l’œuvre qui changent radicalement la signification de l’aventure en cours et écartent tout simplisme. Une citation de Chesterton, placée en exergue d’un numéro de la revue Planète que je ne retrouve pas, résume bien les choses (je cite de mémoire) : « Les froides machines sont en marche mais nos âmes dirent dans l’ombre : peut-être mais il y a autre chose ». C’est cette conjonction d’idées antagonistes qui rend la pensée d’Aimé Michel si originale encore aujourd’hui.