Dans un précédent article, je notais le ridicule toujours renouvelé de ceux qui annoncent périodiquement l’achèvement de la science (a)1. Il s’agit d’une authentique maladie mentale propre aux vieux savants. Pas à tous, bien sûr. Mais à beaucoup. C’est une maladie très spécifique : hors la manie de croire que la science s’est arrêtée le jour où lui-même est devenu incapable de trouver du nouveau, le savant, qui en souffre, garde sa lucidité, son esprit critique, sa compétence. Mais sur ce point particulier, un voile obscurcit irrémédiablement son esprit. C’est le signe qu’il doit être sur-le-champ mis à la retraite et qu’aucune responsabilité ne peut plus lui être confiée.
Qu’on me permette de rapporter une anecdote sans citer de nom (c’est un nom illustre). Voilà peu de temps, j’ai eu affaire à un savant éminent, auteur de découvertes fondamentales dans sa partie, chargé de très hautes responsabilités, plus que septuagénaire, mais d’une verdeur d’esprit indiscutable.
– Je vois (lui dis-je, alors qu’il me faisait visiter son centre de recherche) que vous avez multiplié les laboratoires en telle et telle spécialité. Mais pour la vôtre, celle où vous vous êtes illustré, il n’y a pratiquement rien. Pourquoi ? Les meilleurs jeunes chercheurs du monde seraient accourus pour être vos élèves.
« Jusqu’au bout il y a vingt ans »
Voici sa réponse textuelle :
– Voyez-vous, dans cette partie, je suis allé jusqu’au bout il y a vingt ans. Depuis, il n’y a plus rien à trouver.
Je connais bien cet homme éminent2. Je peux témoigner que ce qu’exprime son propos, ce n’est pas un naïf orgueil. Pas du tout. Ce qu’il exprime, c’est une cécité absolument irrémédiable, comme en vieillesse. Tout ce qui s’est fait depuis vingt ans est pour lui nul et non avenu. Ce n’est pas important. Ce sont de futiles détails, d’ailleurs très incertains et discutables.
Si la chose était psychologiquement possible, il faudrait faire passer des tests aux savants qui détiennent une autorité sur la recherche et sur leurs collègues. Non pas pour tester leur intelligence ! D’abord parce qu’on peut être un très grand esprit et n’obtenir que des résultats lamentables aux tests d’intelligence (cela s’est vu), ensuite parce que l’intelligence ne baisse pas avec l’âge. Mais pour savoir ce qu’ils pensent secrètement de l’avenir de la recherche dont on les charge.
Naturellement, ma suggestion n’est qu’une boutade irréaliste. Le vrai savant est un homme qui passe sa vie à exercer son sens critique ; il percerait à jour les tests les mieux camouflés. N’empêche, si j’étais le ministre qui signe les nominations, c’est la question que je me poserais toujours au moment de tirer mon stylo.
Cela me rappelle une discussion rapportée par Soljénitsyne dans son roman Premier Cercle. On sait que, dans ce roman, Soljénitsyne décrit une prison-laboratoire de Staline, prison réelle où lui-même vécut et où la densité d’intelligence et de génie au mètre carré atteignait certainement des records. Donc, dans ce roman, un savant émet l’idée qu’il n’y a de progrès qu’en science, que c’est même une définition possible de la science : la science, c’est ce qui fait des progrès ; au lieu qu’en art, quel progrès peut-on imaginer à Anna Karénine ?3
Dans son dernier livre paru en France (b), Arthur Koestler examine ce problème avec une rare profondeur, Il y développe l’idée, à première vue paradoxale, que l’histoire des sciences ressemble beaucoup plus qu’on ne le croit à celle de l’art. Sans doute la science cumule-t-elle davantage ses acquisitions, mais il n’en reste pas moins que ses progrès se réalisent aussi par « écoles », comme l’ont fait en peinture les impressionnistes, les symbolistes, etc. Ou, si l’on préfère, par bonds, explosions, stagnations, révoltes, retours en arrière.4
Que cherche Bryan Josephson…
En ce moment, par exemple, les physiciens sont fascinés par la répudiation préalable du matérialisme, une répudiation, s’entend, tout à fait radicale, qui ne s’arrête pas à l’abandon du simple matérialisme « mécaniste » du XIXe siècle, mais envisagerait une sorte de psychisme élémentaire dans la matière, ou ci-devant matière. Un des plus jeunes prix Nobel de Physique, l’Anglais Josephson, ne se lasse pas d’observer les prouesses d’hommes phénomènes comme Uri Geller, le fameux tordeur de clés, illusionniste pour les uns, thaumaturge pour les autres, ou comme Matthew Manning, encore inconnu du public français, mais plus fort, parait-il, que Uri Geller. Que cherche Bryan Josephson en consacrant une part de son temps à ces hommes discutés et à leurs tours de force auxquels on ne comprend rien, qu’aucune théorie connue ne peut rattacher au corps actuel de la science, s’ils sont authentiques. Il est certain que cette curiosité n’est absolument pas « scientifique » au sens où l’entendent des théoriciens des sciences comme Polanyi, car lorsque aucune théorie imaginable ne guide l’observation, l’observation ne peut rien apprendre. Alors ?
Alors, dans l’attitude des physiciens de plus en plus nombreux qui veulent voir de leurs yeux des phénomènes incompréhensibles comme les clés tordues à distance, les objets transportés sans contact,, etc., il faut reconnaître les premiers signes d’une révolte globale des jeunes physiciens contre certains fondements de la physique. On dira : « Bah ! que la physique change ses fondements, quelle importance pour le commun des mortels ? De toute façon, le commun des mortels ne comprend rien à la physique ! »5
L’importance, ô sceptique lecteur, est tout simplement fantastique. Le matérialisme moderne s’est imposé à partir du matérialisme de la physique du XIXe siècle, interprété par les philosophes et transmis par les philosophes aux idéologues.6
Le fait que Josephson regarde avec passion Matthew Manning tordre de gros objets d’acier sans y toucher ne prouve pas du tout que Manning n’est pas un charlatan. Il prouve quelque chose de bien plus important : que des physiciens comme Josephson sont prêts à admettre l’action de l’esprit sur la matière. C’est un monde intellectuel nouveau qui est en train de naître. C’est une de ces révolutions dont parle Koestler qui se prépare.7
Aimé MICHEL
(a) France catholique, 24 octobre 1975, page 12.
(b) Arthur Koestler : Face au néant. Je recommande chaudement ce livre passionnant, facile à lire et qui va au fond de plusieurs des problèmes actuels de la science (Calmann-Levy, 1975)
(*) Chronique n° 249 parue initialement dans France Catholique-Ecclesia – N° 1508 – 7 novembre 1975.
Les notes (1) à (7) sont de Jean-Pierre ROSPARS
- Il s’agit de la chronique n° 222, La science est-elle achevée ?, qu’on trouvera dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008, pp. 483 et suivantes). Dans cet article Aimé Michel commente le propos du généticien Frank Macfarlane Burnet, prix Nobel de médecine en 1960, qui écrit dans son livre La Génétique, rêves et réalités (Flammarion, Paris, 1975) : « Dans toutes les sciences majeures, le tableau général a été dressé de façon compétente et, dans les grandes lignes, de façon complète vers 1970. » Autrement dit la science, selon ce généticien, serait achevée en gros depuis 1970 ! Comment en vient-on à penser ainsi ? s’interroge Aimé Michel : « En perdant peu à peu toute capacité de voir ce qui n’entre pas dans le cadre de ce qu’on sait, perpétuelle erreur, éternellement répétée par les oracles respectables mais vieillis de la science ! ».
- Cet « homme éminent » est, je pense, Louis Néel (1904-2000) qui partagea le prix Nobel de physique avec le Suédois Hannes Alfvén en 1970 pour sa contribution à l’étude du magnétisme. Aimé Michel a rapporté l’entretien qu’il eut avec lui dans son laboratoire à Grenoble dans la chronique n° 199, L’homme n’existerait pas. Parue sans F.C.-E. le 16 août 1974, on la trouvera également dans La clarté (op. cit., pp. 91 et sq.).
- Voici un extrait de cette discussion : « − Le progrès ! Qui veut le progrès ? Voilà précisément ce que j’aime dans l’art : le fait qu’il ne puisse pas y avoir de progrès. Par exemple, au XVIIe siècle, il y a eu Rembrandt, et personne ne peindra jamais mieux que lui, tandis que la technologie du XVIIe siècle nous apparaît aujourd’hui terriblement grossière (…). Mais a-t-on fait des progrès depuis Anna Karénine, qui a été écrit à la même époque ? » (A. Soljénitsyne, Le premier cercle, Robert Laffont, Paris, 1968).
- Face au néant (1975, traduit par A. Delahaye, titre original : Le talon d’Achille, paru la même année à Londres) est un recueil de 18 essais prononcés ou publiés par Arthur Koestler entre 1968 et 1973, regroupés par thèmes en quatre parties. Dans la préface, l’auteur résume ainsi les quatre thèmes : « La première partie a pour leitmotiv la situation critique où se trouve l’homme actuellement ; les comptes rendus de lectures [de la seconde partie] possèdent également une certaine cohérence thématique et se rapportent à la même idée ; la [troisième] section intitulée “Rien d’autre que…”, attaque sous différents angles la philosophie matérialiste qui prédomine aujourd’hui ; et même l’article sur les champions d’échecs et les ordinateurs pour jeux d’échecs [dans la 4e partie intitulée « Excursions et pèlerinage »] se trouve directement en rapport avec le problème de l’Esprit et de la Machine. Le dernier essai analyse certains aspects désastreux de la vie et de la philosophie de Gandhi – qui sont en grande partie inconnus du public – et a pour but de rétablir l’équilibre en mettant l’accent sur le danger qu’il y a à prendre des raccourcis pour passer du matérialisme occidental au mysticisme oriental. »
Le thème du progrès dans les sciences et dans les arts, retenu ici par Aimé Michel, est traité dans le texte « La littérature et la loi du rendement non proportionnel » (pp. 93-111) qui ouvre la troisième partie. Koestler y défend l’idée que le progrès, en science comme en art, « n’est ni régulier ni absolu, mais c’est un progrès dans un sens limité, durant des périodes limitées, et dans des directions limitées ; il ne suit pas une courbe régulière, mais avance en zigzaguant, par à-coups, suivant une ligne en dent de scie. Et pourtant je crois qu’il est possible de déceler un rythme ou une structure qui revient périodiquement, aussi bien dans l’évolution de la science que dans celle de l’art. (…) En règle générale, le cycle de vie commence par une révolte passionnée contre l’école qui dominait précédemment, le rejet de celle-ci, et un bond en avant vers de nouvelles frontières. Dans la seconde phase du cycle, on passe par un climat d’optimisme et d’euphorie, en marchant dans les pas des géants conquérants. Les disciples pénètrent dans les territoires nouvellement défrichés pour les explorer et exploiter leurs riches potentialités. Nous avons ici la phase par excellence du progrès cumulatif (…) ; c’est le moment où l’on consolide les intuitions nouvelles, où l’on élabore et perfectionne de nouveaux styles et des techniques récentes. La troisième phase apporte la saturation, suivie par la frustration et le déclin. La quatrième phase est le temps des expériences désespérées et de l’anarchie, qui prépare la révolution suivante, inaugurant un nouveau départ dans une autre direction, et ainsi le cycle recommence. » Cette structure à cinq phases (révolution, consolidation, saturation, crise et nouveau départ) a une valeur très générale : elle aide à comprendre non seulement l’évolution des sciences, des arts et des techniques mais l’évolution biologique elle-même.
- Le physicien François Lurçat exprime la même idée en ces termes : « [I]l faut reconnaître que (presque) personne ne comprend (presque) rien à la physique ! Peu importe que la plupart des gens instruits soient incapables de décrire une expérience simple ou de faire un calcul élémentaire ; ce qui est plus inquiétant est qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit en physique. Quand il s’agit d’histoire, on peut avoir oublié toute la chronologie, on sait quand même souvent, en gros, ce que veulent dire les mots “esclave”, “roi”, guerre”, “Antiquité”, “Moyen-Âge”, “Renaissance”, etc. Mais qui sait ce que veulent dire, en gros, “accélération”, “masse”, “champ”, “turbulence”, “atome”, “noyau” etc. ? (…) C’est dommage pour vous, les physiciens, dira sans doute un lecteur sincère. Vous êtes comme les tyrans : personne ne vous aime. A franchement parler, votre discipline nous ennuie. Obligés d’en apprendre au lycée quelques rudiments, nous nous sommes empressés de les oublier. Votre science fastidieuse n’est pas comprise, votre amour-propre en est blessé : est-ce si grave ? » (La science suicidaire. Athènes sans Jérusalem, François-Xavier de Guibert, Paris, 1999, p. 39).
Un autre exemple de ce désamour est le reproche plusieurs fois répétés qu’on m’a fait d’avoir mis les textes d’Aimé Michel relatifs à la physique en tête du recueil de ses chroniques extraites de France Catholique (La clarté au cœur du labyrinthe, op. cit.) au lieu de les avoir prudemment reléguées à la fin.
- François Lurçat le confirme en d’autres termes : « Ce qui est reçu n’est pas homogène à ce qui est proposé au public. Pour continuer à simplifier brutalement : nous (les professeurs, les vulgarisateurs) diffusons ou croyons diffuser des notions scientifiques, et le public reçoit de la métaphysique (jadis et naguère) ou de l’idéologie (aujourd’hui). » (op. cit., p. 39).
- Cette prévision ne s’est pas (encore) réalisée. Après un regain de popularité dans les milieux scientifiques, surtout américains, au cours des années 70, les travaux de parapsychologie ont toujours autant de peine à se faire reconnaître.