LA BOUSCULADE AMÉRICAINE (*) - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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LA BOUSCULADE AMÉRICAINE (*)

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SAMEDI 24 MAI : les étudiants de Saigon défilent dans la ville en « exigeant que l’on mette fin aux influences culturelles impérialistes ». « C’est le commencement de la révolution du Sud-Vietnam », dit un journaliste rentré à Paris tout juste après1.

MERCREDI 28 MAI : l’État d’Alaska (l’un des États-Unis) libéralise complètement la consommation de la marihuana2. Les attendus de la décision officielle disent que la nocivité de la drogue n’a jamais été démontrée, qu’elle est de toute façon plus inoffensive que le tabac (ce qui est médicalement certain – la marihuana n’empoisonne que l’âme ; drogue inoffensive et faible, elle donne le goût de la drogue, faible ou pas ; si bien qu’après un certain nombre d’années le fumeur de l’inoffensive marihuana se retrouve cocaïnomane, suicidé, fou ; la presque totalité des grands drogués actuels, ceux pour qui il n’y a plus d’espoir, disent avoir commencé avec la marihuana).

En ce printemps 1975, tout invite à réexaminer le maître mot de notre époque, le mot « révolution ». Qu’est-ce qu’une révolution ? Un bouleversement des mœurs, le remplacement d’une civilisation par une autre ?

Alors la source révolutionnaire de ce temps, c’est l’Amérique, où sont nés (du moins dans l’acceptation historique que l’on sait) les mots « permissif », « permissivité ». L’idée profonde véhiculée par ces mots, c’est que tout ce qui ne coûte rien à la collectivité ne doit pas faire objet de loi.

Certes, apparemment, on n’en est pas encore là, puisque la morphine, l’opium, etc., sont interdits. Mais interdits pourquoi ? Parce que cela coûte cher en frais d’hôpital. Si le cocaïnomane américain savait perdre son âme sans qu’il en coûte un cent à personne, on le laisserait en paix. Dans les petites annonces des journaux américains locaux on peut trouver, expliqué dans le détail, tout ce que l’Europe réserve aux graffiti de ses vespasiennes de quartier, suivi de l’âge, des goûts particuliers et de l’adresse du client. Il s’agit parfois de clubs : le club d’Onan, le club de Masoch, etc. Et alors ? pense là-bas le lecteur moyen. Ces gens-là sont inoffensifs ! Ici chacun est libre !

L’Europe traditionnelle n’était pas « permissive ». Elle avait, ignorant le mot, l’idée en horreur3. Revenons au mot « révolution » : où, dans quelle partie du monde cette horreur a-t-elle pleinement survécu ? Dans les pays communistes et conçus par des théoriciens du XIXe siècle, et là seulement. En ce qui concerne la morale traditionnelle, les grands pays conservateurs sont l’URSS et la Chine !

Je connais personnellement en Californie un homme de grand talent, ancien musicien de l’Orchestre philharmonique de San Francisco, qui a fondé une « Eglise » sur le principe très simple que « le bien c’est le mal, et le mal c’est le bien ». Il se présente comme le vicaire de Satan, préside à force cérémonies « diaboliques » et prélève sur ses fidèles (plus de 15 000) une dîme qui lui assure d’énormes revenus. En Amérique on protège les religions : il ne paie donc aucun impôt4.

Qui peut douter qu’en URSS ce vicaire de Satan devrait trouver quelque chose de plus sérieux pour gagner sa vie ?

La permissivité offense, dans l’Européen traditionnel, quelque chose de très profond, d’essentiel. Ce n’est pas une société permissive qui a enfanté Pascal, Swift, J.S. Bach, Shakespeare, Leibnitz, ni même Voltaire et Rabelais ces travailleurs acharnés.

Montesquieu disait que la gravité est le sérieux des imbéciles. Mais il ne mettait pas en cause le sérieux du sérieux ! Comment un Européen peut-il prendre l’Amérique au sérieux ? Et cependant l’Amérique tient le monde dans sa main ! Voilà qui est incompréhensible ! Voilà qui devrait nous avertir qu’il y a dans l’Amérique quelque chose que nous ne voyons pas. Que ce que l’Amérique se plaît à montrer d’elle-même, y compris dans sa presse, ses films, ses œuvres, ses innombrables programmes télévisés, et naturellement ses discours politiques, et parfois (souvent!) ses actes politiques, c’est une espèce de rêve éveillé, d’hallucination entretenue.

Je serai tenté de définir la société américaine comme une anarchie spontanément organisée et en perpétuelle évolution. Par je ne sais quel mécanisme dont il faudrait chercher l’origine dans l’histoire, il se trouve que deux cents millions d’individus faisant en apparence n’importe quoi forment un corps social jusqu’ici indestructible et qui tire d’eux un rendement sans pareil.

Car le secret de l’Amérique, c’est son rendement humain. Qui que vous soyez, quoi que vous fassiez, quand vous entrez dans la carrière, n’importe laquelle, soyez assuré qu’en un temps record vous arriverez à votre limite. C’est ce qu’ils appellent le « succès », mot clé. Le système où vous baignez vous entraîne irrésistiblement jusqu’à ce point qu’un de leurs humoristes a appelé votre « niveau d’incompétence ».

Et ceci est vrai en tout : travail, art, science, vice, et s’il le faut, vertu. La société américaine réalise par le seul jeu de ses lois naturelles ce qu’ailleurs on attend de la contrainte. Elle vous presse comme un citron.

New York est le modèle, au sens scientifique, de cet incroyable système. La ville énorme insinue pour vous sucer ses tentacules jusqu’au fond de votre âme. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, elle n’est pas inhumaine. Elle est trop humaine. Vous pouvez, si vous voulez, y trouver une place tranquille où vous jouerez aux échecs tout le jour avec des inconnus, en pleine rue. Ou avec d’autres inconnus et toujours dans la rue, apporter votre violon, faire un orchestre. Vous pouvez, avec à peine un rendez-vous, rencontrer des personnages partout ailleurs retranchés derrière d’impénétrables hiérarchies. Vous pouvez aussi y disparaître sans laisser de traces.

Tirer de l’homme tout ce qu’il contient en le laissant faire ce qu’il veut, n’est-ce pas dangereux ? Nous autres Européens abreuvés d’histoire croyons que si. Tout peut sortir de l’homme, et le pire (que nous avons bu jusqu’à la lie) nous effraie. Les Américains, eux, croient qu’il faut toujours courir le danger. C’est ce qu’ils appellent l’esprit de la frontière, l’esprit pionnier. Et la bousculade américaine traverse l’histoire, digérant mêmement ses échecs et ses succès, se nourrissant de tout ce qui change.

Je ne sais si nous allons vers une crise. Mais je prédis, si elle vient et si elle est assez grave, qu’elle profitera à l’Amérique deux ou trois ans plus tard, qu’elle se traduira par l’apparition de créations inattendues et révolutionnaires, comme lors de la dernière guerre, l’atome et l’informatique5.

Malheureusement les « booms » américains font des éclats et tout le monde n’est pas né pour la bousculade.

Aimé MICHEL

(*) Chronique n° 208 parue initialement dans France Catholique-Ecclesia – N° 1488 – 20 juin 1975.

Notes de Jean-Pierre ROSPARS

  1. Cette chronique a été écrite quelques semaines après la chute de Saigon le 30 avril 1975. L’entrée dans la ville des troupes communistes du Nord-Vietnam et du Viêt-cong fait suite au départ précipité des Américains et de 70 000 Vietnamiens la semaine précédente. L’image des nuées d’hélicoptères sud-vietnamiens tentant de rejoindre les porte-avions américains au large, tandis que pour dégager le pont on pousse à la mer ceux qui viennent de décharger leurs passagers, est restée dans toutes les mémoires. Ainsi prend fin la guerre entre les deux Vietnam qui sévissait depuis 1959 et faisait suite à la première guerre d’Indochine (1946-1954) menée par Hô Chi Minh contre la France.

    Pendant quelques mois, situation inédite depuis plusieurs décennies, il n’y a plus de confits armés sur la planète. Mais cette « paix » n’est qu’apparente. De 1975 à 1982, 65 000 Sud-Vietnamiens sont exécutés, un million envoyés en camps de rééducation tandis qu’un million d’autres fuient le pays (opposants politiques, catholiques et Chinois d’origine). Puis, aux conflits Est-Ouest antérieurs, succèdent d’autres formes de conflits : guerres civiles au Liban et en Angola, intervention du Vietnam au Cambodge et au Laos en 1978 qui entraîne la chute des Khmers rouges en janvier 1979, intervention de l’URSS en Afghanistan, attaque de l’Iran par l’Irak…

  2. Le dossier de la marijuana est compliqué et confus. Résumons-le à grands traits. Le principe actif de la marijuana (ou haschich, kif, chanvre indien, cannabis, du nom de la plante Cannabis sativa var. indica) est le tétrahydrocannabinol (THC). Le THC agit en se liant à des récepteurs présents à la surface des neurones (récepteurs CB1) de différentes zones du cerveau (système limbique, cortex, hippocampe…) et des cellules immunitaires (récepteurs CB2). Il provoque des effets d’ivresse et de déformation des perceptions qui ont été bien décrits par Baudelaire dans les Paradis artificiels (1860) : « Toute joie, tout bien être étant surabondant, toute douleur, toute angoisse est immensément profonde (…) Le haschish est impropre à l’action (…) votre volonté en sera amoindrie (…) Vous riez de votre niaiserie et de votre folie (…) ». Il en résulte aussi des troubles de la mémoire à court terme et une difficulté à accomplir des tâches multiples simultanées (d’où un risque accru d’accident de la route : le conducteur roule droit mais sa perception de la réalité est erronée). Le THC stocké dans l’organisme peut produire des effets différés ; par exemple, une expérience américaine montre que 24 heures après avoir fumé un joint des pilotes commettent des erreurs grossières en simulateur de vol mais sans avoir pris conscience de la diminution de leurs performances. Il faut aussi tenir compte de son association fréquente avec l’alcool ou les métamphétamines (ecstasy) dont il calme les effets excitants. Un rapport de l’INSERM conclut que la dangerosité d’une consommation régulière de THC est égale ou supérieure à celle d’alcool et de tabac.

    Plusieurs équipes ont étudié les liens entre consommation de cannabis et schizophrénie. La schizophrénie est une psychose grave (repli sur soi, comportements bizarres, délires de persécution, dépression, crises d’angoisse), surtout si elle survient à l’adolescence, qui atteint 1% de la population mondiale. Ces études, largement reprises dans les médias, ont montré que la consommation de cannabis aggravait le cours naturel d’une schizophrénie installée et, lors d’une consommation répétée à l’adolescence, accroissait le risque de devenir schizophrène, le risque étant plus élevé lorsque la consommation débute à 15 ans que lorsqu’elle débute à 18 ans. Selon une des études, 10% des jeunes ayant consommé du cannabis entre 12 et 15 ans sont schizophrènes à 18 ans. Toutefois, il est possible que le cannabis ne fasse qu’accélérer le déclenchement d’une maladie qui serait de toute façon apparue pour d’autres raisons. Il est également possible que les schizophrènes en puissance soient davantage tentés par la consommation de cannabis (auto-médication). Ce serait cohérent avec le fait qu’on n’a pas observé d’augmentation du nombre de schizophrènes dans la population alors que la consommation de cannabis a cru de manière exponentielle.

    La possession, la vente, le transport et la culture du cannabis sont réglementés dans la plupart des pays du monde mais les lois varient d’un pays à l’autre. C’est la drogue illicite la plus consommée en France et dans le monde, principalement par les jeunes. Drogue récréative pour les uns, elle est un problème de santé publique pour d’autres. En règle générale les professionnels de santé s’inquiètent de la banalisation de sa consommation. Celle-ci prend parfois des formes idéologiques. Ainsi, en juin 2002, l’Association suisse des amis du chanvre a porté plainte contre la Télévision suisse romande pour avoir diffusé une émission sur les dangers de la conduite automobile sous l’effet du cannabis pour atteinte diffamatoire !

  3. La société traditionnelle n’est pas permissive. Elle ne l’est pas parce qu’elle ne peut pas l’être sous peine de disparaître. « Le devoir moral le plus viscéral du chef de famille est de maintenir les tuiles sur la maison. Tout autre devoir est subordonné à celui-là ; j’appellerais volontiers “morale de la misère” cette morale traditionnelle, dominée par la rareté des nourritures terrestres, par le rationnement, et dont le problème premier est de maintenir l’état de vie. (…) Dans de telles conditions économiques, la propriété est l’élément fondamental de la morale des familles. Il faut avant tout la défendre, l’augmenter, la consolider, la transmettre. Mais bien entendu pour cela il faut être dur (…) car il n’y a pas de place pour tout le monde et ceux qui n’ont pas de place mourront. A partir de là, on comprend beaucoup de choses (…) qui paraissent aujourd’hui ridicules, aberrantes, affreuses et même, ce qui est pis, incroyables, inimaginables : par exemple qu’il n’était pas question de demander aux filles quel garçon leur plaisait au point de vue sexuel ou au point de vue intellectuel. Les mariages se faisaient en fonction du patrimoine, filles et garçons l’acceptaient sans problème ; ils savaient bien de quoi il s’agissait… » (Jean Fourastié, Essais de morale prospective, Gonthier, Paris, 1966, pp. 22-23).
  4. Ce vicaire de Satan s’appelait, ou plutôt se faisait appeler, Anton Szandor LaVey (1930-1997). Né à Chicago, élevé à San Francisco, il quitta l’université pour travailler dans un cirque, puis dans des bars avant de devenir célèbre à San Francisco en tant qu’organiste et chercheur sur le paranormal. Il fonda son Église de Satan le 30 avril 1966 pendant la Nuit de Walpurgis. La même année il écrivit la Bible satanique puis les Rituels sataniques en 1972 qui exposaient les thèses de son église (ces deux livres ont été publiés en français en 2006 et en 2007). En fait LaVey ne croit ni à dieu ni à diable : il tient Satan pour un mythe littéraire et rejette le surnaturel et le mysticisme. Puisant son inspiration chez Darwin, Jung, Reich, Nietzsche et d’autres auteurs moins connus, il prône un certain élitisme, rejette l’égalitarisme démocratique et incite chaque homme à cultiver son égo, à être son propre dieu.

    Aimé Michel, guidé par son ami Jacques Vallée, rencontra Anton LaVey en mai 1972 à son domicile californien, « une maison noire aux volets clos en permanence ». « Anton nous assura modestement, comme un bon pasteur, qu’il croyait sincèrement en sa religion, même si la confiance qu’il faisait à ses disciplines n’allait pas plus loin que la distance à laquelle il aurait pu jeter son massif orgue Wurlitzer » (p. 53). La remarque est digne des échanges entre le démon Screwtape et son neveu Wormwood dans Tactique du diable de C.S. Lewis ! Jacques Vallée donne un récit de cette visite et un portrait haut en couleur d’Anton LaVey dans le second tome de son journal Science interdite (Forbidden Science. Volume Two : Journals 1970-1979. The Belmont Years, Documatica Research, San Francisco, 2008; traduction française à paraître aux éditions Aldane, Cointrin).

    On a beaucoup parlé récemment des sectes satanistes en France à la suite de profanation d’églises (au demeurant contraires aux règles édictées par LaVey). Selon la Miviludes il y aurait eu 25 000 adeptes du satanisme en France en 2008, dont 80% âgés de moins de 21 ans, mais selon un chercheur du CNRS il n’y aurait qu’une centaine de satanistes avérés (pour les références voir la fin de l’article « Satanisme LaVeyen » de Wikipédia).

  5. Nous n’avons pas cessé d’être en « crise » depuis lors ; elle est toujours là aujourd’hui et ne donne aucun signe d’essoufflement, au contraire. Aimé Michel a posé son diagnostic alors que Bill Gates et Steve Jobs travaillaient encore dans leurs garages. Il n’est pas certain que la crise actuelle l’aurait fait changer d’avis sur la toujours renouvelée « bousculade américaine »…