Je prédirai sans risque qu’il y aura des réactions au titre de cet article. « Quel avenir?» Il y a, après tout, bien des éléments démodés dans les œuvres de saint Thomas d’Aquin. Le problème essentiel se trouve dans sa dépendance à la science aristotélicienne, qui implique un univers géocentrique, composé de « matière primitive » plutôt que d’atomes, inséré pour toujours dans des sphères concentriques animées par des entités diverses (philosophiquement équivalentes à des anges), la vie apparaissant par génération spontanée.
Aucune compréhension de l’évolution, ni de la gravitation. En biologie, les êtres femelles sont issus d’une gestation incomplète, et ont, psychologiquement, des lacunes en matière de raisonnement. Les maladies ont pour causes la chaleur, le froid, l’humidité et la sècheresse. Et ainsi de suite.
Tenter de défendre un tel système de nos jours serait mettre du vin nouveau dans une vieille outre, pour reprendre une métaphore biblique. Mais l’Église, avec bien de la constance, a soutenu le Thomisme.
Dans les années 1950, alors que j’étais en première année de licence de philo à l’Université Loyola à Los Angeles, une approche thomiste était prédominante dans un cursus scolastique — logique, cosmologie, métaphysique, épistémologie, éthique générale et spécialisée. Mais on nous proposait aussi d’étudier Kant, Hegel et autres philosophes modernes.
Pendant mes études supérieures à l’Université de Californie-Los Angeles (UCLA) le président du département [philo] me mit en garde contre les difficultés que j’éprouverais en raison de mes antécédents thomistes. Au deuxième semestre, je m’inscrivis à un cours qu’il professait, et terminai avec la note « C » [médiocre, selon la notation USA]. Il me convoqua et me dit que j’aurais sans doute à passer un rattrapage. À quoi je répondis que ma moyenne était de loin supérieure à « C ». Sa réaction: « Oh ! C’est donc moi le seul salaud ?» Il n’avait pas pris la peine de consulter mes notes d’autres cours, pensant qu’elles seraient du même calibre que la sienne.
Le département « philo » de l’Université de St.-Louis [Missouri], où je travaillais pour mon diplôme de « Master of Arts » était aussi notoirement thomiste, avec des érudits tels que Halloway, Burke et Collins. Ma thèse portait sur la fascinante métaphysique de l’angélologie thomiste, et j’en publiai plus tard un livre.
Puis je préparai mon doctorat à Duquesne [Pittsburgh, Pennsylvanie] où, à la différence de la plupart des universités catholiques, on insistait sur la phénoménologie contemporaine. Mais, un peu comme sous une inspiration divine, les cursus proposés par presque toutes les Universités catholiques évoluèrent dans les années 1960.
À l’Université Marquette [Milwaukee, Wisconsin] où j’atterris comme enseignant, le côté thomiste du cursus céda la place à l’accent mis sur un nouveau genre de « tradition », l’histoire de la philosophie. Au cours de mes trente-cinq années à Marquette, dont pas mal de temps passé dans des équipes de recherche, nous voulions recruter des étudiants dotés d’un solide fond en histoire de la philosophie.
Mais nous constations au cours d’entretiens que nombre de candidats ne connaissaient que peu ou pas Aristote ou Kant et ignoraient tout de la philosophie médiévale. On a alors changé d’optique de recrutement d’étudiants. La plupart des Facultés et Universités catholiques firent de même.
En théologie on assista à une évolution analogue. Des « thomistes transcendentaux » comme Lonergan et des savants [periti, en latin dans le texte] de Vatican II comme Karl Rahner firent des tentatives pour intégrer les principes épistémologiques kantiens. S.S. Jean-Paul II appuya sa théologie sur la phénoménologie contemporaine et le personnalisme.
Alors, après des siècles de soutien officiel de l’Église au thomisme, y-compris des décrets papaux relatifs à la théologie thomiste, nous sommes interpellés par la question évidente : qu’y a-t-il de vivant, qu’y a-t-il de mort dans le thomisme? Les conflits avec la science contemporaine que je citais précédemment n’ont pas grand’chose à voir avec la plupart des travaux de Thomas d’Aquin.
Pour ma part je crois que des écrits importants de saint. Thomas sont toujours d’actualité : sa théorie de la loi naturelle, la nature de la foi, l’interdépendance de foi et raison, la preuve de l’existence de Dieu, les liens entre nature et grâce, le travail intérieur de la conversion; et en anthropologie philosophique ses analyses sur la nature de l’amour, la relation entre âme et corps, la nature de la rationalité, et la distinction entre l’homme et les animaux.
Sans oublier ses commentaires sur l’Écriture Sainte et sur les travaux d’Aristote, qui sont de magnifiques réussites d’exégèse, référence toujours utile pour les érudits.
Mais reste un aspect du Thomisme — à propos de méthodologie — que je considère comme extrêmement important et injustement méprisé.
Thomas d’Aquin vivait dans un milieu universitaire où la cause première d’agitation était intellectuelle — discussions scolastiques permanentes sur pléthore de principes philosophiques et théologiques. Par exemple : a-t-on besoin de grâce pour se préparer à recevoir une grâce ? – Peut-on se confesser par écrit plutôt qu’oralement ? – Doit-on croire au Christ même en l’absence de miracles visibles ? – Un vendeur est-il tenu de révéler à un acheteur les défauts de sa marchandise, etc.
Étudiants et professeurs assistaient à ces controverses et, tout comme actuellement les spectateurs d’une rencontre sportive, prenaient parti, et suivaient les arguments de leurs champions à la recherche de la vérité.
Cette coutume académique était bien dans l’esprit d’Aristote qui, dans ses Propos offrait une analyse dialectique des points de vue confrontés pour atteindre la vérité, et suivait religieusement cette méthode dans ses œuvres principales, débutant toujours par l’exposé des positions principales et cherchant les solutions rationnelles, en y incluant éventuellement les arguments valables de l’adversaire.
Je peux citer quelques débats de ce genre au cours de ma vie universitaire: un débat sur l’existence de Dieu à Loyola, qui avait drainé un auditoire debout, salle comble, d’étudiants d’UCLA et d’ailleurs ; et ma propre polémique dans les années 80 devant un auditoire d’étudiants sur l’avortement, après quoi j’échouai dans ma démarche pour introduire la controverse dans le cursus des étudiants en Arts libéraux.
Thomas d’Aquin a établi cette règle de dialectique dans sa « Summa » et en d’autres écrits, commençant toujours par un inventaire des objections à une thèse, puis répondant aux spécialistes, pour finir par son « Respondeo discendum quod …. » — sa réplique et finalement ses réponses aux objections spécifiques.
Une bonne méthode pour sauvegarder l’esprit du Thomisme dans les Facultés et Universités catholiques serait d’abandonner les investissements lourds dans les équipements sportifs (à l’inverse des établissements analogues en Europe), et de rétablir la pratique de la discussion sur les sujets d’actualité, de culture, d’éthique, de politique et autres, vocation première des universités.
Je ne prédis pas l’avenir, je me contente de ce qui serait fidèle et revigorant pour la riche tradition catholique de foi et raison.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/the-future-of-thomism.html
Tableau : Thomas d’Aquin – par Ardith Starotska.